« Même si les cas de possession démoniaque spectaculaire […] sont rares, la pratique de l’exorcisme, aujourd’hui méconnue, n’en demeure pas moins importante pour la foi chrétienne. » Cette phrase qui affirme tranquillement l’existence de « possessions démoniaques » – plus ou moins spectaculaires... – ne provient pas du site Internet de Civitas ou d’un blog sur le paranormal mais du premier quotidien national d’information générale en France : Le Parisien [2].
Lutte contre l’insécurité en Île-de-France : « le père Alain pratique une dizaine d’exorcismes chaque année »
Composé de quatre articles, un surprenant « dossier » a été publié le 16 décembre 2014 dans le supplément de l’édition parisienne du quotidien [3]. Le texte principal est le compte rendu d’une rencontre avec un des quatre prêtres exorcistes officiant en Île-de-France, le père Alain. Manifestement, le journaliste n’est pas resté insensible au charisme de l’exorciste francilien : « Pull-over noir, mèche rebelle et demi-sourire empathique ». Un portrait photo vient confirmer cette description engageante. L’article renvoie à une vidéo tout aussi bienveillante du « témoignage » du père Alain [4].
Avec une « neutralité » dont il est avare lorsqu’il s’agit de rendre compte, par exemple, de mouvements sociaux [5], Le Parisien restitue sans distance les propos du père Alain qui, parmi bien d’autres affirmations fabuleuses, « estime à une quarantaine, le nombre des véritables cas de possession traités chaque année en Île-de-France. » Un journal sérieux s’inclinant devant des données chiffrées, le quotidien reste donc sans voix. Même retenue respectueuse face au récit que fait le père Alain d’ « une mésaventure qui lui est arrivée avec une paroissienne » : « J’imposais la main sur l’épaule d’une personne qui demandait à être reçue, et je lui disais : Ma pauvre, je suis trop occupé. Je ne peux pas vous recevoir maintenant. Il faudra revenir. J’ai entendu : Ne la touche pas ! Et j’ai été projeté contre le mur à 2 m en arrière par une force qui n’était pas celle de cette personne. Après ça, je me suis écroulé. Je n’ai pas peur car je suis le serviteur du Seigneur [6]. » Il arrive aussi que des lecteurs rationnels tombent mystérieusement à la renverse en lisant certains articles du Parisien.
Puis, candide, le quotidien interroge : « Mais alors ? Sont-ce les personnes, les lieux ou les objets qui transporteraient de mauvaises ondes ? » Réponse (évidente) du père Alain : « la plupart du temps, ces problèmes sont liés à la personne. » Plus loin, Le Parisien retrouve sa vocation de journal de proximité soucieux du quotidien des Français avec cette question pratique : « comment lutter contre l’esprit du mal ? » Un seul remède selon le serviteur de l’Église : « Rétablir la paix intérieure en priant. » Amène, Le Parisien conclut : « D’ailleurs, en récitant le Notre Père, chaque chrétien ne pratique-t-il pas une forme de petit exorcisme, en demandant d’être "délivré du mal". » Ainsi, après avoir laissé entendre que les possessions démoniaques et « l’esprit du mal » étaient des phénomènes réels et que la pratique de l’exorcisme était légitime, voilà que le quotidien affirme l’efficacité de la prière... Il faudrait inventer le « prix Albert Lourdes ».
Enquête sur l’appartement hanté de Stéphanie
Le « dossier » se poursuit par un article consacré au témoignage de « Stéphanie, 37 ans, se disant victime de manifestations paranormales ». Il s’agit encore une fois de la restitution passive d’affirmations fantastiques : « des apparitions, de silhouettes, des objets qui tombent ou se déplacent » dans l’appartement de Stéphanie, « des phénomènes bizarres se produisant essentiellement dans la salle de bains, le couloir et la chambre des enfants ». Et, en guise de « preuves », un autre témoignage : « Au 3e étage, l’ancien voisin n’est pas près d’oublier ce qu’il a vécu. "Les jouets se mettaient en marche tout seul durant la nuit", assure Thierry. "Je sentais constamment une présence chez moi", ajoute-t-il, encore impressionné. » Puisque Stéphanie et Thierry le disent...
« En désespoir de cause, la jeune femme a fait venir le prêtre de la chapelle Saint-Damien pour bénir l’appartement. Sans succès, selon elle : les phénomènes continuent. » Une seule solution, donc : faire appel au père Alain, exorciste assermenté.
À aucun moment la réalité des phénomènes et la véracité des témoignages ne sont questionnées, aucune preuve n’est exigée ; on a ici affaire à un « journalisme d’enregistrement » d’une grande complaisance à l’égard de l’irrationnel et de « l’étrange ». Le goût du sensationnel conduit parfois à des pratiques journalistiques... para-normales.
