Les politiques dans le « pur » divertissement (variétés, jeux, téléréalité)
Le passage d’une télévision marquée par un certain volontarisme de l’offre à celle de la recherche du public cible de la télévision commerciale (symbolisé par la « ménagère de moins de 50 ans ») s’accompagne pour les chaînes généralistes de la volonté toujours plus forte d’anticiper les attentes en abandonnant les objectifs initiaux de la télévision de monopole de service public (le fameux triptyque « informer, éduquer, divertir »), et consacre, en premier lieu, le divertissement qui se voit octroyer une place croissante dans les grilles de programmes.
Cette évolution est fortement accentuée en France par la création en 1985, de La Cinq, sur le modèle de son homonyme italienne, et TF1, avant même sa privatisation en 1986, sous la direction d’Hervé Bourges [1] s’inscrit dans ce mouvement de fluidification des grilles, caractéristique de la « néotélévision » [2], en recourant au principe du « mélange des genres ». C’est le cas notamment dans le cadre de talk-shows, comme Ambition, confié en 1986, au jeune chef d’entreprise, symbole de la réussite économique, Bernard Tapie, qui réunit face à des « experts » et à un vaste public un entrepreneur en herbe chargé de tester la viabilité de son projet. L’austère émission économique se métamorphose ainsi en show décrivant l’épreuve semée d’embûches de l’entrepreneur sous les yeux de téléspectateurs censés l’accompagner dans son rêve [3]. La consécration des variétés présentes trois à quatre fois par semaine en début de soirée sur TF1 après sa privatisation conduit certains animateurs à convier dans leurs émissions des responsables politiques avec l’intention de les faire sortir de leur rôle. L’animateur et imitateur Patrick Sébastien convie dans Carnaval (TF1, 1984-1987) le ministre de la culture Jack Lang pour interpréter avec une actrice le sketch de la « drague » créé par Guy Bedos et Sophie Daumier. François Léotard et Lionel Jospin y chantent une chanson et Jacques Chirac est interviewé par une marionnette. Avant même que le terme – ambigu – ne rencontre un franc succès, il est clairement question ici de « peopolisation [4] », au sens où la présence du responsable politique se justifie uniquement par sa notoriété, ce qui n’autorise cette médiatisation qu’aux figures de premier plan du champ politique consentant à entrer pleinement et sans contrepartie directement politique dans la sphère du divertissement. Les condamnations fortes de la presse et de l’univers politique auxquelles ces expériences vont donner lieu et le faible nombre d’invités potentiels conduisent le genre à demeurer balbutiant tout en ayant contribué symboliquement à faire franchir aux politiques un pas vers le divertissement. La présence d’invités télévisés s’observe aussi dans quelques jeux télévisés comme L’Académie des neuf (Antenne 2, 1982-1987, présentée par Jean-Pierre Foucault) ou Tournez manège sur TF1, où le ministre de la culture Jack Lang et le député UDF André Santini [5] sont conviés. Le glissement vers le dévoilement de soi se retrouve encore dans l’apparition d’émissions de témoignages qui invitent à la confidence et à la confession essentiellement des anonymes [6] mais aussi parfois des célébrités. Le critique cinématographique Henri Chapier, avec Le Divan (France 3, 1987-1994), interviewe une personnalité en parodiant une séance chez le psychanalyste [7]. Avec Qu’avez-vous fait de vos 20 ans ? (1990-1992), la journaliste Christine Ockrent propose le retour nostalgique sur les années de jeunesse de personnalités dont bon nombre appartiennent à l’univers politique. Le dévoilement de la face privée de l’homme public ne constitue pas véritablement une nouveauté [8] – puisque certaines émissions y ont déjà contribué –, mais le cadre de la prise de parole a évolué : le responsable politique n’est plus convié pour ce qu’il a à dire (il respecte d’ailleurs la consigne et n’utilise pas cet espace comme une tribune politique) mais pour ce qu’il est, un personnage public amené à faire découvrir sa personnalité. Il existe cependant des limites à ce dévoilement très contrôlé du personnage politique, comme l’attestent les échecs des quelques tentatives des émissions de réalité politique en France [9], en dépit de quelques timides incursions [10].
