Journalisme économique ou guérilla idéologique ?
Dès le chapeau introductif du papier, Le Boucher passe à l’attaque, sans nuance :
« Contrairement aux rodomontades, le gouvernement grec a fini par accepter les conditions de la troïka. Une dure leçon pour les populistes d’extrême gauche comme d’extrême droite. »
On ne sait pas trop ici à quoi renvoie le terme de « rodomontades »… Le Boucher cherche-t-il plutôt à disqualifier le programme de Syriza, les premières annonces du nouveau gouvernement ou certaines déclarations d’Alexis Tsipras ou d’autres ministres ? Visiblement, en tout cas, pour ce grand journaliste, le fait même de discuter, de critiquer et de contredire les recommandations de la troïka est en soi une provocation. Dans la deuxième phrase, deuxième malveillance à l’égard de Syriza, tout aussi floue et gratuite. Le Boucher en appelle en effet à un procédé vieux comme la paresse intellectuelle et le journalisme à gages : le qualificatif de « populiste » lui permet de mettre dans le même sac et sans autre forme de procès « extrême gauche » et « extrême droite ».
Un début en fanfare, donc, n’ayant rien à voir avec du journalisme économique, mais tout avec des techniques sommaires de guérilla idéologique, et que surpasse encore la suite de l’article, qui puise aux meilleures sources :
« Le quotidien allemand Bild raconte cette histoire inouïe. Le gouvernement grec a envoyé une lettre à Bruxelles, jeudi 19 février, qui énumérait ses nouvelles propositions dans la difficile négociation avec ses partenaires, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI. La fameuse troïka dont le gouvernement grec ne voulait plus entendre parler ! Une lettre de capitulation sous conditions : Athènes accepte de se plier à l’intégralité de ce que demandent la troïka mais que c’est provisoire, il y aura « des inflexions à venir ». L’Allemagne sitôt cette missive connue a répondu sèchement : c’est « nein ». Encore du flou cet « à venir ». Berlin ne signera qu’un accord ultra-précis. Le ministre des finances Wolfgang Schaüble, insulté par son homologue grec, Yanis Varoufakis qu’il ne supporte plus, campe alors sur une position inflexible. La Grèce doit revenir à la situation d’avant l’élection législative, au programme d’aide signé par son prédécesseur. Point. Et c’est l’accord qui a été finalement conclu vendredi 20 février en dépit des tentatives de communication d’Athènes pour sauver la face.
La faute de la Poste !
Bild raconte que les Grecs, gênés par ce nouveau renvoi dans les cordes par l’Allemagne, ont alors expliqué que la lettre envoyée n’était… pas la bonne, qu’il y avait eu une erreur de courrier, et qu’une nouvelle lettre, la bonne, plus conforme aux demandes allemandes, venait de partir ! La faute de la Poste ! Un véritable enfantillage qu’on peine à croire. »
On s’étonnera d’abord que Le Boucher, ce « grand analyste économique », en principe aussi clairvoyant que bien informé, s’en remette à Bild pour rendre compte des négociations entre le gouvernement grec et ses bailleurs. En effet, Bild, est plutôt connu pour sa couverture du football, sa grande photo quotidienne de jeune femme dénudée et son nationalisme échevelé que pour la rigueur de son traitement des questions européennes et des politiques économiques. Choix d’autant plus étonnant que l’anecdote qui nous est livrée par le truchement de Le Boucher est tout bonnement ridicule. D’ailleurs, Le Boucher signale par la suite que Varoufakis démentira cette histoire grotesque d’erreur de courrier…
Surtout, que la diplomatie et l’économie sont simples lorsqu’elles sont expliquées par Bild et Le Boucher : oubliées les semaines d’allers et retours entre Athènes et Bruxelles depuis la victoire de Syriza le 25 janvier, oubliés la BCE, le FMI, la Commission et les 25 autres pays européens, tout se serait joué les 19 et 20 janvier dans des échanges de courriers entre les ministres des finances allemand et grec – qui s’insulteraient et ne se supporteraient plus – l’inflexibilité du premier contraignant le second à une reddition pure et simple. Un point de vue très « germano-centré » qui, aussi puissante soit l’Allemagne, occulte les positions et le rôle joué par les autres institutions et pays européens, qui fait fi des assouplissements obtenus qui permettront au gouvernement grec quelques mesures sociales d’urgence, et qui ignore ce qui reste à discuter lors des négociations à venir, puisque l’accord signé ne vaut que pour les quatre prochains mois.
