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Libération : plus dure sera la chute ? (« Rapport d’expertise » et témoignages)

par Julien Salingue,

« Environ un tiers des effectifs menacés de licenciement, voilà l’annonce de la direction de Libération, effectuée ce lundi 15 septembre 2014 au Comité d’entreprise et aux salariés du quotidien. C’est pour faire de Libération un groupe multimédia rentable, ″normal″, que cette mutilation a été détaillée, avec une réorganisation complète de ce qui restera de la rédaction et de ses services. Cette réduction doit permettre au journal de redevenir rentable en 2015 selon la direction ».



Ainsi s’exprimait, en septembre dernier, le Syndicat National des Journalistes (SNJ), dans un communiqué au titre explicite : « ″Big Bang″ meurtrier à Libération ». Trois mois plus tard, ce sont une centaine de salariés (sur 238) qui ont fait connaître leur volonté de quitter le journal, soit un nombre excédant largement celui prévu par le « plan de départ volontaire » imposé par la direction. Pourquoi ? L’avenir est des plus sombres pour ceux qui restent. En quoi ?



Quelques réponses grâce, notamment, à un rapport d’expertise consacré au « projet de transformation » de Libération et récemment réalisé pour le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par le groupe Apex-Isast (un rapport que nous publions en .pdf à la fin de cet article).

« Une communication anxiogène »

Ce rapport permet sans doute de comprendre pourquoi tant de salariés de Libération ont « choisi » de partir. Ce long document est en effet, à bien des égards, affligeant pour la direction du journal, et dénonce de manière précise et informée les errements, pour ne pas dire les fautes, de cette direction dans la conduite et dans les objectifs de son « plan de transformation » : « contexte social dégradé », « risques psychosociaux », « accroissement de l’intensification du travail », « transformation du journal vers une culture de management gestionnaire », etc.

Le rapport dénonce ainsi, entre autres, une communication « anxiogène ». Lorsque l’on entre dans le détail de ladite « communication », on peut même se dire que le terme « anxiogène » est un doux euphémisme : « Un diaporama a été présenté à l’ensemble des salariés reprenant les suppressions de postes envisagées, sans davantage d’explications. Certains salariés ont appris la suppression de leur poste lors de cette présentation ». La communication s’est faite « essentiellement par mail : 2 messages ont été adressés aux salariés, l’un portant sur le Plan de Départ Volontaire et le second sur la mise en place d’une cellule d’écoute ». Qui plus est, « seulement certains salariés sont reçus par la direction. La logique des suppressions n’est pas claire pour les salariés, le message de décisions arbitraires et de ″règlement de compte″ circule ». « [Il existe] une vision contrastée entre ce que la direction pense avoir fait comme communication sur la mise en place de groupes de travail et le ressenti des salariés : aucune communication écrite officielle n’a été adressée aux salariés ». Etc.

Un article publié vendredi 28 novembre sur le site de Télérama fait ainsi état d’une ambiance « pesante », comme en témoigne la journaliste Lorraine Millot, sur le départ : « C’est un crève-cœur, mais ils ont tout fait pour écœurer les gens. Dialogue social : zéro. Gestion du personnel : lamentable, ou plutôt absente. Le climat est abominable et délétère, déliquescent. Outre les ascenseurs en panne, on ne peut plus imprimer faute de cartouches d’encre. Et on est obligé de quémander pour un bloc-notes ou un stylo ! J’ai la sensation d’un immense gâchis ». Dans de telles conditions, on comprend que nombre de salariés du journal préfèrent partir (avant qu’il ne soit trop tard ?) à l’occasion du « plan de départ volontaire ».


« Une intensification du travail prévisible »

D’autant plus que l’avenir ne semble guère radieux… L’un des schémas publiés dans le rapport CHSCT résume en grande partie ce qui attend les salariés du « futur » Libération :

Quelles peuvent être ainsi, par exemple, les effets concrets du « développement de la polyvalence » induit par les réductions d’effectifs et la réorganisation du journal ? Entre autres : « stress accru devant une multitude d’informations à traiter ; crainte d’être dans l’obligation de rédiger un article dans un domaine mal connu et de ce fait, perdre le sens de son travail et le plaisir de faire ; pression de la production plus forte liée à la publication d’articles plus rapide ; tension du fait des objectifs de production assignés ; compétition accrue entre journalistes, notamment avec les plus jeunes ». On comprend dès lors ce journaliste (partant) cité par Télérama : « On croyait que le plus dur serait pour ceux qui partent, mais ce sera pour ceux qui restent ».


