Certes, la Bolivie n’est pas un « grand » pays, de par sa taille, sa population ou son économie ; elle pourrait même être vue comme un « petit pays » au regard de sa place sur l’échiquier géopolitique international [2]. En effet, avec un peu plus de 10 millions d’habitants, la Bolivie en compte presque vingt fois moins que le Brésil et un peu moins que... l’Île-de-France !
Pour autant, cet argument est-il suffisant pour justifier l’absence de toute forme d’« enquête » un peu poussée, ou tout simplement d’un minimum d’« information » sur un pays qui connaît un mouvement de transformation sociopolitique sans précédent ? Évidemment, la Bolivie, n’est pas le seul endroit du monde où se déroulent des processus originaux et dont les médias se désintéressent : c’est aussi le cas pour des régions dont on n’entend pas, non plus, beaucoup parler, comme l’Islande, le Népal, l’État du Chiapas au Mexique ou celui du Kerala en Inde, etc.
Pourtant, certains « petits » pays (au regard des critères très discutables énoncés ci-dessus) semblent dignes de susciter l’intérêt des grands médias. Ainsi, les pays scandinaves, pas plus grands que la Bolivie, mais européens, eux, sont non seulement scrutés en permanence, mais aussi érigés en exemples partout et tout le temps, lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de la fameuse « flexi sécurité ».
Et parfois, il arrive même que des États aussi confidentiels et « exotiques » que le sultanat de Brunei se retrouvent au cœur de l’actualité, comme en mai dernier. Mais il fallut pour cela la conjonction exceptionnelle d’éléments à même d’exciter la curiosité des « grandes » rédactions : le glamour des palaces détenus par le sultan, le frisson consécutif à l’adoption de la Charia par ce micro-État pétrolier et, à la suite de ce changement législatif, l’engagement courageux de « people » du monde entier pour soutenir l’appel au boycott des hôtels de luxe désormais marqués du sceau de la Charia... Certes, la portée sociale ou politique de l’affaire ne va pas bien loin, mais quel cocktail d’informations détonnant !
Dès lors, on peut légitimement se demander, à partir du cas bolivien, quelles peuvent être les raisons qui expliquent que tel ou tel pays soit quasiment exclu, quelle que soit l’importance de son « actualité », du radar des grands médias ?
La contrainte économique : la crise de la p(a)resse !
On le sait, la presse (écrite notamment) traverse une crise sans précédent. Comme nous ne cessons de le rappeler, les contraintes que font peser la concentration et la financiarisation des médias expliquent – pour partie – la réduction des budgets dédiés à « l’actualité internationale » et donc à la rémunération d’envoyés spéciaux et a fortiori de correspondants permanents. Ceci constitue peut être une première explication au fait que la plupart de nos grands médias se soient contentés, dans le cas du phénomène qui nous intéresse ici, du simple retraitement de dépêches provenant d’agences (AFP, en majorité, et Reuters) : c’est le cas, entre autres, pour LeMonde.fr, L’Express, Le Figaro.fr, France24, Les Échos, etc. Or la reprise, même remaniée, de dépêches provenant d’une ou de deux sources n’est pas, évidemment, la panacée pour garantir une information pluraliste et de qualité [3]. Mais nous y reviendrons…
En revanche, il faut tout de même signaler que certains médias ont sollicité leurs correspondants locaux, ou à défaut leur « responsable Amériques », pour aller un peu au delà de ce que proposent les agences, tels L’Humanité (Cathy Ceibe), Le Figaro (Patrick Bèle), La Croix (Gilles Biassette), Libération (Gérard Thomas), RFI (Reza Normamode), Le Monde (en amont de l’élection, Chrystelle Barbier), les DNA et Le Progrès (appartenant au même groupe, ils publient le même article), Le Parisien, ou encore Courrier International qui reprend brièvement un article du quotidien bolivien Página Siete.
Si nous reviendrons plus tard sur le contenu de ces articles, force est de constater que l’argument économique – « ne pas informer sur un pays lointain car c’est trop coûteux » – ne tient pas toujours la route et qu’il n’est pas indépassable.
La loi de proximité ?
