Qui sont donc les « vaches à lait » ? La « Une » du magazine nous met sur la piste :
Nous épargnerons à nos lecteurs une analyse exhaustive dudit « dossier », ainsi qu’une critique « politique » de son orientation. Après tout, la liberté d’opinion est un droit fondamental et Le Point a toute latitude pour développer un discours thatchérien et pour servir une (mauvaise) soupe néo-libérale… Mais les excès, les caricatures et les oublis qui jalonnent « l’enquête » du Point méritent que l’on s’y attarde un instant : une présentation à ce point partielle des faits et une interprétation tellement partiale qu’elle tourne le dos aux principes du journalisme le plus élémentaire.
Des « classes moyennes supérieures »… très supérieures
La thèse du « dossier » est la suivante : « les classes moyennes supérieures, les cadres, les commerçants, les professions libérales, certaines catégories de fonctionnaires sont au bord de la crise de nerfs. Chaque citoyen a évidemment conscience qu’il doit s’acquitter de sa part de l’effort national. Mais certains ont parfois la désagréable sensation de payer pour tout et pour tout le monde ». Et Le Point de s’alarmer : « les perceptions sont prises d’assaut – parfois violemment – par des contribuables hystériques ».
Tremble, peuple de France, la révolte gronde… Quels sont les faits ? Après vérification, nous n’avons pas réussi à trouver d’articles de presse faisant état d’émeutes fomentées, devant les centres d’impôts, par les « classes moyennes supérieures ». Mais peut-être Le Point a-t-il des informations à nous communiquer à ce sujet.
Qui sont les « classes moyennes supérieures » dont Le Point se fait le champion ? C’est le moins que l’on puisse demander quand il est question d’une « enquête ». Or l’hebdomadaire ne nous offre à aucun moment de définition précise de cette catégorie floue. On devra donc se contenter des deux « cas pratiques » proposés par le magazine, qui donnent une idée d’où se situent, selon Le Point, les « classes moyennes supérieures ».
1) « Jean-Pierre, cadre dans un grand groupe informatique, gagne 5.000 euros net par mois. Nathalie travaille, elle, dans la distribution. Elle perçoit 3.000 euros net de salaire mensuel, plus 500 euros pour ses heures supplémentaires ». Soit, au total, 8.500 euros net de revenus mensuels pour ce couple (fictif). Vous avez dit « classes moyennes supérieures » ? Les chiffres invoqués ne parlent pas d’eux-mêmes : le moindre des journalismes consisterait à les comparer à d’autres. Or si l’on compare ces chiffres au salaire médian (celui en-dessous duquel la moitié des salariés se situent), estimé selon le Ministère du Travail à 1.712 euros, on constatera que « Jean-Pierre » gagne environ trois fois plus que la moitié des salariés (deux fois plus pour « Nathalie »). Plus précisément encore : avec ses 5.000 euros mensuels, « Jean-Pierre » fait en réalité partie, selon l’Observatoire des inégalités, des 4% de salariés les mieux payés en France. En d’autres termes, 96% des salariés gagnent moins que ce « cadre dans un grand groupe informatique ». « Nathalie » est moins bien lotie, puisque seulement 90% des salariés gagnent moins qu’elle. Au total, et ce en ne tenant compte que des salaires, le couple fictif du Point gagne davantage qu’au moins 95% des ménages en France. Les « classes moyennes supérieures » sont donc… très supérieures.
2) Le deuxième « cas pratique » du Point confirme cette définition particulière : « Âgé de 70 ans, Paul perçoit une pension mensuelle de 4.000 euros (3.636 de retraire + 363 euros de bonus pour avoir élevé trois enfants ». 4.000 euros de retraite par mois ? Diantre… Selon les indicateurs utilisés précédemment, « Paul » gagne en réalité davantage qu’au moins… 95% des retraités (et 93% des salariés).
Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas d’affirmer ici que « Jean-Pierre et Nathalie » ou « Paul » n’ont pas subi de hausses d’impôts, ou qu’ils seraient immensément riches. Leurs revenus sont en effet incomparables avec ceux, par exemple, des patrons du Cac 40. Il s’agit toutefois de constater que la définition des « classes moyennes supérieures » (parfois qualifiées, avec un peu moins d’imprécision, de « ménages aisés ») est pour le moins… surprenante, et surtout très restrictive. Qui plus est, force est de remarquer que la longue liste qui s’étale en « Une » du Point (« salariés du privé, cadres, entrepreneurs, artisans, professions libérales, familles… ») est trompeuse, pour ne pas dire mensongère : heureux seraient en effet les « salariés du privé », les « artisans » et autres « familles » qui bénéficieraient des mêmes revenus que « Jean-Pierre et Nathalie » ou de la même pension de retraite que « Paul »…
Les pauvres, ces privilégiés
On ne peut en outre manquer de relever, dans le dossier du Point, élément confirmant que nous avons affaire à un gros tract, des attaques à peine dissimulées contre les plus modestes, qu’il s’agisse des salariés, des chômeurs, ou même des retraités (à l’exception de « Paul » qui, avec ses 4.000 euros de pension, a probablement mérité qu’on le laisse tranquille). Les rédacteurs du dossier ont en effet une fâcheuse tendance à opposer les « vaches à lait » à d’autres catégories de la population, en l’occurrence les plus démunis. C’est ainsi que dès la première page de l’enquête, on apprend ce qui suit : « certains ont parfois la désagréable impression de payer pour tout et pour tout le monde. Phénomène renforcé par le fait que, lorsqu’on ne paie pas d’impôts sur le revenu – le gouvernement entend d’ailleurs faire sortir encore plusieurs millions de foyers fiscaux de l’IR en 2015 –, on tombe dans une sorte de cercle vertueux, en bénéficiant par exemple d’une taxe d’habitation allégée ».
Ne nous y trompons pas : les journalistes du Point ont parfaitement le droit de penser – si l’on peut encore là parler de pensée – que les plus pauvres bénéficient de privilèges abusifs. Mais puisqu’ils se prétendent journalistes, ils pourraient livrer quelques chiffres au lieu de psalmodier : « Heureux les miséreux, soyez les bienvenus dans le "cercle vertueux" de la pauvreté ! » ; « Heureux salariés à bas revenus qui devraient se réjouir de ne pas subir les assauts fiscaux dont sont victimes "Jean-Pierre et Nathalie" ! ». Ces petits veinards de pauvres ont même des privilèges dont ils n’ont probablement pas conscience. Voyez plutôt : « les bénéficiaires de certaines allocations sous condition de ressources […] sont eux-mêmes exemptés de taxe d’habitation tout en bénéficiant, localement, de la gratuité de certains services ». Le Point découvre la Lune, avec quelques décennies de retard : les plus pauvres bénéficient de la solidarité nationale. Scandale ! Le Point ne comprend d’ailleurs pas ce que sont les principes de redistribution des richesses, en évoquant un pseudo-« cercle vertueux » : ce n’est pas parce que l’on ne paie pas d’impôts sur le revenu que l’on peut voir sa taxe d’habitation allégée ; c’est parce que l’on a des revenus très modestes que l’on ne paie pas d’impôt sur le revenu et que l’on peut voir sa taxe d’habitation allégée… C’est un fait sur lequel même le journaliste du Point (forcément amoureux des faits, puisqu’il se prétend journaliste) pourrait s’informer et informer ses lecteurs.
Mais ce n’est pas tout. Les « vaches à lait » sont en effet victimes d’autres injustices, dont les plus pauvres n’ont pas à souffrir : ainsi en va-t-il, apprend-on dans un autre article du dossier, du yield management, cette pratique, notamment en vogue dans les transports aériens, mais aussi « le ferroviaire, l’hôtellerie, les stations de ski », qui consiste à faire payer moins ceux qui réservent le plus tôt, et plus ceux qui réservent le plus tard. Le Point dénonce ce procédé car, selon l’hebdomadaire, il « frappe presque toujours les mêmes victimes ». À savoir : « l’actif âgé de 30 à 50 ans ». Doit-on dès lors comprendre que les inactifs, les jeunes et les retraités sont bénéficiaires d’un yield management financé par des ponctions toujours plus fortes sur les « vaches à lait » ? Oui. La preuve par Le Point : « Acheter un billet d’avion pas cher, c’est simplissime : il suffit de s’y prendre 53 jours à l’avance et de voyager un mardi. […] Mais, tous ceux qui voyagent le savent, on ne peut quasiment jamais réserver 53 jours à l’avance en partant un mardi, sauf à être retraité, étudiant ou chômeur – tous ces profils qui profitent à plein du yield management ». Diantre.