Avant de passer à l’examen du reste du « dossier », le moment est peut-être bien choisi pour rappeler le montant des aides à la presse dont bénéficie le journal du groupe Amaury : en 2013, Le Parisien a reçu de la collectivité près de 4 millions d’euros et Aujourd’hui en France, 12 millions [7]. Gageons que les pouvoirs publics s’assurent que ces « assistés » respectent la charte éthique qu’ils revendiquent... Celle du Parisien affirme que le quotidien fait « le maximum pour vérifier la validité des informations, respecter les règles de la déontologie journalistique [8] ». Le paragraphe suivant enfonce le clou : « Nous nous engageons également à faire le plus possible pour garantir la fiabilité des informations ». Rassurés, nous pouvons reprendre notre lecture.
Parole aux « sceptiques » : des décrypteurs d’images paranormales, une chercheuse en métapsychique et une médium
Le dossier s’achève par deux articles (plus courts) dont les titres laissent penser que nous allons enfin bénéficier d’un point de vue rationnel sur les prétendues manifestations surnaturelles : « Sur Facebook, un groupe décrypte les images » et « Les scientifiques expliquent certains points lumineux ». Eh bien non. Dans les deux cas il s’agit d’adeptes de démarches pseudo-scientifiques qui, bien que sceptiques quant la réalité de certains phénomènes, croient malgré tout au paranormal.
Le Parisien rend ainsi compte de l’existence d’un groupe privé sur Facebook consacré à l’analyse de « photos et vidéos paranormales », « une page [qui] se donne comme objectif de comprendre. » Si certaines « images étranges » y sont en effet expliquées rationnellement, d’autres sont jugées authentiques et la croyance au paranormal est une sorte de prémisse implicite. C’est la position « Oui, mais... »
Le dernier article donne enfin la parole aux scientifiques ; enfin, si on est disposé à admettre qu’une « chercheuse » à l’Institut métapsychique international et une médium sont des scientifiques... Pascale Catala de l’IMI [9] ne croit certes pas que tous les « orbes » (ces points lumineux « anormaux ») sont d’origine paranormale mais elle précise « qu’à l’heure actuelle, on ne dispose pas d’explication scientifique vraiment probante. » C’est la position « Peut-être ».
Quant à la médium Agnès, une citation suffira à donner la mesure de son scepticisme et de sa rigueur scientifique : les orbes sont des « âmes de défunts [qui] n’ont pas été libérées. Elles ne sont pas allées vers la lumière […]. Elles restent donc là, piégées. Certaines peuvent faire du bruit ou pousser des cris, en fonction de ce qu’elles ont vécu précédemment. » Grave, Le Parisien ajoute : « Il faut les libérer. Certains médiums appellent encore cela "un point mort". » C’est la position « N’importe quoi ». Et le point mort du journalisme.
Présenter ces « expertises » comme des discours sceptiques et scientifiques amène à penser que l’approche rationaliste n’a pas grand-chose à objecter aux affirmations sur l’existence du paranormal. L’espace très réduit accordé à ces avis pseudo-sceptiques renforce l’impression que la science est quelque peu gênée par les phénomènes en question.
L’irresponsabilité du Parisien
Nous avons bien sûr envisagé que ces divagations pouvaient être un objet de dérision pour les journalistes du Parisien et que l’on avait bien rigolé en conférence de rédaction des anecdotes du père Alain et de l’appartement hanté de Stéphanie. Seulement, outre le fait que le cynisme serait une piètre défense, ce qui a été effectivement publié est dénué de toute distanciation critique ou satirique. Et cela va plus loin : Le Parisien prend au sérieux, voire flatte, les croyances les plus fantastiques. Ainsi, quelqu’un qui croit aux possessions démoniaques et aux esprits frappeurs ou, pire, s’en imagine victime, se trouve conforté dans son irrationalité [10].
Par ailleurs, à aucun moment Le Parisien n’envisage que les croyances religieuses puissent avoir une part de responsabilité dans les cas de « possession démoniaque ». Pourtant il semble légitime de se demander si l’Église, en expliquant la démence par l’action d’une entité maléfique et en culpabilisant la victime pour l’avoir « invitée », n’est pas à l’origine – au moins en partie – des maux qu’elle prétend pouvoir soigner. Quoi qu’il en soit, par sa complaisance à l’égard de l’exorcisme et du paranormal, Le Parisien fait preuve d’une irresponsabilité que les chartes de déontologie journalistique en vigueur condamnent [11].
La pratique du journalisme implique la rationalité, le respect des faits, mais aussi une responsabilité vis-à-vis des effets que l’on peut produire. Il semble plus que jamais nécessaire d’encourager le développement d’une culture de la rigueur argumentative et de la démonstration dans les médias. Tout le monde en profitera, sauf bien sûr ceux – particuliers, entreprises et institutions – qui tirent argent et pouvoir de l’exploitation de la superstition et de l’obscurantisme [12].
Le Parisien pourrait montrer l’exemple en commençant par retirer l’horoscope qui figure tous les jours à la dernière page du journal, une rubrique qui fait en plus explicitement la publicité d’un « service » astrologique payant [13].
Laurent Dauré