Mais peu importe. Ce qui compte pour Le Boucher c’est l’affrontement entre l’Allemand, inflexible car insulté, et le Grec, puni car arrogant et inconvenant :
« Mais cette histoire, fausse ou véridique, dit deux choses : ce qui est devenue l’hystérie allemande contre les Grecs de Syriza, à force d’avoir été insultés, constamment comparés aux nazis, et appelés « à payer », toujours « à payer » pour un pays qui triche en permanence et qui continue de filouter avec les disciplines européennes. J’avais vu cette colère monter en Allemagne mais je n’imaginais pas qu’elle avait atteint ce niveau. Dans une Union, il ne faut insulter aucun de ses partenaires. Les Grecs le paient cher. »
L’ « amateurisme » et la « naïveté » de Syriza
Sur quoi repose cette petite leçon de bonne mœurs totalement gratuite ? Quand un responsable de Syriza a-t-il insulté un dirigeant allemand ou l’a-t-il « comparé aux nazis » ? En quoi la Grèce continue-t-elle à « filouter » avec les disciplines européennes ? Tout ceci, Le Boucher ne le dit pas, mais il embraye sur un procès en « impréparation », en « naïveté » et en « amateurisme » de Syriza :
« La deuxième leçon vient de l’incroyable impréparation de Syriza. Ce parti populiste prétendait gouverner son pays sur une ligne opposée à celle de ses prédécesseurs depuis le début de la crise des dettes en 2010. Il croyait détenir la voie d’une solution par la croissance, malgré les engagements européens signés, malgré la situation de dépendance financière et budgétaire du pays. Il croyait que le peuple grec ayant voté, tous les autres peuples européens, soit allaient se soulever pour les rejoindre, soit allaient accepter le nouveau programme du valeureux gouvernement Tsipras.
Naïveté et amateurisme
C’était une naïveté complète, une méconnaissance totale des lois européennes, une erreur grave sur le rapport de force et, surtout, il faut insister sur ce point : une prétention qu’il y a une voie, « un autre chemin », une autre politique, bien meilleure, bien moins douloureuse, facile même. Laquelle ? « Il suffit de refuser l’austérité », il faut tout simplement revenir en arrière, augmenter les salaires et les retraites, réembaucher les fonctionnaires, pratiquer une politique de relance tout azimut. »
Ce que Le Boucher qualifie d’« impréparation », d’« amateurisme » et de « naïveté » est donc le simple fait pour Syriza d’avoir fait campagne et de s’être fait élire sur un programme proposant une voie alternative à l’austérité, ou tout au moins, permettant d’en réduire les effets les plus mortifères – et en aucun cas de « tout simplement revenir en arrière ». Ainsi, pour Le Boucher, la démocratie doit s’arrêter là où commencent les exigences des institutions financières internationales (et de l’Allemagne) – au-delà c’est du populisme et de la naïveté. Quant à savoir si les dirigeants de Syriza ont jamais cru qu’il leur serait aisé de le faire accepter et de le mettre en œuvre dans l’Europe telle qu’elle est, c’est évidemment une libre interprétation supplémentaire de Le Boucher dont il est permis de se demander si elle est simplement plausible…
À ce moment de sa « démonstration », Le Boucher semble en rabattre sur son intransigeance toute germanique :
« Le malheur vient non pas du constat. Il n’est pas faux le constat, du moins en apparence : l’austérité en Grèce a été trop forte, elle a provoqué une récession qui a fait dériver le pays de tous les objectifs budgétaires. […] Donc en effet la balance n’est pas favorable à la solution de l’austérité, beaucoup le reconnaissent aux Etats-Unis et en Europe. Il faut chercher à marier rigueur et croissance. »
Mais c’était pour mieux en revenir à ses vitupérations insultantes contre les nouveaux dirigeants grecs :
« A partir de là, Alexis Tsipras a cru que c’était joué, les partenaires allaient faire pression sur Berlin et le programme de relance allait être accepté. Mais tout s’est écroulé par impréparation et prétention.
