Accueil > Critiques > (...) > Bidonnages et mensonges

Bruno Roger-Petit traque les « fachos » : polémiste ou faussaire ?

par Julien Salingue,

Bruno Roger-Petit, « chroniqueur politique » pour « Le Plus » du Nouvel Observateur, et intervenant régulier sur i>Télé et Europe 1, n’aime pas les « fachos ». Et il le fait régulièrement savoir dans ses chroniques. C’est ainsi que le 3 octobre 2014, au lendemain de la diffusion de l’émission « Des paroles et des actes » (DPDA) sur France 2, il a publié un billet intitulé « Juppé sur France 2 : quand Pujadas transforme DPDA en centre d’accueil pour les fachos ». Qui sont, ici, « les fachos » ? Marion Maréchal-Le Pen, du Front National, Julie Graziani, de la « Manif pour Tous » et… Sihame Assbague, du collectif « Stop le contrôle au faciès ». Que Bruno Roger-Petit considère que le FN et la Manif pour Tous appartiennent à l’extrême-droite ou à la droite extrême, et que ses représentants méritent dès lors d’être qualifiés de « fachos », pourquoi pas. Mais qu’il leur amalgame une militante associative, porte-parole d’un collectif dénonçant le racisme et les violences policières, est un tout autre problème.

« Cerveaux malades »

Dès les premières lignes de la chronique, le ton est donné : « Tu es cerveau malade ? Tu es communautariste ultra ? Tu es xénophobe confirmé ? Tu es homophobe hystérique ? Sois le bienvenu sur le service public, tu es chez toi ». Quiconque s’intéresse aux débats qui agitent le petit monde des grands médias aura reconnu l’utilisation, d’emblée, du terme « cerveau malade », popularisé par Patrick Cohen lors d’un vif échange, en mars 2013, avec Frédéric Taddeï, au cours duquel l’animateur de la matinale de France Inter accusait Taddeï de donner la parole à des individus qui devraient être, selon les critères de Patrick Cohen, privés d’antenne. Cohen évoquait alors la « responsabilité » « de ne pas propager de thèse complotiste, de ne pas donner la parole à des cerveaux malades », ce à quoi Taddeï avait répliqué : « pour moi, il n’y a pas de liste noire, il n’y a pas d’invité que je refuse d’inviter par principe parce que je ne l’aime pas ».

Comme nous l’avions souligné à l’époque, Patrick Cohen avait alors reçu le soutien d’un certain… Bruno Roger-Petit qui, dans une chronique intitulée « CSOJ. Taddeï invite une prof qui assimile les gays à des singes : acceptable ? », écrivait notamment ceci : « Disons les choses comme elles sont : la gauche traditionnelle, celle qui est l’héritière directe de 1789, la gauche socialiste et social-démocrate, la gauche socialiste et républicaine, la gauche libérale et sociale, n’est jamais la mieux représentée et incarnée chez Taddeï. En revanche, les gauches et les droites de l’extrême, les contestataires du legs de 1789, les hostiles de tous bords à une certaine idée de la démocratie et de la République, ceux-là sont toujours incarnés par des personnalités calibrées pour la télévision, efficaces et redoutables ». Nous relevions déjà l’amalgame contenu dans l’expression « gauches et droites de l’extrême » et ironisions (un peu…) sur l’inacceptable censure dont est victime, dans les médias, « la gauche socialiste et social-démocrate »

Notons que depuis cet épisode, Bruno-Roger Petit s’est fait le chantre de la lutte contre les « cerveaux malades » invités à « Ce soir ou jamais » et, partant, de la lutte contre Frédéric Taddeï lui-même. Ce dernier est ainsi régulièrement qualifié par le chroniqueur du « Plus » de « rouge brun », comme dans ce billet du 15 septembre dernier où Bruno Roger-Petit explique sobrement que : « Taddeï manipule. Taddeï truque. Taddéi ment. Taddeï ment par omission, mais il ment » [1]. Dans le billet consacré à l’émission DPDA du 3 octobre, Bruno Roger-Petit en remet d’ailleurs une couche sur Taddeï : « France 2 est devenue la maison de tolérance de toutes les intolérances. Et le DPDA de Pujadas un nouveau centre d’accueil pour les fachos, après celui, historique, de Taddeï. ».


