Dans les pays anglo-saxons, l’édition des livres de sciences humaines est très largement assurée par les presses universitaires comme les presses d’Oxford ou de Cambridge en Grande Bretagne, celles d’Harvard ou de Columbia aux États-Unis. En France, les presses universitaires et les éditeurs spécialisés en SHS publient la plus grande quantité de livres de SHS. En revanche, et c’est ce qui fait l’originalité du modèle français, une part importante, quantitativement et qualitativement, de ce secteur éditorial, revient aux éditeurs « généralistes » qui publient surtout de la littérature mais qui ont aussi un catalogue important dans le domaine des SHS. Ce sont les grands éditeurs, les plus connus du public, comme les Éditions La Découverte, Le Seuil, Gallimard, Minuit, Albin Michel, etc.
Du fait de la présence significative en son sein des éditeurs généralistes, l’édition de SHS a partie liée avec l’édition en général et relève de sa critique telle qu’elle a déjà été largement exposée ici même [1]. C’est pourquoi nous ne reviendrons pas sur les phénomènes de concentration et de financiarisation de l’édition en général, et nous nous pencherons sur l’économie spécifique au secteur des SHS (qui connait aussi des mouvements de concentration capitalistique [2]) dans laquelle les éditeurs généralistes vont jouer le rôle principal.
Les ingrédients de la crise
En fait de crise, il s’est surtout agi d’un discours sur une crise supposée, discours dont les composantes sont fortement sujettes à caution, mais qui s’est imposé au cours des années à force de répétition par des personnalités faisant « autorité » dans le petit monde de l’édition.
Le titre de l’article de Pierre Nora [3], qui inaugure en 1982 le discours sur la crise de l’édition SHS en France est on ne peut plus explicite : « Écrivez, on ne vous lira pas » [4]. Selon Pierre Nora, les étudiants d’alors, comparés à ceux de la génération des années 1960 et 1970, seraient dépourvus de toute curiosité intellectuelle et ne liraient rien en dehors des cours et des manuels : « Mais il faut admettre que deux mille cinq cents ans de baisse régulière, brutalement accentuée depuis 1970, ont fini par produire leur effet fatal : jamais les étudiants n’ont été aussi affamés de bibliographie dont ils ne lisent pas le premier titre » [5]. Leurs lectures, purement utilitaristes, ne seraient orientées que vers le passage des examens ; d’où des pratiques intensives de « photocopillage » et d’emprunts en bibliothèque en lieu et place d’achats de livres.
Plus de vingt ans plus tard, en 2004, Sophie Barluet, qui rédige un rapport de mission sur l’édition SHS pour le Centre national du livre (CNL) [6], confirme : chaque livre serait devenu une sorte de « banque de données » dans laquelle l’étudiant ne puiserait, au gré de ses besoins, que le strict nécessaire et, dit-elle, « le caractère nécessaire ne porte plus sur le livre en tant que tel, mais sur les éléments qu’il contient, et que l’on n’obtient le plus souvent que par les pratiques de "braconnage" que sont la photocopie et l’emprunt » [7].
Dans l’intervalle, tous les participants au débat sur la crise de l’édition SHS (Jérôme Lindon, François Gèze, Dominique Desjeux, Marcel Gauchet, Marc Minon, et quelques autres) ont adopté cette thèse du déclin de la lecture étudiante, à l’instar d’une revue comme « Livres-hebdo », publiée par le Cercle de la Librairie, syndicat patronal des industries du livre.
Selon les tenants de ce discours sur la crise, les (non)lecteurs étudiants ne sont pas les seuls responsables de la mévente des livres de SHS : les auteurs le sont aussi. D’une part, selon Pierre Nora, parce qu’ils n’écriraient pas bien : « Rares sont ceux qui ont gardé le goût de la belle ouvrage. D’abord parce que bien écrire ne fait pas très scientifique. Ensuite, parce que la plupart ne savent plus le français, qu’on ne leur a pas appris à écrire, ni à aimer, ni à respecter. Enfin et surtout parce qu’il y a l’ordinateur. Celui-ci a bien des avantages, mais il a rapidement modifié la manière d’écrire en substituant un style de flux oral à une écriture de réflexion et de concentration » [8] ; d’autre part, selon le même auteur, parce que les sujets qu’ils choisissent n’intéressent presque personne à cause de leur trop grande spécialisation : « … l’étude de la municipalité de Saint-Denis de 1921 à 1923, si importante qu‘elle puisse être, n’a pas de quoi mobiliser les foules » [9].