Enseignée dans les écoles de journalisme, la loi de proximité, si l’on en croit la définition de Wikipédia, correspond au « principe suivant lequel les informations ont plus ou moins d’importance suivant leur proximité par rapport au lecteur. On parle également de mort kilométrique dans le domaine des faits divers » [4]. Selon cette loi, les journalistes auraient donc en France, davantage intérêt à traiter les informations susceptibles de « coller » aux attentes du lectorat français. Et donc, la Bolivie, « ce pays enclavé » (sic), selon Le Parisien, ne concernerait finalement que peu de gens…
On notera cependant que le président bolivien avait tout de même eu droit aux faveurs d’une dépêche AFP le 3 juillet dernier, reprise aussitôt par une myriade de journaux [5], non pour parler de sa politique et de ses réalisations, mais pour rapporter qu’il « avait autrefois l’habitude de se soigner en buvant sa propre urine ». On appréciera, ou pas, le genre d’ironie que masque mal ce type d’ « information »…
Toujours dans cette idée de « proximité », l’argument culturel (encore faudrait-il savoir ce que l’on entend par « culture ») pourrait également être invoqué. En effet, la Bolivie finalement, ne fait que subir le même traitement que nombre d’autres « petits pays », notamment lorsque ceux-ci sont éloignés géographiquement et culturellement, et plus encore quand ils sont marqués par des expériences politiques qui heurtent le sens commun des rédactions. Pour autant, le fossé culturel ou la barrière linguistique n’expliquent pas tout, en particulier à l’heure de la mondialisation des échanges.
Il est vrai qu’avoir une compétence à l’international n’est pas donné à tout le monde, notamment dans le milieu du journalisme, où la proportion des « grands reporters » s’amoindrit face au « journalisme de desk », ce journalisme « assis » ou de bureau. En effet, couvrir un pays étranger pourrait supposer au minimum, de connaître (ne serait-ce qu’un peu) la (ou les) langue(s) que l’on y pratique [6], et au mieux, d’y résider plus ou moins longtemps ; ce qui est d’ailleurs préférable, en termes de qualité de traitement, à la « compétence régionale » de certains correspondants, qui consiste à devoir traiter (tant bien que mal) plusieurs pays à la fois, comme s’il s’agissait d’un ensemble (relativement) homogène.
Pourtant, ces pré-requis ne sont pas toujours ceux qui caractérisent la profession, comme le rappelle Maurice Lemoine dans le documentaire « Médias contre Tambours » [7] :
« On voit régulièrement arriver en Amérique latine [...] des journalistes qui ne parlent pas espagnol. Qu’est-ce qu’ils font ? S’ils sont français, et bien ils cherchent les gens qui parlent français [...] »
Et de préciser (aux alentours de la 40e minute) : « Il y a de moins en moins ce que l’on pourrait appeler des spécialistes de l’Amérique latine. Parce que cela n’intéresse plus les médias ; parce qu’on n’en vit plus, ou en en vit mal, donc il y en a de moins en moins. Donc on envoie de plus en plus souvent des jeunes journalistes qui n’ont pas la culture latino-américaine, qui ne connaissent pas bien le pays ». Poursuivant autour du traitement fait sur le Venezuela, il précise : « Le journaliste arrive là-bas : il va immédiatement s’identifier avec la classe moyenne. D’abord parce qu’il appartient à la classe moyenne. Deux, […] si c’est un homme, parce que les vénézuéliennes de la classe moyenne sont vraiment ‘chicos’, hein, c’est un vrai plaisir. Trois, parce que franchement les pauvres des fois, ils ont des sales gueules […] ils ne sont pas très raffinés, puis ils vivent dans des quartiers un peu dangereux, donc on ne va pas aller les voir. »
Si l’on en croit Maurice Lemoine, le biais culturel ne joue donc pas uniquement à l’encontre de l’appréhension d’une culture étrangère, mais peut également opérer à l’égard de formes de sous cultures liées à l’appartenance sociale (pour ne pas dire, de classe), et ce, comme le précise l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, dans le cadre d’ « un processus d’identification qui va se faire », par exemple, davantage entre deux journalistes de nationalité distinctes mais d’extraction relativement homogène, qu’entre un « envoyé spécial » (européen par exemple) et un travailleur ou un indien, qui plus est issu du « pays le plus démuni d’Amérique latine » (Le Parisien, toujours).
Au-delà du simple folklore, la singularité ethnolinguistique et l’étendue de la grande pauvreté dans la population (même si Morales est parvenu à la faire reculer) constitueraient donc une première piste d’explication du relatif silence médiatique vis à vis de la Bolivie en particulier, et de l’Amérique latine en général. Une première piste, certes, mais qui n’est toujours pas suffisante.