« Une militante communautariste antiraciste »

Lors de l’émission du 3 octobre, écrit Bruno Roger-Petit, « Alain Juppé s’est vu opposé à une militante communautariste antiraciste, à la députée FN Marion Maréchal-Le Pen et à Julie Graziani, de la Manif pour tous ». On ne pourra s’empêcher de remarquer la délicatesse du chroniqueur qui n’estime pas nécessaire de nommer la « militante communautariste antiraciste », contrairement aux deux autres « fachos » qui ont droit, elles, à la mention de leur nom. Un oubli ? On en doute. Une marque (consciente ou inconsciente) de mépris ? Probablement. Ou alors, peut-être Bruno Roger-Petit a-t-il préféré ne pas rappeler le patronyme de « la militante » afin d’éviter de se tromper : en effet, dans le même billet, le chroniqueur évoque une autre « militante communautariste », à savoir Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République, qu’il a dans un premier temps, avant de corriger son erreur, rebaptisée « Hayet Boudjellal » :

[Capture d’écran réalisée sur un smartphone]



La militante qui-n’a-même-pas-droit-à-un-nom fait donc partie des « fachos ». Démonstration à l’appui ? Voyez plutôt : « On a pu ainsi voir Alain Juppé être accusé par une militante "activiste pour les droits civiques" autoproclamée d’être "un mâle blanc de soixante ans", responsable et coupable du racisme "structurel", et même "institutionnel" qui sévirait en France, "un héritier, un privilégié de la République", qui serait, pour ces diverses raisons un "bourreau de la République" cherchant à protéger le pouvoir des ses "amis médiatiques et politiques". Propos délirant, dressant le portrait d’un Juppé en Pol Pot des "quartiers populaires", mais légitimé par sa seule présence sur le plateau de "Des paroles et des actes", avec la complicité de Pujadas ». C’est tout ? C’est tout.

De l’intervention de Sihame Assbague, qui s’est exprimée durant près de sept minutes au total, Bruno Roger-Petit a donc retenu huit « citations » d’une longueur moyenne de… quatre mots. Procédé classique et trop connu, qui permet de prétendre résumer un propos en le triturant et en le manipulant à sa guise, en donnant l’impression de le citer tout en ne le citant pas réellement. On ne se risquera pourtant pas à comparer Bruno Roger-Petit à un Pol Pot du site du Nouvel Observateur : il suffira de se souvenir qu’il se prétend journaliste.


Les petites manipulations de « BRP »

Relevons, à titre d’exemples, deux des libertés prises par le chroniqueur à l’égard de la vérité :

1) « On a pu ainsi voir Alain Juppé être accusé par une militante "activiste pour les droits civiques" autoproclamée d’être "un mâle blanc de soixante ans", responsable et coupable du racisme "structurel", et même "institutionnel" qui sévirait en France, "un héritier, un privilégié de la République", qui serait, pour ces diverses raisons un "bourreau de la République" ».

Reprenons. « Bourreau de la République »  ? Premier problème : le terme n’est pas employé par Sihame Assbague, qui utilise en réalité l’expression « bourreau des principes républicains ». Ce qui, chacun l’avouera, ne signifie pas exactement la même chose... D’aucuns pourront certes considérer que le propos est excessif, mais là n’est pas la question. Car non seulement Bruno Roger-Petit transforme les paroles de l’interlocutrice d’Alain Juppé, mais il oublie soigneusement de mentionner que Sihame Assbague, à la demande de David Pujadas, expose les raisons précises pour lesquelles elle utilise ces termes : « Je pense que vous avez vu que nous vivons un climat particulièrement délétère, je pense que vous avez vu que ce ne sont pas mes propos qui feront ce soir le lit du FN, mais que l’UMP et le Parti Socialiste y ont largement contribué, je pense que vous avez pu voir que les quartiers populaires souffraient d’une relégation sociale, territoriale, assez dramatique, je pense que vous avez pu voir que la devise qui est inscrite sur le fronton d’un certain nombre de nos bâtiments n’est tout simplement pas respectée ».