Avec une même unanimité, toutes les observations qui désignent une crise de l’édition en SHS convergent sur l’idée d’un déclin culturel par rapport à la période précédente, les années 1960 et 1970, considérées comme un véritable « âge d’or » des sciences humaines. « Plusieurs dizaines de milliers de personnes achètent alors les textes de Louis Althusser, de Lucien Febvre, Fernand Braudel, de Roland Barthes, de Pierre Bourdieu. Tristes tropiques, publié par Plon en 1955, connaît un tel succès qu’il est évoqué pour le prix Goncourt […], Surveiller et punir est vendu à plus de 80.000 exemplaires, Les problèmes de linguistique générale d’Emile Benvéniste, à 20.000. L’histoire, avec la revue des Annales, la sociologie, l’anthropologie, la sémiologie, trouvent un large public » [10]. L’effacement plus ou moins prononcé et durable de ce que l’on a appelé les grands paradigmes, marxisme, structuralisme, existentialisme, psychanalyse, linguistique et des auteurs associés, Althusser, Foucault, Sartre, Lacan, Barthes, et quelques autres, aurait sonné le glas des œuvres de SHS destinées à un large public, et les gros tirages afférents.
Les responsables de cette « crise » sont désignés : les lecteurs, étudiants bachoteurs, et les auteurs, chercheurs sans envergure. Les éditeurs, qui sont tout de même le troisième terme qui permet la rencontre entre les uns et des autres, ne sont pas mis sur le banc des accusés. Et pour cause : ce sont eux qui sont, pour l’essentiel, les promoteurs de ce discours sur la crise.
Crise ou discours sur la crise ?
Dans un article paru en 2006, « Publish and perish [11] : La définition légitime des sciences sociales au prisme du débat sur la crise de l’édition SHS » [12], Bruno Auerbach réfute point par point la thèse des éditeurs.
À l’encontre de l’idée même de crise, il rappelle que le nombre total d’exemplaires vendus et le chiffre d’affaires du secteur de l’édition SHS ont continué à progresser très sensiblement pendant la période considérée. Cette progression est attestée notamment par l’étude d’Alain de Toledo et Laurent Faibis, « Du coût du livre au prix des idées. Tirages, coûts de fabrication et prix dans l’édition de sciences humaines et sociales et de sciences et techniques 1988-1998 ». Même Sophie Barluet, dont l’approche et les conclusions sont très favorables aux éditeurs privés, reconnaît une progression du chiffre d’affaires de l’édition SHS de 17.7% en francs (ou euros) constants entre 1974 et 2002 [13]. D’où un étonnement certain à la lecture du rapport réalisé plus récemment par le Groupement français des industries de l’information (Gfii) pour le TGE Adonis (CNRS) portant sur la période 1988-2008 lorsqu’il affirme : « Le CA net éditeurs, exprimé en euros, affiche une quasi stabilité en monnaie courante sur toute la période. Ce qui signifie en fait que sur 20 ans, les recettes de l’édition SHS, aussi bien au niveau du "noyau dur" (édition de recherche stricto sensu) qu’au niveau de l’édition SHS générale ont subi une érosion de 43% liée à l’inflation, les deux compartiments connaissant une érosion de même intensité du CA exprimé en monnaie constante. Sur le long terme, on assiste donc très nettement à une dégradation en termes réels des chiffres d’affaires, qui peut expliquer la grande fragilité économique de l’édition SHS aujourd’hui, aussi bien s’agissant de l’édition de recherche que de l’édition SHS générale » [14]. Ce chiffre d’une baisse de 43% du chiffre d’affaires de l’édition SHS entre 1988 et 2008 en euros constants, qui contredit les études précédentes sans être pour autant étayé par une quelconque argumentation, laisse perplexe. Même en prenant en considération les années 2000 à 2008, qui n’ont pas pu être entièrement prises en compte par les études antérieures, les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE) pour les sciences humaines générales indiquent un chiffre d’affaires de 66.6 millions d’euros en 2000 et de 77.8 millions en 2008 (après une pointe à 90.4 millions en 2007), soit une légère baisse en euros constants sur l’ensemble de la période, mais largement compensée par les fluctuations annuelles. Un tel catastrophisme des analystes du Gfii, qui semble conforter « statistiquement » les analyses des éditeurs, ne peut que renforcer l’illusionnisme qui enrobe cette « crise de l’édition SHS ». Il n’y a donc pas eu de « crise » dans le sens économique du mot, si l’on regarde le chiffre d’affaires de l’édition SHS, sauf à supposer une forte réduction des marges bénéficiaires, ce qui est improbable dans une période où les coûts de production ont sensiblement baissé (baisse du coût du papier, informatisation, nouvelles techniques d’impression, saisie en Tunisie ou à Madagascar, etc.) [15].
