La construction médiatique d’un « choc des civilisations »
Le titre du numéro laisse à penser que « les chrétiens » et « l’islam » s’opposent. Outre le fait que ces deux termes n’ont pas la même nature, l’un renvoyant à des personnes (« les chrétiens »), l’autre à une religion (« l’islam »), il suggère deux blocs monolithiques se faisant face. Or nul besoin d’être un fin théologien pour savoir que « les chrétiens » sont divers et variés, et qu’il existe de multiples façons d’adhérer (ou non) à « l’islam ». Le premier article évoque ainsi sans s’y attarder le fait qu’il « n’y a pas un monde, mais une mosaïque de mondes musulmans, soumis à des influences spirituelles, culturelles, géographiques forts diverses. » Ceci posé pour pouvoir se dédouaner à peu de frais des généralités du dossier [1]. De même que l’éditorial inspiré de Franz Olivier Giezbert ouvrant le numéro concède rapidement « que cet islamisme particulier [n’a] rien à voir avec l’islam en général, c’est une évidence […] » pour en venir au vrai sujet : le choc des civilisations [2].
Ce n’est pas un face-à-face innocent que Le Point met en scène dans ce numéro, mais un véritable affrontement, un « choc mondial » comme l’indique le sous-titre. En couverture, « l’Église » (catholique ?) est même sommée de « réagir » – sans qu’il ne soit précisément indiqué à quoi ni à qui. Une terrible gravité imprègne la « Une » puisque, si en France le principal enjeu lié aux religions semble être « la nouvelle compétition religieuse », il est question, à l’échelle internationale, de « sauver » Coptes et Assyriens des islamistes. Notons que Le Point semble ainsi suggérer que les Chrétiens sont les victimes principales de l’islam(isme), ce qui est évidemment faux : quand bien même certaines communautés chrétiennes sont visées, comme nous l’ont rappelé les ignobles décapitations de Coptes égyptiens par l’État islamique, les principales victimes des courants intégristes musulmans violents sont… des musulmans.
L’ouverture de dossier se fait quant à elle sur cette présentation : « Choc. Confrontée aux persécutions des chrétiens d’Orient et à la vitalité du monde musulman, l’Église lance l’offensive spirituelle. » Outre la métaphore guerrière et le « choc », un glissement est opéré : le dossier se préoccupera moins de « l’islam » que du « monde musulman », qui ne sera pas plus défini que cette « vitalité » censée le caractériser.
Le cœur du dossier développe cette rhétorique du choc. Ainsi des questions posées à Souleyman Bachir Diagne, universitaire spécialiste de l’Islam : « l’islam est-il traditionnellement agressif envers les chrétiens ? », « Mais l’islam ne discrimine-t-il pas traditionnellement les autres religions ? », « Comment analysez vous le comportement des djihadistes ? Les décapitations, l’esclavage, les destructions de patrimoine culturel… Plus que la défense de l’islam, leur objectif n’est il pas la lutte contre l’Occident ? » Ironie du dossier, cette phrase, page 43 : « Comment ne pas tomber dans le piège tendu par Daech, qui fait tout pour allumer un choc planétaire entre musulmans et chrétiens ? » Peut-être en évitant les caricatures, les raccourcis et la rhétorique du choc…
Parler des musulmans en leur absence
Le dossier s’ouvre sur une citation du pape François, puis des interviews de responsables du culte catholique parsèment le texte. Tous parlent des musulmanes et des musulmans, puisque les journalistes les questionnent à ce propos, mais les musulmanes et les musulmans sont les grand-e-s absent-e-s du dossier. Ainsi, alors que le père Robert indique que « dans la basilique Saint-Denis, il arrive que des femmes musulmanes voilées entrent discrètement et viennent se recueillir dans l’une des chapelles », le lecteur cherchera en vain des transcriptions ou des traces d’entretiens avec ces femmes. Toutes les personnes citées ou interrogées dans le dossier (en plus d’être quasi-exclusivement des hommes [3]), sont chrétiennes (ou bien, parfois, leur religion n’est pas mentionnée) [4].
Les deux seuls musulmans cités sont Mohamed Galmin (étudiant à l’université catholique de Paris), et le cheikh al-Tayeb, imam de l’université al-Azhar, au Caire. En revanche, la part belle est faite aux citations du pape François, du cardinal archevêque Barbarin et de nombreux autres prélats. Emblématiques, les deux passages du dossier consacrés aux banlieues françaises, associées à l’islam (notamment Saint-Denis où, apprend-on, « la majorité des habitants sont de culture ou de confession musulmane »). On aurait donc pu s’attendre à ce que les premiers intéressés soient interrogés, que leur point de vue soit mentionné, voire critiqué. Il n’en est rien. Seuls sont interrogés « Christine, paroissienne catholique de la banlieue parisienne » (page 45), « le père Robert » et « Vivien », un catholique interviewé à la sortie de la messe (page 56).
En résumé, Le Point nous propose donc un énième dossier focalisé sur les musulmans sans les interroger et, involontairement sans doute, une nouvelle démonstration de la façon dont le débat public est confisqué au détriment de certains. La rédaction du Point, qui a le pouvoir de décider de la construction des sujets qu’elle médiatise et pense ainsi constitutifs du débat public, a aussi le pouvoir de distribuer la parole dans l’espace qu’elle maîtrise. De toute évidence, quand il est question d’islam dans ses colonnes, les musulmanes et les musulmans ne sont pas amenés à s’y exprimer, alors même qu’ils sont présentés comme partie prenante d’un dangereux conflit de civilisation.
Vincent Bollenot et Julien Salingue
Annexe : il y a femme voilée et femme voilée
Ce n’est pas la première fois que Le Point publie, en « Une », la photo d’une femme portant un voile. Mais force est de constater, comme nous l’avions déjà relevé par le passé, que l’iconographie choisie par l’hebdomadaire est loin d’être neutre : alors que la musulmane voilée (couvertures de gauche) inspire méfiance, voire même crainte (attitude déterminée, voire même de défi), la chrétienne voilée (couvertures de droite) inspire sympathie, voire compassion (visage innocent, voire souriant) :