Nous sommes donc bien loin du « pour ces diverses raisons » (lesquelles ?) employé par Bruno Roger-Petit, et très proche d’une petite manipulation qui ne dit pas son nom. Pour paraphraser un célèbre chroniqueur : « Roger-Petit manipule. Roger-Petit truque. Roger-Petit ment. Roger-Petit ment par omission, mais il ment ».

2) « On a pu ainsi voir Alain Juppé être accusé (…) d’être "un mâle blanc de soixante ans" ».

Re-belote. Re-raccourci. Re-omission. Re-manipulation.

Voici les propos de Sihame Assbague : « L’ensemble de la classe politique se ressemble. Vous êtes, Monsieur Juppé, à l’image de cette classe politique : un homme, blanc, âgé de plus de soixante ans (…). Mais vous n’êtes pas le seul, l’accusation n’est pas ad hominem, elle concerne l’ensemble de la classe politique française, et elle pointe un point fondamental : la classe politique française aujourd’hui n’est pas représentative de l’ensemble des citoyens français ». Chacun conviendra que le propos est un peu plus précis et un peu moins caricatural que Bruno Roger-Petit le laisse entendre. Sihame Assbague se contente en réalité de faire un constat que de nombreuses études, enquêtes, tribunes, mais aussi de nombreux responsables politiques ou associatifs ont déjà établi : il existe un décalage flagrant entre la diversité de la société française et la quasi-homogénéité des représentants politiques, notamment dans les assemblées…

Est-ce ce constat que le chroniqueur du « Plus » remet en question ? Peut-être… Mais rien dans son billet ne le laisse, implicitement ou explicitement, entendre. À juste titre. Bien malin serait en effet celui qui pourrait démontrer que les représentants politiques français ne sont pas en décalage avec la société française, et que les hommes blancs de plus de soixante ans n’y sont pas ultra-majoritaires (note pour Bruno Roger-Petit : se rendre au Sénat et à l’Assemblée Nationale). Quel est, dès lors, le problème ? De toute évidence, c’est la personnalité de l’interlocutrice d’Alain Juppé qui dérange Bruno Roger-Petit. Osons : c’est sans doute parce qu’elle est, comme elle le dit elle-même, « d’origine immigrée », que son constat (une évidence factuelle) n’a pas la même valeur que s’il avait été effectué par (rêvons…) David Pujadas.

La sentence peut dès lors tomber : « Communautariste ! ». Sans qu’à un seul moment le chroniqueur du « Plus » n’apporte le moindre argument à l’appui de cette accusation, préférant se contenter de citations tronquées et d’omissions destinées à servir une « démonstration » qui n’en est pas une. Chacun pourra se faire une opinion quant aux autres petites manipulations de Bruno Roger-Petit en visionnant la vidéo de l’intégralité de l’intervention de Sihame Assbague, publiée en fin d’article...


***



Au-delà des petites et grosses manipulations, qu’y a-t-il en réalité de « facho » dans les propos plus ou moins rapportés par Bruno Roger-Petit ? Expliquer, comme le fait Sihame Assbague, qu’Alain Juppé est à l’image de la classe politique française, en ceci qu’il est un homme, blanc, de plus de 60 ans, est-ce « facho » ? Évoquer l’existence d’un racisme structurel, institutionnel, en France, est-ce « facho » ? Dire qu’il existe des privilégiés, des héritiers, est-ce « facho » ? Expliquer, exemples à l’appui, que la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » est régulièrement foulée aux pieds, est-ce « facho » ?