Le ministre des finances grec, Yanis Varoufakis, a passé son temps à faire le gros malin dans les réunions, sur les TV et sur les réseaux sociaux, sans avoir de programme précis, concret, qui sache jouer finement avec les engagements passés, et qui soit acceptable. Il n’a cessé de passer d’un plan vague à un plan impossible jusqu’à la filouterie de derrière minute de l’erreur de la poste ! (qu’il a démentie). »
C’est entendu, si la troïka n’a consenti à desserrer qu’à la marge le garrot de l’austérité qui étrangle le peuple grec depuis 2010, c’est du seul fait de la nullité et de l’arrogance de Tsipras et de Varoufakis… Le premier ayant toutefois, des circonstances atténuantes ; en effet, Le Boucher, toujours perspicace, a débusqué les vrais coupables :
« Imposture
Son pays paie aujourd’hui très fort ses fanfaronnades et sa totale incompétence. Mais ce n’est pas un hasard. Les populistes font appel à des économistes de la marge, qui se disent alternatifs. Tous ne sont pas sans intérêt bien entendu. Mais beaucoup sont dans l’illusion d’un « savoir ». Ceux d’hier, ânonnaient un prêchi prêcha néo-marxiste de base. Ceux d’aujourd’hui ont compris qu’il fallait afficher des connaissances sur la grande réalité contemporaine, celle qui compte : la finance. L’économie est devenue une science de créativité. Ils balancent des propositions obscures : des obligations gagées sur la croissance, par exemple. On n’y comprend rien mais çà en jette. Yanis Varoukakis est de ceux là, de ces gourous imposteurs qui passent de fac en fac, qui ont des blogs à succès pour les alternatifs en mal d’une autre politique. […]
Yanis Varoufakis a dû empapahouter Alexis Tsipras et les autres chefs de Syriza, exactement comme les mathématiciens traders inventent des produits toxiques pour les vendre à leur direction. Des mirages, des fausses solutions, des idées aussi savantes que creuses. […]
La Grèce n’avait pas perdu d’avance. Elle aurait pu obtenir un assouplissement substantiel de son programme d’aide. L’Allemagne aurait pu, une nouvelle fois, accepter beaucoup de ce qu’elle rejette au départ. Mais sa chance a été gâchée par arrogance et méconnaissance. »
En résumé, ce seraient donc les économistes hétérodoxes qui seraient la cause de l’échec du gouvernement grec à obtenir davantage de ses créanciers : ces « gourous imposteurs » qui seraient « dans l’illusion d’un savoir », « balancent des propositions obscures », qui « en jettent » mais auxquelles « on [Le Boucher en tout cas] ne comprend rien », et auraient « empapahout[é] Alexis Tsipras et les autres chefs de Syriza, exactement comme les mathématiciens traders inventent des produits toxiques pour les vendre à leur direction »… Ouf !
On ne reviendra pas sur chacune des nombreuses absurdités et incohérences de ce passage. On se contentera de regretter qu’Éric Le Boucher, qui affirme qu’un meilleur accord était négociable, n’ait pas encore distillé ses conseils aux autorités grecques ! À moins que l’imposture ne soit pas du côté où Le Boucher croit la voir, et qu’il n’ait rien d’autre à proposer que sa propre morgue nourrie de fanatisme de marché…
On épargnera enfin au lecteur le paragraphe intitulé « Une capitulation par étape » dans lequel Le Boucher égrène les renoncements supposés ou réels de Syriza avec la délectation sadique d’un enfant arrachant une par une les pattes d’une araignée… On ne s’attardera pas non plus sur la conclusion qui se contente de reprendre l’équation insoluble posée dans le corps de l’article et qui se confond avec la posture de demi-habile de l’auteur : 1. Le Boucher est un humaniste et un démocrate – il y a trop d’austérité en Grèce, il y a des alternatives à cette politique ; 2. Le Boucher est responsable – les efforts ne sont pas évitables, les mesures proposées avec suffisance par Syriza, comme par tous les « populistes », sont irréalistes, il faut donc laisser faire les pragmatiques pleins d’humilité qui détiennent le vrai « savoir » économique ; 3. Le Boucher, a le sens de la morale civique – c’est une leçon que les électeurs de toute l’Europe devraient retenir avant de voter n’importe comment.
Et déception là encore : Le Boucher n’avait pas gardé pour la fin ses propositions miracles qui auraient permis d’aller plus loin que ce qu’a obtenu le gouvernement emmené par Alexis Tsipras, tout en satisfaisant « les Allemands »…
Voilà donc la production ordinaire de la crème des journalistes économiques... Un article dont l’objectif principal est de couvrir de ridicule le gouvernement dirigé par Syriza. La liste des termes employés pour définir la stratégie, l’attitude et l’action des ministres est éloquente : « rodomontades », « enfantillages », « filouterie », « ânonner », « prêchi-prêcha », « naïveté complète », « empapahouter », « gros malin », « fanfaronnades », « arrogance », « méconnaissance », « amateurisme », « incompétence », « imposture », « magie », et bien sûr « populiste ».
En revanche, cet article ne contient aucune donnée factuelle et précise sur les demandes initiales des Grecs, sur le contenu des négociations et sur leurs résultats, sur les rapports de force au sein du conseil européen ou entre les institutions composant la troïka, et encore moins sur les échéances à venir, leurs enjeux, etc… Un journalisme de pur commentaire, ou plutôt, en l’occurrence, d’élucubrations et de vociférations, tant le propos est outrancier et peu ou mal informé.
Blaise Magnin
(Signalé par un correspondant)