Confusionnisme général
Ce qui frappe d’emblée – onglet Toutes les infos ou Actualités –, c’est la confusion et le savant mélange de tout et n’importe quoi qui y règne.
Sans aucune hiérarchie apparente ou un quelconque tri de l’information, sont livrés de façon brute, sinon brutale, l’essentiel et l’accessoire, l’ordinaire et le stupéfiant, l’inédit et le trivial, le people et le politique, le fait divers et le fait majeur. Pour le quidam qui ne s’informe pas autrement, impossible de s’y retrouver dans ce maelström sans queue ni tête, comme ici :
Ou là :
Quelques régularités se dégagent malgré tout. Car s’il n’y a pas le moindre fil rouge ou la moindre cohérence dans cette bouillie éditoriale, le plus petit commun dénominateur semble être la volonté de « faire du clic » ; et pour ce faire, de répondre à une double nécessité : être à la page (via des réactualisations permanentes, jusqu’au vertige) et mettre l’accent sur les sujets les plus « porteurs ». Quels sont-ils, au juste ?
Racolage à tous les étages
Comme on pouvait s’y attendre, tout ce qui a trait au voyeurisme, au sexe et au sexisme est particulièrement « vendeur », donc particulièrement (sur)représenté. Les exemples sont légion mais qu’il suffise de nous arrêter sur les captures d’écran qui suivent pour s’en convaincre :
Photos plus ou moins aguicheuses, accent récurrent mis sur l’esthétique ou le cosmétique, rabaissement des femmes à de purs objets de fantasmes : dans la course effrénée aux clics, Yahoo ne rechigne devant aucun procédé pour nourrir à sa façon l’imaginaire masculin et/ou féminin et, partant, mettre en scène des femmes réduites le plus souvent au superficiel et à l’artificiel.
Suspense à tout prix
Rien ne vaut cependant la stratégie du teasing dont Yahoo use et abuse pour attirer le chaland et espérer ainsi accroître ses recettes publicitaires. Toutes les occasions sont bonnes, en effet, pour appâter le lecteur, soit comme évoqué précédemment en misant sur ses plus bas instincts, soit, « mieux », en en disant juste assez pour l’inciter à vouloir en savoir plus. Preuve supplémentaire que la stratégie commerciale de Yahoo – et d’autres – prime sa stratégie éditoriale. Ce sont bien les intérêts mercantiles (« la chasse aux clics ») qui dicte la nature et la qualité de l’information, et non l’inverse. L’exemple ci-dessous, parmi tant d’autres chaque jour, témoigne de ces petites manœuvres dilatoires :
Ce vrai-faux suspense, déclinable à l’infini et sur tous les sujets, fait particulièrement rage dès lors qu’on touche au sport ou à la politique :
Il achève de transformer en simple devinette ou anecdote certains faits qui mériteraient un traitement autrement plus sérieux, et de monter en épingle certaines situations dérisoires. Et pour plus d’efficacité (publicitaire) encore, ce teasing est à tiroirs : d’abord l’accroche, succincte et (supposément) alléchante, puis l’article… tronqué, au bas duquel il faut encore cliquer pour enfin accéder à l’intégralité du texte – qui ne comporte généralement que deux à trois lignes supplémentaires par rapport à la version précédente tronquée. En somme, pour les plus téméraires, il faudra trois clics pour aller au terme d’un article généralement insignifiant. Toutes choses égales par ailleurs, ces stratagèmes ne sont pas sans rappeler les « restez avec nous » et autres « à venir dans votre journal » qui scandent les journaux télévisés actuels, visant à tenir le téléspectateur en haleine coûte que coûte.
Dans la même logique, il faudrait tout autant souligner l’obsession, et par conséquent, l’omniprésence de la petite phrase, notamment dans le monde de la politique (mais aussi du sport ou du divertissement, ou de tout cela à la fois), ou comment parler de politique de telle sorte que l’on n’en parle pas ; en effet, quelle meilleure façon de dépolitiser cette dernière que de ramener l’information politique à ce qu’elle a de plus labile, de plus éphémère et, in fine, de plus superficiel ?
Site d’information ou simple compilation d’articles ?
On pourrait se consoler de la piètre qualité de l’information recueillie et mise en forme sur Yahoo en soulignant que la multinationale américaine se contente presque exclusivement, au moins en ce qui concerne sa filiale française, de reprendre et relayer des articles aux sources aussi variées, sinon hétéroclites, que Le Monde, l’Express, Libération, Voici.fr, Gala.fr, PurePeople.com, etc., tout en y ajoutant du contenu propre (Yahoo Sport, Yahoo Divertissement…). Le bâtonnage de dépêches Reuters ou AFP occupe également une place non négligeable. C’est dire si le spectre recouvert par ce portail est large, et sa ligne éditoriale incohérente. Ici encore, puisque le court terme et la courte vue prévalent, il n’y a qu’une stratégie qui vaille : recycler le meilleur (rarement) et le pire (souvent) de ce qui se fait et s’écrit ailleurs - d’où la surexposition des articles réputés les plus lus ou les plus fréquentés de tel ou tel site d’information que Yahoo contribuera à entretenir.
Informations partout, information nulle part
On ne peut néanmoins réduire Yahoo à un simple capharnaüm éditorial. Si pour les raisons commerciales évoquées plus haut, il a tout intérêt à être un organe « attrape-tout » – tout est bon pour « intéresser » le lecteur et faire du clic – il y a malgré tout un tri d’une certaine sorte : faire le choix de (presque) tout mélanger, tout relativiser, tout dépolitiser, c’est encore un choix, certes très discutable. Autrement dit, si Yahoo s’abstenait de faire de l’information et d’en faire comme elle en fait, l’information ne s’en porterait certainement pas plus mal. Mais la santé économique de groupe serait sans doute moins florissante. Cette volonté de concentration verticale a conduit celui qui n’était à l’origine qu’un annuaire web à diversifier ses activités… quitte à massacrer l’information. Répétons-le, faire de l’information comme le fait Yahoo est tout sauf anodin : c’est concevoir cette dernière comme un simple objet marchand hautement périssable - le moindre fait nouveau étant sans cesse voué à chasser le précédent. Les rares messages sérieux ou approfondis qui pourraient être portés sont alors nécessairement brouillés ou noyés dans la masse d’articles imbéciles ou futiles.
En matière de journalisme, à l’ère du numérique, la réactivité d’Internet est souvent louée, parfois à juste titre compte tenu des pesanteurs inhérentes à certains organes d’information traditionnels. Reste que les portails tels que Yahoo illustrent surtout une absence manifeste de recul, de point de vue, de hiérarchie, et en définitive, de volonté réelle de démocratiser une information de qualité : tout se passe comme si la seule exigence était d’être à la page, de ne rien rater du spectacle médiatique et politique… pourvu qu’il soit suffisamment spectaculaire, donc rentable. À cet égard, il n’est pas très rassurant de constater que les versions numériques des grands quotidiens semblent s’aligner sur les pratiques les plus contestables de Yahoo et consorts : en témoignent les titres visibles en « Une » qui, grâce à un algorithme savant, varient à quelques minutes d’intervalles afin de ne pas risquer de lasser le lecteur… ou d’approfondir l’analyse. Coller à tout prix à l’actualité dans ce qu’elle aurait de plus urgent, au détriment d’un véritable travail d’information suivi et fouillé plus qualitatif que quantitatif, est-ce encore informer ?
Thibault Roques