Nous, travailleurs de la presse, des médias, de la culture et du spectacle, tenons à dénoncer les atteintes à l’indépendance qu’ont connu la presse et les médias français, en particulier au cours de ces dernières 48 heures.
Deux faits d’actualités ont en effet agité les gros titres de la très grande majorité des médias français ces lundi 20 et mardi 21 octobre. D’une part, lundi, l’inauguration dans le bois de Boulogne du musée d’art contemporain de la Fondation Vuitton. D’autre part, l’accident d’avion qui a conduit, dans la nuit de lundi à mardi dans un aéroport de Moscou, au décès de Christophe de Margerie, président-directeur-général du groupe pétrolier Total.
Le musée de la Fondation Vuitton, projet porté et voulu par Bernard Arnault, président-directeur-général du groupe de luxe LVMH, l’une des plus grandes fortunes françaises, européennes et mondiales, projet inauguré en grande pompe et en présence, notamment, de François Hollande, président de la république, aura eu droit ce lundi à un traitement médiatique des plus élogieux. Quasiment sans exception, les journaux papiers, radiophoniques, web et audiovisuels auront souligné lourdement la prouesse technique et l’innovation architecturale du nouveau bâtiment. Plus rare, étonnamment, auront été les considérations sur le contenu artistique proposé dans ce nouvel « écrin ». Tristement plus rare encore auront été ceux qui auront évoqué les quelques embuches qu’aura connu le projet, notamment l’opposition d’une association de riverain faisant valoir que le Plan Local d’Urbanisme ne prévoyait pas, à l’éclosion de ce projet, la possibilité de construction sur cette zone d’un des derniers espaces boisés de l’agglomération parisienne.
On ne saurait comprendre cet aveuglement sans se souvenir du poids que pèse un groupe de luxe comme LVMH dans les budgets publicitaires de la très grande majorité des médias français.
La mort accidentelle de Christophe de Margerie, pour brutale qu’elle fût, semble avoir rendu amnésique les médias d’informations du pays. Seuls éléments mis en avant, à part l’explication factuelle de l’accident, peu pertinente en l’absence d’éléments plus avancés de l’enquête, l’émotion de ceux qui l’ont côtoyé, en particulier ses amis, membres du MEDEF et du grand patronat de ce pays. Les interventions des journalistes économiques auront, de même, pour la plupart, été l’occasion d’évocations de souvenirs émus. Un peu plus tard dans la journée, une grande partie de la production médiatique aura consisté à monter en épingle une des rares voix discordantes de ce concert de louanges.
Là encore, pas une voix pour évoquer les dossiers noirs du groupe Total, dont Christophe de Margerie a assuré la direction depuis plus d’une décennie. Pour rappel, le groupe Total a été accusé ces dernières années d’évasion fiscale dans des proportions colossales, ainsi que, plus grave, une collaboration intéressée avec la junte militaire birmane et un certain nombre de régimes dictatoriaux en Afrique. De plus, c’est sous la présidence de Margerie que le groupe Total a tout fait pour se dédouaner de son rôle de donneur d’ordres dans les dossiers des catastrophes du pétrolier Erika et de l’usine AZF à Toulouse. Enfin, sous sa présidence, le groupe Total a opéré de nombreux plans sociaux et détruit des centaines de postes de travail dans ses raffineries ces dernières années, malgré des bénéfices records. Ces dossiers, dans une analyse journalistique professionnelle et dépassionnée auraient dû être portés au passif du défunt au même titre que les traits de caractères que lui prêtèrent ses amis tout au long de la journée - « jovialité », « investissement », « passion » - furent portés à son actif.
Là encore, on ne saurait analyser ce traitement partial d’un fait divers sans envisager le poids économique énorme que peut faire peser l’annonceur Total sur les journaux papiers, web, radiophoniques ou audiovisuels, ni la solidarité de classe des grands patrons de groupe industriels, médiatiques et financiers entre eux.
Nous, travailleurs de la presse, des médias, de la culture et du spectacle, rappelons qu’il ne saurait y avoir de démocratie sans un accès impartial et indépendant à l’information. Les réalités économiques que connaissent la plupart des entreprises de presse dans lesquelles nous nous employons ne sauraient excuser en aucun cas les errements dans la ligne éditoriale de la plupart des rédactions et le traitement partial ou incomplet de l’information. Relevant pour la plupart d’entreprises du secteur privé, nous n’oublions en aucun cas que nos métiers contribuent à une mission de service public et exigeons chaque jour, quelle que soit l’actualité, de pouvoir fournir à notre public l’information de qualité qu’il est en droit d’exiger.
Le vendredi 24 octobre 2014