Depuis l’automne 2014, des rumeurs de vente rapide d’avions Dassault Rafale au gouvernement égyptien s’intensifiaient. À la rédaction du Figaro, propriété de Serge Dassault, un courriel interne émanant de la direction a alors circulé : « On attend le communiqué officiel de Dassault avant de faire quoi que ce soit. Si vous avez un doute, n’hésitez pas à venir nous voir. Merci pour votre vigilance [2] ! » Étant donné le traitement médiatique passé des succès du Rafale que nous avons déjà eu le loisir d’observer au Figaro, cette décision se comprend. Et pourtant...
Sans liberté de blâmer…
Dès l’officialisation de l’affaire, la « vigilance » demandée se mue en fanfare enjouée : pas moins de seize articles sur le sujet en dix jours ! Et pas des moindres, la sollicitude du quotidien de Serge Dassault pour le cours en bourse de l’entreprise de Dassault Serge étant sans faille :
Le zèle du Figaro va même jusqu’à utiliser des photos de l’avion de chasse émanant directement de Dassault Aviation, sans les citer. Il est vrai que les chances que Dassault porte plainte contre son journal sont faibles. Surtout avec un traitement publicitaire aussi élogieux.
Mais gardons le meilleur pour la fin. Dès le 12 février, Le Figaro publie un article de la journaliste Véronique Guillermard, dont la sobriété force le respect :
On y apprend pêle-mêle que le Rafale est « un appareil omni-rôle, capable d’accomplir plusieurs tâches au cours d’une même mission », qu’il remplit d’ailleurs toujours « avec succès », et « se distingue par sa conception aérodynamique basée sur une aile delta, sa taille moyenne, son agilité et son concentré de technologies dites "critiques". » Il a donc à ce titre tenu le « pari » de l’armée de l’air de « remplacer pas moins de sept types de chasseur. » Mieux, le Rafale, « l’avion de combat des armées françaises des trente prochaines années », entre deux « sauts technologiques », se paie même le luxe d’embarquer un « type de radar ultrasophistiqué qui permet de regarder partout » et dont « seuls les chasseurs américains bénéficient également ». Bref, « l’ultrapolyvalence […] est sans doute la plus grande des qualités de l’avion de combat français. »
Dans cette période difficile pour les journalistes, Acrimed est soulagé pour l’avenir de la carrière de Véronique Guillermard, qui s’annonce radieux au sein du Groupe Dassault.
Dans les semaines qui ont suivi les ennuis judiciaires de Serge Dassault en 2013, Alexis Brezet, patron de la rédaction, avait expliqué qu’il voulait « un traitement factuel, sobre, neutre et objectif, sans pour autant reprendre tous les éléments de presse [3] », afin d’éviter tout conflit d’intérêt [4]. Cette stratégie aurait eu toute sa place dans le traitement médiatique de la vente du Rafale, puisqu’elle aurait au moins assuré un seuil minimum d’une déontologie qui se retrouve aujourd’hui en lambeaux.
Des Échos à Valeurs actuelles
À Valeurs actuelles aussi, on aime beaucoup le Rafale. Et comme le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a mis la main à la pâte pour le vendre, on aime aussi beaucoup Jean-Yves Le Drian. Et on le montre :
Dans ce numéro du 19 février, Frédéric Pons, rédacteur en chef, nous offre de véritables « Rafale de louanges [5] ». Dans son article « L’arme fatale », on apprend que « les professionnels [lesquels ?] reconnaissent au Rafale des atouts opérationnels exceptionnels : sa polyvalence, sa furtivité, sa souplesse d’emploi, sa capacité multirôle, sa facilité de déploiement et de maintenance »… Ce « bijou de technologies intégrées », « omnirôle et flexible », aux « qualités de vol exceptionnelles », a ainsi « mis à la retraite sept types d’avions de combat ». Bref, « ce "couteau suisse volant" n’a guère d’équivalent dans le monde. Les opérations extérieures ont validé l’ingéniosité des industriels et le choix des militaires. »
Mais il n’y a pas que l’ « ingéniosité » qui caractérise les industriels de Dassault. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, dont on apprend qu’il tutoie le président égyptien al-Sissi, est aussi qualifié de « pragmatique et patriote ». Grâce à lui, Dassault fait vivre « 500 sous-traitants employant 7 000 salariés », dont une partie des 2 800 salariés de la Snecma, basée… à Corbeil-Essonnes, fief de Serge Dassault [6] !
Dans un autre article du même numéro, François d’Orcival se préoccupe du cours en bourse de Dassault Aviation. Le titre, « Des ventes par escadrilles », s’avance largement étant donné qu’aucune autre vente n’a encore été scellée. On apprend quand-même que « le contrat égyptien prépare d’autres bonnes nouvelles », et que « le verrou a sauté » pour le Rafale, qui n’est « plus seulement une "merveille technologique" ». Si bien que les cadres de Dassault Aviation « se préparent à un "bon Bourget", lors du Salon aéronautique du mois de juin prochain. »
Quel rapport entre Valeurs actuelles et Serge Dassault ? François d’Orcival, président du conseil d’administration du très droitier hebdomadaire, est en réalité un proche de Dassault. Il a notamment rédigé les éditoriaux du Républicain de l’Essonne lors de son rachat par Dassault en vue des législatives de 2002 dans sa circonscription de l’Essonne [7]. L’identité du vice-président du même conseil d’administration est elle aussi riche d’enseignements : il s’agit d’Olivier Dassault, député de l’Oise, et fils de Serge Dassault. Olivier Dassault a d’ailleurs pris personnellement la plume pour fêter dignement la vente des avions de son père, mais dans le journal d’un ami : Les Échos de Bernard Arnault, première fortune de France [8]. Dans cet article, le fils de l’industriel voit le Rafale comme « un atout pour l’indépendance française ».
Ce thème de l’indépendance grâce au Rafale revient aussi dans un article d’Éric Branca dans le numéro de Valeurs actuelles déjà cité, sous le titre « L’indépendance paye ». Gageons qu’à Valeurs actuelles, ce thème n’est pas confondu avec celui de l’indépendance de la presse.
Une affaire de famille
De 1954 à sa mort en 1986, Marcel Dassault, père de Serge et grand-père d’Olivier, avait lui aussi son journal, Jours de France, qu’il distribuait gratuitement aux électeurs de sa circonscription électorale de l’Oise. Lesquels « avaient parfois la surprise d’y découvrir des pages entières de publicité vantant les mérites des avions de guerre construit par le propriétaire du journal [9] ! »
Aujourd’hui ses descendants franchissent un pas supplémentaire, les articles se chargeant du rôle ingrat de la publicité.
Jérémie Fabre