1990-1997 : Agone, une revue sortie de nulle part
1990. Le « consensus de Washington » propose aux pays en difficulté le désinvestissement de l’État et la dérégulation du marché, Francis Fukuyama célèbre la fin de l’histoire sur les cendres encore fumantes du rideau de fer et Bernard « Zorro des entreprises » Tapie rachète Adidas. À Marseille, où Jean-Claude Gaudin s’entend décidément très bien avec le FN, deux étudiants âgés de 27 ans, purs produits des années 1980 (c’est-à-dire élevés dans une époque fric, strass et kitsch et ayant pour principale expérience de contestation politique le mouvement contre la loi Devaquet de 1986) mais héritiers décalés des années 1970 (donc porteurs du souvenir pas si lointain d’un grand vent de révolte et lecteurs de textes situationnistes [1]), font durer leurs études. Inscrit en philosophie, Thierry Discepolo est chargé des périodiques au Centre de documentation de la Vieille Charité, attaché à l’EHESS, où Jacques Vialle suit un cursus de sociologie. Humblement inspirés par Combat, Partisans et Les Temps modernes, ils se convainquent de créer une revue [2].
Le nom ? « Agone », comme une joute de Grèce antique, un combat pas trop guerrier, régi par des règles clairement définies. Le premier numéro, sobrement intitulé « Écriture raisonnée », comporte entre autres un article sur l’« objectivisme et le relativisme en sociologie » et une critique de l’instrumentalisation de la connaissance [3]. Les grandes obsessions de la future maison d’édition, garantes de la cohérence de sa ligne éditoriale, sont déjà là.
Les premiers complices s’appellent Olivier Salazar-Ferrer, Philippe Boissinot, Serge Dentin, bientôt rejoints par une une éditrice, Laure Mistral. Le premier numéro, un cahier maquetté aux ciseaux, plié et agrafé à la main, est photocopié à 250 exemplaires sur les machines de l’université de Provence moyennant quelques bouteilles de whisky. Il sera diffusé par les rédacteurs.
Rapidement stabilisée, la revue Agone obtient dès 1992 le soutien financier des collectivités territoriales (Ville de Marseille [4], Conseil général des Bouches-du-Rhône, Conseil régional PACA), de la DRAC puis du CNL. L’année suivante, un colloque intitulé « Le vivant » organisé par les fondateurs de la revue dans leur fac d’origine, le numéro 10, titré « Autour des Cahiers du Sud », et le Salon de la revue organisé à Marseille, leur permettent d’entamer une – très lente – professionnalisation.
Mais le vrai tournant s’opère avec le numéro 16, « Misère de la mondialisation ». Les grèves massives contre le plan Juppé de 1995, l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » de Pierre Bourdieu [5] et le début d’une sortie de la torpeur néolibérale n’y sont pas étrangers. Le numéro sera relayé par Le Monde diplomatique et Daniel Mermet : tiré à 1 500 exemplaires, il sera réimprimé au bout de quelques mois.
L’idée commence alors à germer, quasiment au même moment que dans la tête des fondateurs de Raisons d’agir, La Fabrique, Le Croquant ou La Dispute, de fonder une maison d’édition indépendante critique.
1998-2002 : premiers pavés sur la plage
Entre chantiers d’élagage, peinture et menuiserie, les fondateurs, rejoints entre-temps par deux économistes, Jacques Luzi et Michel Barrillon, collaborent à divers projets éditoriaux – dont un qui leur permettra de rencontrer Jean-Marc Rouillan – et multiplient les contrats de packaging [6], accumulant sans le savoir les compétences de professionnels de l’édition. Tous deviennent instituteur, enseignant, chercheur – sauf un, qui sera éditeur.
Renonçant ainsi à sa carrière de gentleman [7], Thierry Discepolo emprunte 50 000 francs pour couvrir les premiers frais sans avoir le temps ni la présence d’esprit de saisir les enjeux et le risque de sa démarche. À l’équipe éditoriale de la revue sont associés deux salariés, Frédéric Cotton et Christel Portes, qui s’installent dans un petit bureau de la rue Sainte à l’automne 1997. Agone sera distribuée par les Belles lettres mais, peinant à trouver un diffuseur, s’associe aux éditions Thélème et L’Escampette pour créer la plate-forme de diffusion indépendante Athélès [8].