La ligne éditoriale
Une fois passés en revue les arguments pointant les contraintes financières, l’éloignement du terrain ou la difficulté (quasi) anthropologique du rapport à l’autre (surtout quand celui-ci est étranger, indien, pauvre, etc.), que nous reste-t-il donc, sinon la ligne éditoriale ?
1. Le personnage Evo Morales…
Sur cet aspect, il convient de s’attarder un peu sur ce qui s’est, malgré tout, écrit autour de cette réélection d’Evo Morales. Et puisque c’est celles qui sont les plus reprises par nos médias [8], attachons nous tout d’abord aux dépêches de l’AFP. Evo Morales y est présenté comme « L’ancien berger de lamas, issu de la gauche radicale latino-américaine ». Fidèle à sa tradition, l’agence française recycle les catégories qu’elle a (largement) contribué à instituer. En effet, en ce qui concerne les personnalités de la scène politique latino américaine, il existe une tendance à rappeler systématiquement le passé jugé peu légitime de certaines d’entre elles, de manière à amoindrir la légitimité, politique et populaire, que garantissent les victoires électorales. Ainsi, il est de commune mesure de présenter les chefs d’État « issus de la gauche radicale latino-américaine » comme d’ « ancien guérillero » (Daniel Ortéga au Nicaragua) ou d’« ancien colonel putschiste » (Hugo Chávez au Venezuela). Et Evo Morales ne peut faire exception à la règle, d’autant qu’il est, de plus, un « ancien cocalero » (Le Parisien), voire un « ancien berger et cultivateur de coca » (Les DNA) [9] …
Si Patrick Bèle, pour Le Figaro, a le mérite de soulever que Morales est un « homme politique atypique qui a connu un parcours plus qu’atypique » et voit en lui un « provocateur tranquille » qui « agit rarement comme on l’attendrait d’un chef d’État » ; et que Gilles Biassette, pour La Croix, rapporte qu’il est « né dans une famille d’une communauté aymara coupée du monde, sans eau ni électricité [et qu’] il perdra quatre de ses sept frères et sœurs, victimes de maladie et de malnutrition », c’est un tout autre type de biographie qui est en revanche à retrouver dans Le Parisien :
« L’ancien berger de lamas [merci l’AFP !], né dans la misère de l’Altiplano et forgé dans le syndicalisme paysan et ouvrier, a su amener la Bolivie à une stabilité politique et économique sans précédent au prix d’un exercice du pouvoir parfois jugé autocratique par les observateurs [lesquels ?]. Son socialisme à tendance communiste effraie les Boliviens les plus aisés. Ses adversaires lui reprochent d’avoir appuyé une loi autorisant, sous certaines conditions, le travail des enfants à partir de 10 ans, une réalité en Amérique latine. Ils l’accusent de ne pas être parvenu à endiguer la corruption, l’insécurité, ni le trafic de drogue […] Le cheveu épais et en broussaille, visage buriné de paysan des montagnes, Morales, qui se décrit comme « l’Indien noir et laid au nez de perroquet » , préfère les petits bains de foule de province aux démonstrations de force lors de discours fleuves. A la différence de Fidel Castro pour qui il a une grande admiration, Morales n’est pas un orateur ; élevé dans la langue aymara, et parti de l’école très tôt, il a parfois du mal à s’exprimer en espagnol . » [10].
Si nous n’avons pas, pour notre part, pu authentifier l’exactitude de cette prétendue auto description (« l’Indien noir et laid… »), elle s’avère en revanche suffisamment parlante pour le quotidien français, au point de la faire figurer en sous-titre, et alimenter ainsi l’image peu engageante que l’on devrait retenir du chef d’état bolivien. Pire, l’écoute ou le visionnage de n’importe quel discours de ce dernier suffit à démentir cette insinuation sinon mensongère, en tout cas dégradante, selon laquelle « il a parfois du mal à s’exprimer en espagnol ». Qu’importe, pour le lecteur du Parisien, le mal est fait.
Mais Le Parisien n’en reste pas là, puisqu’il avance également deux erreurs ou du moins, des approximations. La première, au sujet de la culture de coca, à propos de laquelle « l’ancien « cocalero » plaide […] pour une dépénalisation internationale », et que le quotidien assimile à celle du pavot, laissant entendre qu’elles seraient partout sous le même régime de prohibition et combattue à ce titre par les États Unis. Si La Croix rappelle que « la production est légale, mais encadrée, en Bolivie », il est également relativement aisé de distinguer la proportion de coca issue de « culture illicite », soit destinée à la production de stupéfiant, de celle vouée à une utilisation ancestrale, « d’usage multiple pour les populations andines », comme le rappelle à nouveau La Croix.