La profusion des espaces mixtes
Les années 2000 sont marquées par la multiplication d’« espaces mixtes » télévisuels intégrant à un programme ludique une tonalité plus ou moins clairement orientée vers l’actualité. Ce phénomène résulte en grande partie de l’apparition de nouvelles chaînes sur le câble (Paris Première, Jimmy…) puis sur la TNT (les chaînes d’information en continu), et de la croissance du volume de programmes offerts. La généralisation des émissions de plateau s’explique en grande partie par leurs faibles coûts de production et la souplesse de leur formule qui les rend très réactives (réunir des invités autour d’une table et les faire réagir à l’actualité « people », culturelle, économique ou politique), caractéristique des « émissions de flux [11] ». Cette évolution, qui se retrouve pleinement à la radio à l’image de l’émission On va s’gêner de Laurent Ruquier sur Europe 1, diffusée l’après-midi et représentant l’un des pics d’audience de la station, réunit autour de l’animateur une « bande » de chroniqueurs (humoristes, comédiens, mais aussi écrivains ou journalistes) censés apporter un regard amusé et décalé sur l’actualité du jour [12]. Les nouvelles chaînes du câble et de la TNT ont pu également se livrer à certaines audaces ainsi que Canal Plus l’avait quasiment institutionnalisé lors de sa création dans ses programmes diffusés en clair. L’émission Nulle part ailleurs (diffusée de 1987 à 2001) multipliait la succession des rubriques humoristiques et informatives (même si la politique est, à l’exception du court journal indexé à l’émission, quasiment exclue du programme) en adoptant volontairement un ton tranchant nettement avec celui des autres chaînes. Différentes tentatives de modernisation du talk-show ont ainsi été entreprises, visant à faire émerger une parole insolite en faisant sortir de leur cadre habituel les personnages publics, selon le schéma devenu classique. En 1999, l’émission de la chaîne du câble, Canal Jimmy, La route, réunissait deux personnalités qui ne se connaissaient pas, pour partager un trajet en voiture entièrement filmé. La député RPR Roselyne Bachelot y évoque ses goûts musicaux (Puccini et Iggy Pop), sa découverte des camps naturistes… en compagnie du comédien et militant écologiste Marc Jolivet. Jean-François Copé, invité de l’émission 93 Faubourg Saint-Honoré (Paris Première, 2003-2007) [13], est amené à évoquer, à la table qui regroupe quelques uns de ses anciens condisciples de Sciences Po (les journalistes David Pujadas et Isabelle Giordano, le publicitaire Stéphane Fouks, le publicitaire et écrivain Frédéric Beigbeder), son salaire, des anecdotes sur sa scolarité et ses sorties nocturnes d’étudiant… La multiplication des espaces médiatiques privilégiant la conversation détendue entre invités issus d’univers différents, voire éloignés, et le fait d’intégrer et d’alterner séquences humoristiques et d’information dans le même programme constituent autant d’entreprises visant à renouveler aussi bien les émissions de divertissement « classiques » (jeux, variétés…) que les émissions d’actualité (journaux télévisés, émissions politiques, de reportage, de débats…). L’instauration d’espaces télévisuels hybrides révèle certainement un des principes de la « néotélévision », où le sérieux et la parodie se côtoient en permanence au nom de la consécration d’un second degré qui invite le téléspectateur à entrer dans les coulisses pour avoir accès à l’envers du décor, à faire la part des choses et à ne pas prendre nécessairement au sérieux ce qu’on lui montre [14]. La profusion de ces espaces intermédiaires constitue un véritable défi pour appréhender ce qu’il advient de la politique à la télévision. À la question souvent mal posée, de savoir s’il y a « plus » ou « moins » de politique à la télévision, il convient en préambule de remarquer que la politique se retrouve aujourd’hui présente un peu partout et non plus cantonnée à des programmes hautement sacralisés et solennisés (qui pourtant demeurent parfois, comme pour l’allocution du chef de l’État), et presque nulle part (dans la mesure où le contenu explicitement politique se trouve souvent relégué au second plan).
L’apparition de talk-shows en est l’une des manifestations les plus exemplaires. Ces émissions apparues au milieu des années 1990, que l’on préférera nommer tout au long de l’ouvrage conversationnelles, instituées en véritables tribunes politiques en conviant avec régularité des professionnels de la politique, se présentent, du moins dans un premier temps, comme des entreprises de subversion tant médiatiques que politiques, prenant pour cible les émissions politiques « classiques », renvoyées à un âge télévisuel révolu et irrémédiablement dépassé.