Les trois premiers titres sortent un an plus tard, dans la collection « Contre-feux » : Responsabilité des intellectuels de Noam Chomsky [9], Apologies de Denis Diderot et Les Chiens de garde de Paul Nizan [10]. Sur le plan éditorial, les influences sont rares : François Maspero, François Maspero et François Maspero, mais aussi les collections « Libertés » de Pauvert et « Tirés à part » de L’Éclat. Sur le plan politique, on se réclame tranquillement d’influences à la croisée de l’anarcho-marxisme rationaliste et du socialisme radical anti-stalinien. Paraissent ensuite Citations au combat, D’une abolition l’autre et le Manifeste d’octobre 1970, en coédition avec un éditeur montréalais [11] ; puis Réformes et Révolutions, La Guerre au vivant et, surtout, Interventions [12], qui feront changer Agone de stature. Avec de nouveaux collaborateurs (Marc Pantanella, Michel Caïetti, Sébastien Mengin, Annabelle Millet, Laure Coutens), la maison s’installe en 2000 dans un nouveau local, rue Puvis-de-Chavannes.
Une deuxième collection – de littérature – sera créée l’année suivante, à l’initiative de Samuel Autexier, fondateur de la revue de poésie Propos de campagne, bientôt rejoint par sa sœur Héléna. D’abord appelée « Marginales », elle sera renommée « Manufacture de proses » par Anne-Lise Thomasson, qui en reprend la direction en 2008.
Articulée autour de deux pôles qu’on taxerait difficilement d’opportunisme – littérature pacifiste (notamment germanophone) et littérature prolétarienne (notamment suédoise) –, cette collection a pour ambition de revaloriser une littérature réaliste et politique, contribuant à la connaissance du monde. Y seront publiés, entre autres, Karl Kraus, Harry Martinson, Stig Dagerman et Alfred Döblin.
La troisième collection arrive en 2000. Tombé sur un article de Jean-Jacques Rosat – ancien élève de Jacques Bouveresse tout juste rattaché à sa chaire au Collège de France – sur ledit philosophe [13], Discepolo imagine une série d’essais rassemblant ses articles introuvables et le leur écrit. Lorsqu’il les rencontre, il se livre à un grand numéro krausien sur les virgules [14], ce qui n’aura aucune conséquence néfaste : Bouveresse fait bientôt d’Agone son principal éditeur, tandis que Rosat propose une collection de philosophie et prépare les Essais I dans une annexe enfumée de la rue d’Ulm. Suivront George Orwell, Karl Bühler et Paul Boghossian, qui contribueront à forger une ligne fondée sur la critique du postmodernisme et du relativisme, et à définir ce qui deviendra une véritable devise : « Rationalité, vérité et démocratie ».
La quatrième collection, « Mémoires sociales », est apportée par Charles Jacquier en 2001. D’abord centrée sur l’Europe de l’entre-deux-guerres, elle accueille Cauchemar en URSS de Boris Souvarine, suivi de Marcel Martinet et sa culture prolétarienne, de l’envoyé américain à Marseille Varian Fry et du socialisme internationaliste de Louis Mercier-Vega. Entre-temps, Bourdieu a redirigé chez Agone Loïc Wacquant et ses Carnets d’un apprenti boxeur, de même que Daniel Martinez et ses Carnets d’un intérimaire. « Mémoires sociales » est aujourd’hui dirigée par Marie Laigle, Philippe Olivera et Clément Petitjean.
2002-2013 : la maison brûle (de tous ses feux)
Dans la nuit du 29 au 30 mai 2002, à Gasny (Eure), plus de trois millions de volumes constituant les fonds de soixante éditeurs, dont la plupart n’étaient pas assurés, disparaissent dans l’incendie des entrepôts des Belles Lettres, leur distributeur. Agone perd 92 % de son stock, soit plus de 50 000 exemplaires.
Le ministre de la Culture d’alors – Jean-Jacques Aillagon – promet un soutien indéfectible aux éditeurs sinistrés, le CNL débloque un fonds spécial et la presse à sensation, toujours plus encline à parler de l’édition indépendante quand elle disparaît que quand elle édite des livres, rivalise de titres sensationnels : « Mercredi des cendres », « L’angoisse de la page noire », « En lettres de feu » [15]...
Agone monte vingt-quatre dossiers de subvention et lance un appel à souscription qui permettront de reconstituer plus de la moitié du fonds en l’espace de dix-huit mois. Pour remercier ceux qui l’ont soutenue, la maison lance une gazette biannuelle qui sera distribuée gratuitement en librairie et dans les cinémas jusqu’en 2011 [16]. Par un hasard heureux, l’automne suivant voit paraître ce qui deviendra la plus grosse « locomotive » d’Agone : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn – dont, comme pour la plupart de ses succès, elle a décroché les droits non pas grâce à un flair exceptionnel, mais parce qu’aucun autre éditeur n’en voulait.
C’est aussi en 2002 qu’arrive « Dossiers noirs », collection proposée et portée par l’association Survie, alors présidée par François-Xavier Verschave, intervenant depuis 1984 auprès des responsables politiques français pour « assainir les relations franco-africaines et lutter contre la banalisation des crimes contre l’humanité ». Elle accueille en moyenne un livre par an, ancré dans l’actualité politique, dont le dernier titre le plus visible reste Areva en Afrique [17].