On serait tenté de rire s’il ne s’agissait pas, une fois de plus, d’une ridicule et lamentable attaque, emplie de préjugés, contre certaines catégories de la population. Un journaliste du Point est censé, en vertu même de sa fonction, combattre les préjugés quand ils ne reposent sur aucun fait. Or que laisse entendre le pseudo-enquêteur du magazine ? Que les étudiants peuvent partir en vacances n’importe quand. Qu’ils ne suivent pas de cours, ne se rendent pas à des examens et ne travaillent pas, pour la moitié d’entre eux, pour financer leurs études. Et encore : que les chômeurs sont également libres de toute contrainte, qu’ils n’ont pas à rechercher un emploi et à en faire la preuve, pas de rendez-vous à Pôle Emploi, etc. Et surtout que les avions, les hôtels et les stations de skis sont envahis de chômeurs, de retraités et d’étudiants ! L’hebdomadaire pense-t-il sérieusement que les chômeurs ont les moyens de s’offrir régulièrement des billets d’avion ou que les étudiants partent chaque année aux sports d’hiver ?
Qu’est-ce qu’on ne raconterait pas pour défendre à tout prix une thèse ultra-libérale sous prétexte de lutte contre les inégalités…
Et le reste du « dossier » est à l’avenant. On apprend ainsi, entre autres, que « les retraités siphonnent les familles », que « l’État providence creuse les inégalités », qu’il est « inscrit dans les gènes de la France qu’elle protège certaines populations plus que d’autres » (ce avec quoi l’on pourrait s’accorder, mais dans une acception opposée à celle du Point), mais aussi que la récente modulation des allocations familiales est le résultat d’un « coup d’État ». Rien que ça… Et ce n’est pas l’interview « contrepoint » généreusement accordée à l’économiste Camille Landais, qualifié de « pikettyste » par l’hebdomadaire, qui permet de renverser la tendance…
Existe-t-il des injustices fiscales en France ? Oui. Certains salariés ou ménages à revenus modestes ou moyens en sont-ils victimes ? Certainement. Mais tel n’est pas, en réalité, l’objet du dossier du Point. Car si tel était le cas, on ne comprend pas pourquoi l’hebdomadaire, dans sa croisade contre la fiscalité injuste, ne dit pas un mot, faits à l’appui (puisque c’est de journalisme qu’il s’agit), sur les plus riches (supérieurs aux classes moyennes supérieures elles-mêmes) : qu’il s’agisse des particuliers ou des entreprises, qui contournent allègrement l’impôt grâce à de multiples niches fiscales représentant un manque à gagner annuel de plus de 80 milliards d’euros. On ne comprend pas non plus pourquoi la fraude fiscale (entre 60 et 80 milliards d’euros par an) n’est pas dans le viseur de nos « enquêteurs », pas plus que la fraude aux cotisations sociales (20 milliards d’euros par an). Et on ne comprend pas, enfin, pourquoi Le Point ne s’en prend pas à cette véritable gabegie qu’est le système des aides publiques à la presse, dont le coût est exorbitant, l’inefficacité patente et la répartition injuste, puisque les principaux bénéficiaires en sont exclusivement les plus gros titres, parmi lesquels… Le Point (4.6 millions d’euros reçus en 2013).
À moins que… À moins que l’objectif du Point soit, sous couvert d’enquête et de lutte contre les injustices, de jeter l’opprobre sur les plus pauvres et de flatter les plus riches, notamment ceux de son lectorat. On ne peut le croire. Pas de la part d’un hebdomadaire qui publie dans le même numéro, en dernière page, une publicité pour un récent modèle de montre Louis Vuitton, dont le prix de vente public représente la modique somme de… 50.000 euros.
Julien Salingue