La seconde, lorsque Le Parisien affirme que « Ce troisième mandat » ouvert par la réélection est « en contradiction avec la Constitution qui n’en permet que deux successifs [et qu’il] pourrait ne pas être le dernier » : s’il est vrai que la nouvelle constitution bolivienne, approuvée en 2009, ne permet que deux mandats successifs, en revanche, ce journal semble éluder la décision rendue par l’arrêt de la Cour Suprême en 2013, selon lequel la première partie du mandat de Morales (2006 - 2009), soit avant la réforme constitutionnelle, ne devait être prise en compte vis-à-vis de cette restriction. Mais encore une fois, le mal est fait et dans la tête du lecteur, non seulement Morales est assimilé à un trafiquant, mais de plus, son élection n’est pas très légitime…
2. … et les actions qu’il a mises en œuvre
Outre la vision caricaturale que semble retenir Le Parisien au sujet du président bolivien, doit on s’en tenir, au sujet du pays qu’il dirige, au simple constat d’un « pays enclavé, aux finances dopées par la nationalisation des hydrocarbures » [11] que fait le même quotidien ? À en croire les quelques autres journaux, (heureusement) non.
Libération, qui ne s’est pas toujours illustré pour son traitement impartial vis à vis de l’Amérique latine [12], fait état, dans un article signé Gérard Thomas [13], du « cocktail gagnant bolivien », comme produit d’un « savant dosage de déclarations musclées contre « l’impérialisme et le colonialisme », d’une large rasade de pragmatisme économique et de programmes sociaux, le tout agrémenté d’un zeste de vista politique » qui a permis que « les exportations [aie]nt quintuplé, passant à plus de 7,5 milliards alors que le pays n’a pas encore exploité ses réserves de lithium, les plus importantes du monde » ; et une réduction de « la pauvreté de 38% à 18% », avec « une croissance à 6,5% cette année » et un « chômage [qui] est tombé à 3%, son plus bas niveau historique ». Avant de préciser que « le principal acquis de l’ère Morales est sans nul doute la longue plage de stabilité politique dans un pays qui a connu 160 coups d’Etat depuis son indépendance en 1825 ».
Patrick Bèle (Le Figaro), rappelle qu’« Evo Morales est aussi un pragmatique. S’il a nationalisé à tour de bras depuis son arrivée au pouvoir en 2006 (hydrocarbures, électricité, télécoms, aéroports, mines), il est parvenu à se réconcilier avec le patronat de la riche région de Santa Cruz », ce qui fait dire à l’AFP que « les entrepreneurs ne sont plus en guerre ouverte contre le président auteur de la nationalisation de pans entiers de l’économie » [14].
Si l’on peut saluer l’information qu’apportent tout de même certains titres, comme Le Figaro, qui s’abstient [15] de passer à la moulinette droitière de sa ligne éditoriale un pays pourtant gouverné par une « gauche radicale » ayant nationalisé des pans entiers de l’économie nationale, on ne peut que déplorer cette nouvelle illustration de sélection sélective de l’information que donne à voir ce relatif silence médiatique autour du processus sans précédent que traverse ce pays et qui a conduit à la réélection d’Evo Morales.
« La définition dominante des choses bonnes à dire et des sujets dignes d’intérêt est un des mécanismes idéologiques qui font que des choses tout aussi bonnes à dire ne sont pas dites et que des sujets non moins dignes d’intérêt n’intéressent personne ou ne peuvent être traités que de façon honteuse ou vicieuse ». Ce qu’observait Pierre Bourdieu à propos de la « hiérarchie sociale des objets » de la recherche scientifique [16] s’appliquerait donc, d’une certaine manière, à la construction de l’agenda médiatique. À moins que nos médias ne se bornent à appliquer, plus simplement, le célèbre théorème de Jean Pierre Pernaut, lequel s’énonce de la manière suivante : « Vous voulez des nouvelles sur le Venezuela ? Regardez la chaîne vénézuelienne. Sur le Soudan ? Regardez les chaînes africaines » [17].
Nils Solari