« Un accroissement du temps de travail et des rythmes de travail »

Dans la mesure où la baisse des effectifs se double d’une volonté de la direction « d’élargir l’amplitude horaire », le temps de travail va mécaniquement s’accroître, de même que les rythmes imposés aux salariés qui restent, avec comme conséquences organisationnelles, notamment : « Un travail masqué non pris en compte (travail à domicile, interviews...) qui ne se fait pas systématiquement avec une présence physique dans les locaux » ; « un renforcement des règles et du contrôle vécu comme une sanction » ; « une durée de travail amplifiée alors que certains salariés dépassent largement les horaires, ne prennent pas l’ensemble de leur RTT et de leurs congés » ; « des règles et du contrôle qui risquent de rigidifier l’organisation du travail au détriment du travail coopératif » ; « des impacts vie professionnelle/vie personnelle aggravés ». Avec, entre autres effets prévisibles de ces méthodes visant à maximiser à tout prix la productivité des salariés, des conséquences sur la vie privée et des risques pour la santé : « sentiment de surcharge ; absence de temps de récupération ; démotivation ; sentiment d’injustice ; tensions avec la hiérarchie et inter-équipes ; fatigue, stress, burn-out ; dégradation de la vie personnelle ».

Bien évidemment, la qualité du journal s’en ressentira [1], puisqu’on demandera toujours plus à toujours moins de salariés, sans aucune anticipation des bouleversements à venir : « selon le projet présenté, le rédacteur passerait de 9,75 feuillets à 11,08 feuillets par semaine. Ce qui n’est pas précisé ce sont les conditions dans lesquelles le rédacteur devra rédiger ses feuillets, à savoir : les départs de salariés expérimentés qui connaissaient les rouages et savaient travailler avec chacun des services ; des recrutements qui vont nécessiter des temps d’apprentissage ; des recherches documentaires à réaliser soi-même. (…) ; une suppression des postes de directeurs artistiques qui mettaient en valeur l’article d’où la fierté finale de la parution de son article pour le journaliste ; un bouclage toujours prévu à 20H00 – report sur la rédaction de la qualité de la copie (suppression des correcteurs et aujourd’hui suppression de postes de secrétaires de rédaction) ; la suppression de cette organisation collective qui faisait en sorte de faciliter le travail du journaliste ».


***



Quel avenir pour Libération ? Nous ne le savons pas, et notre rôle n’est pas de nous substituer aux syndicats et de proposer un « autre » plan. Mais force est de constater que cet avenir est bien sombre et que nombre de journalistes du quotidien l’ont compris en « choisissant » de partir avant qu’il ne soit trop tard. Nous ne pouvons que répéter ce que nous écrivions en février 2014 :

Ce qui se passe aujourd’hui confirme malheureusement le diagnostic, réputé simpliste, que nous avons effectué de longue date : l’indépendance individuelle des journalistes dans l’exercice quotidien de leur activité, elle-même minée par la détérioration de leurs conditions de travail et une précarité galopante, est un leurre quand l’indépendance collective des rédactions n’est pas effective. Ce qui se passe aujourd’hui à Libération en est la lamentable démonstration.

Les rédactions devraient bénéficier d’un statut juridique leur reconnaissant des attributions étendues. Les entreprises de presse devraient être dotées d’un statut d’entreprises sans but lucratif… revendiqué il y a près de cinquante ans par les sociétés de rédacteurs et un dangereux extrémiste… Hubert Beuve-Méry, fondateur et directeur du Monde de 1944 à 1969. Et c’est ce statut qui devrait conditionner l’attribution d’aides publiques à la presse.

Or que fait le gouvernement ? Il dort…

Les usagers des médias ne sont pas seulement des consommateurs, décidant selon leurs goûts et opinions, aussi légitimes soient-ils. Quelles que soient leurs préférences, qu’ils adorent ou détestent Libération, qu’ils se méfient des médias traditionnels ou seulement de certains d’entre eux, qu’ils privilégient ou non les sites en ligne et les médias associatifs, ils sont tous concernés.

Julien Salingue

 
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Notes

[1Qualité sur laquelle nous ne nous prononcerons pas ici : voir notre rubrique consacrée à Libération.

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