En 2003, suivant l’impulsion d’un donateur anonyme et dans une ambiance d’enthousiasme généralisé, Agone se lance dans l’achat à crédit d’un local en s’associant à un journal en gestation alliant critique des médias et critique sociale, CQFD, fusion du RIRe et de PLPL [18]. Malheureusement, tout le monde s’engueule.
Chez Agone aussi, l’équipe se modifie avec l’arrivée, en ordre dispersé, de Benoît Eugène, Anne-Lise Thomasson, Sandra Barthélémy, Gilles Le Beuze et Raphaël Monnard, puis Natacha Cauvin.
L’année 2004 est celle du lancement de la collection de poche « Éléments ». L’idée initiale – relancer à bas prix des titres publiés par des maisons proches [19] – s’avérant un échec cuisant, Agone se contente de recycler son propre fonds, et commence par tirer témérairement De la guerre comme politique étrangère des États-Unis de Noam Chomsky à 10 000 exemplaires. La maison rappatriera plus tard l’œuvre d’auteurs déjà présents dans son catalogue – comme Alain Accardo, Gérard Noiriel et Serge Halimi.
En 2007, tandis que Nicolas Sarkozy fait toutes sortes de plaisanteries incluant un ministère de l’Identité nationale, Jean Jaurès et Guy Môquet, le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH) [20] vient à Agone par l’entremise de Nicolas Offenstadt, qui propose de publier À quoi sert l’identité nationale de Gérard Noiriel dans des délais que la maison juge ordinairement blasphématoires (quatre mois). L’ouvrage inaugurera pourtant avec succès une collection d’histoire, « Passé & Présent ». La même année voit la création de la Société des lecteurs d’Agone et la mise en place d’une souscription annuelle pour répondre aux difficultés chroniques de trésorerie.
En 2009, grâce à une rencontre improbable permise par la librairie de Sarrant (Gers), un troisième collectif militant se joint à Agone pour une série de coéditions : Smolny, basé à Toulouse et spécialisé dans les « introuvables du mouvement ouvrier ». C’est le début de la publication des « Œuvres complètes de Rosa Luxemburg », dont sera publié un volume par an.
En 2011 paraît le premier titre de la collection de sociologie, « L’ordre des choses » : L’École des ouvriers de Paul Willis. Sylvain Laurens, à qui la direction en avait été proposée, s’était d’abord jugé trop bleu pour une telle entreprise – mais il s’associe finalement à Julian Mischi puis à Étienne Pénissat, pour former une belle brochette de sociologues rationalistes et empiristes se situant eux-mêmes à gauche de l’« homo academicus rosenvallien ».
Agone comporte alors dix collections et publie de quinze à vingt titres par an. Malheureusement – une fois de plus –, tout le monde s’engueule. Cinq des six salariés quittent la maison d’édition entre septembre 2012 et janvier 2013, pour des motifs mêlant désaccords personnels et politiques et, sans nul doute, un vrai épuisement.
2014-2015 : inlassable optimisme
À l’automne 2013, Agone stabilise une nouvelle équipe de salariés, formée de Marie Billerot, Julia Bureau, Marie Hermann, Marie Laigle, Philippe Olivera et, encore et toujours, Thierry Discepolo. Confrontée à une crise toujours plus profonde du secteur de la librairie, à un comportement toujours plus agressif de la part d’Amazon [21] et à un manque d’humour toujours plus flagrant chez les contrôleurs des impôts, Agone n’a pas beaucoup changé.
Certes, elle a désormais une page Facebook, parce qu’il paraît que c’est plus pratique pour organiser des rencontres en librairie. Mais elle s’appuie toujours sur un trépied constitué de la vie (et de la voix) des dominés, des luttes sociales et politiques, et d’une exigence d’analyse, de connaissance et de vérité. Elle cherche encore à rendre accessible au plus grand nombre des ouvrages critiques, exigeants et soignés, et à bâtir des ponts entre mondes académique et militant, entre lettrés et grand public. Elle continue de mener une politique d’auteur, cherchant à rassembler des œuvres plutôt qu’à faire des « coups ». Et elle se donne toujours pour principe de « ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et ne pas traiter un sujet par sa seule actualité [22] ». Elle se caractérise encore par un mode d’organisation le plus égalitaire possible. Et on continue d’y penser que, si les livres ne changent pas le monde, ils peuvent au moins y contribuer. Pour résumer, les salaires sont toujours aussi bas, les nuits toujours aussi courtes, les ambitions toujours aussi modestes et les projets, toujours aussi fous.
Marie Hermann
Direction éditoriale
Marseille, janvier 2015