À force de tout mélanger et de tout amalgamer en ayant, qui plus est, recours à des procédés malhonnêtes, le chroniqueur du « Plus » dessert en réalité la cause qu’il prétend défendre et la lutte qu’il prétend mener contre les « fachos ». Et ce n’est malheureusement pas un coup d’essai pour Bruno Roger-Petit, que l’on a connu beaucoup plus inspiré lorsqu’il envoyait valdinguer ses fiches à la fin de la présentation du JT de la nuit sur France 2 [2], puisque cet été, durant les manifestations en solidarité avec Gaza, il s’était fendu d’un billet également riche en amalgames. Extrait :

« Ce fut encore un tragique week-end pour la République, entre les violences de la manif "pro-Gaza" interdite de la place de la République et le meeting délirant de Dieudonné en son théâtre. Les souffrances des Palestiniens ne sont plus que prétexte à un défoulement de paroles et de provocations antisémites, ce qui aboutit, in fine, à ce que les peines de ceux que l’on prétend défendre ne soient même plus évoquées. En cela, les "organisateurs" du rassemblement de la place de la République, qui a dégénéré, comme prévu, en démonstrations abominables, portent une lourde responsabilité ».

« BRP » amalgamait donc, en toute simplicité, une manifestation interdite qui a « dégénéré » en affrontements avec la Police et une réunion publique organisée par Dieudonné. « Paroles et provocations antisémites » et « démonstrations abominables » n’ont jamais eu cours lors de la manifestation organisée le 26 juillet place de la République. Tout au plus a-t-on pu constater des jets de pierres et des violences physiques, évidemment déplorables, mais rien, absolument rien, d’antisémite [3]. Mais qu’importe pour Bruno Roger-Petit, qui n’est pas à ce genre de détail près lorsqu’il s’agit de fabriquer des adversaires à sa mesure.

Non seulement Bruno Roger-Petit, par ses amalgames et ses rodomontades, contribue à affaiblir le combat contre le fascisme et l’antisémitisme, mais il alimente le discrédit qui frappe les journalistes qui tentent encore de faire leur métier. Un journaliste ne cesse pas de l’être quand il devient chroniqueur ou polémiste. Mais, sauf à vouloir imiter Éric Zemmour, il a au moins un devoir d’exactitude. Qu’on se le dise : Bruno Roger-Petit n’est pour nous qu’un exemple, mais un exemple exemplaire d’un journalisme pamphlétaire, certes, mais mensonger, spécialité de ceux dont la principale cause est la leur : ou comment, à grand renfort d’articles faussement iconoclastes et vraiment manipulatoires, prendre un posture de « chevalier blanc ». Soit dit sans aucune connotation « communautariste ».

Julien Salingue

Annexe : la vidéo de l’intervention de Sihame Assbague


 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1L’objet du billet était l’invitation par Frédéric Taddeï, d’un libraire indigné par le succès du dernier livre de Valérie Trierweiler. Or, expliquait alors Bruno Roger-Petit, le libraire en question, Xavier de Marchis, « sent[ait] un peu l’extrême-droite » (vente de livres d’Alain Soral, interventions sur Radio Courtoisie, etc.), ce que Taddeï n’avait pas précisé lors de la présentation de son invité.

[2Pour signifier, comme il l’expliquera plus tard dans une interview, que « ce que vous venez de voir, on l’oubliera demain ».

[3Comme chacun pourra s’en assurer en consultant n’importe quel article de presse consacré à la manifestation en question…

A la une

Médias français : qui possède quoi ?

Vous avez dit « concentrations » ? Nouvelle version de notre infographie.

Louis Sarkozy : le capital médiatique s’hérite aussi

Le journalisme politique dans sa bulle.