Dès lors, l’affirmation selon laquelle les baisses d’achats de livres par les étudiants seraient responsables de cette crise supposée mérite pour le moins d’être interrogée. Cette thèse semble en effet n’avoir aucun fondement. Une enquête de l’Observatoire de la lecture étudiante établit en janvier 2005 que les étudiants lisent autant, sinon plus qu’avant, et qu’ils achètent beaucoup de livres. Et surtout, mieux que des enquêtes toujours contestables, pour l’ensemble de la période, les statistiques du Syndicat national de l’édition sur la vente de livres de SHS rapprochées de celles de la population étudiante en Lettres et Sciences humaines sont édifiantes : « Selon ces données, qui, curieusement, n’ont jamais été rassemblées au cours du débat sur la crise de l’édition en sciences humaines, écrit Bruno Auerbach, il apparaît clairement que le nombre d’exemplaires d’ouvrages de SHS vendus n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui […] on observe que l’effectif étudiant de facultés de lettres et sciences humaines a été multiplié par 1.6 entre 1986 et 2002 quand le nombre d’exemplaires de livres de sciences humaines vendus l’étaient par 1.9. Si l’on utilise cette fois le chiffre dont on dispose pour 1970 (4.526.000 exemplaires), les contingents étudiants dans ces filières ont été multipliés par 2.1 (233.605 étudiants dans ces filières en 1970) entre 1970 et 2002, quand le nombre d’exemplaires vendus l’a été par 2.2. On n’observe donc absolument aucun décrochage de corrélation » [16].
Du coup, les corollaires du supposé utilitarisme estudiantin, l’abus de photocopies (le fameux « photocopillage ») et les excessifs emprunts en bibliothèques perdent leur semblant de pertinence dans la mesure où il est impossible de leur imputer une baisse (en fait inexistante) des achats de livres par ces étudiants. Ces pratiques, à supposer qu’elles se substituent à l’achat de livres, ce que rien ne prouve, auraient pu, tout au plus, en réduire la progression.
Quant à la thèse de la disparition des gros tirages avec le repli ou la fin des grands paradigmes et des auteurs associés, elle semble relever principalement d’une illusion d’optique. On observe en effet dans les années 1980 et 1990 des tirages aussi importants, sinon plus [17], que dans les années 1960 ou 1970 ; mais, souligne Bruno Auerbach, du point de vue des adeptes de la crise, « dans un cas, les succès exceptionnels d’auteurs consacrés sont supposés refléter une tendance générale du marché ; dans l’autre, ils sont l’exception qui confirme la crise » [18].
Des effets du discours
La réfutation de la thèse des éditeurs par Bruno Auerbach a été très peu reprise, peu soutenue, pas attaquée, qu’il s’agisse de la presse, des publications scientifiques, où même des revues généralistes comme Esprit ou Le Débat (bien mal nommé en la circonstance) qui fut pourtant la scène centrale du « discours sur la crise ». Ce qui ne signifie pas que cette réfutation a été admise par un silence approbateur ; bien au contraire, le « discours sur la crise » a continué, comme si de rien n’était, d‘occuper une place de choix dans les réflexions sur l’édition de sciences humaines ; il n’y manque presque jamais le petit refrain sur ces étudiants qui ne lisent pas, qui n’achètent pas de livres. Ainsi tout récemment, Caroline Leclerc, directrice éditoriale chez Armand Colin, dans un article intitulé « Remarques sur l’évolution des pratiques de lecture étudiantes », paru justement dans Le Débat [19], peut écrire sans la moindre réserve cette contre-vérité : « La démocratisation de l’enseignement supérieur n’a pas été suivie par l’accroissement du nombre d’acheteurs de livres ».
Cela dit, et c’est peut-être ce qui explique en partie sa persistance, le discours sur la crise a eu, pour les éditeurs qui le tenaient, des effets non négligeables, notamment sur le plan financier. C’est en effet sur la base de ce discours alarmiste qu’a été établi le droit de copie versé par les bibliothèques au CFC (Centre français d’exploitation du droit de copie) qui a permis, en 2012, la collecte de 45.4 millions d’euros. Ce dispositif complète la taxe sur les appareils de photocopie, établie en 1976 pour les mêmes raisons et qui, étendue en 2007 aux imprimantes, rapporte chaque année 30 millions d’euros. Le Centre National du Livre (CNL), organisme national d’aide à l’édition, bénéficiaire de cette taxe, a vu ainsi son budget augmenter de 70% entre 1995 et 2003. Mais les aides du CNL aux publications de SHS n’ont pas du tout suivi cette augmentation puisqu’elles n’ont progressé que de 6% au cours de cette période, alors que les aides à l’ensemble de l’édition augmentaient de 45 % [20].
Enfin, le prêt payant institué en 2003 dans les bibliothèques publiques et universitaires, après des années de lutte des éditeurs contre les bibliothécaires [21]a rapporté depuis 2005 quelque 17 millions d’euros par an. Or, les secteurs qui sont les grands bénéficiaires du prêt payant sont celui des bandes dessinées et celui des livres jeunesse ; pas les livres de SHS.
Ainsi le « discours sur la crise » de l’édition de SHS a permis aux éditeurs de bénéficier de ressources supplémentaires non négligeables, qui n’ont pourtant pas bénéficié au secteur désigné par ce discours : preuve supplémentaire, s’il en fallait, du caractère artificiel de ce discours.
Dans la deuxième partie de cet article, nous essaierons de comprendre ce qui a pu conduire les éditeurs à de tels égarements.
Jean Pérès