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L’Ifrap : think tank ultra-libéral à l’aise sur France 2, et ailleurs

par Martin Coutellier ,

Le 8 mars dernier, Agnès Verdier-Molinié était doublement mise à l’honneur dans un sujet du 20h de France 2 : d’une part elle faisait partie des rares auteurs de livres de sciences humaines à voir leur ouvrage et leurs idées cités à une heure de grande écoute, d’autre part elle avait eu la latitude d’écarter un contradicteur n’ayant pas l’heur de lui plaire, pour en choisir un moins… contradictoire ! L’occasion pour nous de nous pencher sur l’Ifrap et sa présence médiatique.

Dans le 20h de France 2 du dimanche 8 mars, le cinquième sujet était consacré à un « débat », ainsi introduit par Laurent Delahousse : « [La reprise de l’économie française] fait l’objet d’un débat entre experts. Alors la France a-t-elle les moyens de s’en sortir ? Dans un livre choc, Agnès Verdier-Molinié apporte sa réponse : pour elle la France va dans le mur [1]. C’est l’heure ce soir du débat. » En fait de débat, le sujet de 3 minutes est un match de boxe en quatre rounds : sur quatre sujets (« fonctionnaires », « chômage », « 35 heures » et « la France va-t-elle dans le mur ? »), Agnès Verdier-Molinié énonce une proposition en une phrase, et son adversaire lui répond, en une phrase également. Et c’est Thierry Pech, directeur du think tank Terra Nova et présenté comme « économiste social-libéral » qui est le sparing partner de la directrice de l’Ifrap. C’est donc à cet affrontement stérile que se résume la vision donnée par le 20h de France 2 du « débat entre experts » ce soir-là. Et puisqu’il s’agit en réalité d’un spectacle, on peut comprendre que la directrice de l’Ifrap, avec ses « propositions provocatrices », soit une interlocutrice de choix pour France 2.

On s’étonnera en revanche de savoir que la rédaction du 20h a laissé passer l’opportunité de mettre en scène un débat potentiellement plus virulent (et donc plus spectaculaire). Un article de libération.fr révélait en effet le 10 mars qu’Agnès Verdier-Molinié avait refusé de débattre avec un économiste plus critique, Henri Sterdyniak, au motif d’un précédent débat houleux sur Public Sénat. C’est ainsi qu’Agnès Verdier-Molinié a non seulement eu l’opportunité de faire la promotion de son livre et de ses idées à une heure de grande écoute sur le service public, mais en plus en y posant ses conditions. Cela amène naturellement à poser la question des rapports qu’elle et sa fondation entretiennent avec les médias.


L’Ifrap, institut de recherche ?

L’institut français de recherche sur les administrations et les politiques publiques, devenu « Fondation IFRAP » en 2009 après avoir été reconnu d’utilité publique [2], a été fondé par Bernard Zimmern en 1985. Créé sur le modèle des think tank américains, il définit ainsi ses objectifs : « effectuer des études et des recherches scientifiques sur l’efficacité des politiques publiques, notamment celles visant la recherche du plein emploi et le développement économique, de faire connaître le fruit de ces études à l’opinion publique, de proposer des mesures d’amélioration et de mener toutes les actions en vue de la mise en œuvre par le Gouvernement et le Parlement des mesures proposées ». Pour faire bref : un mélange assez trouble de science et de lobbying. Mélange trouble et troublant : les « recherches » menées par l’Ifrap ont été plusieurs fois épinglées pour leur caractère biaisé, orienté et peu rigoureux, voire mensonger : le contraire d’une recherche scientifique [3].

Un chercheur du CNRS posait ainsi la question sur son blog en novembre 2011 : « L’Ifrap fait-elle de la recherche scientifique » ? [4]. Il constatait notamment qu’« aucun des "chercheurs" de l’IFRAP examinés [...] n’a jamais publié le moindre article dans une revue internationale d’économie. Aucun n’a même effectué une formation à la recherche attestée par un doctorat. [...] À la lumière de cet examen, j’hésiterais à dire que l’IFRAP est un institut de recherche, et que ses membres sont des chercheurs au sens usuel du terme. Lobbyistes serait sans doute un terme plus juste. Notez qu’il n’est pas honteux d’être lobbyiste. En revanche il est plus discutable de le dissimuler derrière une étiquette fallacieuse de "chercheur", et de faire passer ses opinions pour des connaissances scientifiquement établies ». Un lobby régulièrement qualifié d’ultra-libéral, non sans raison : on retrouve parmi ses propositions de mesures telles que le gel des embauches de fonctionnaires pour (au moins ?) cinq ans, la privatisation des services de l’eau, de l’électricité, de la santé et de l’éducation, la suppression du SMIC, la diminution des allocations aux chômeurs ou la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes.


L’Ifrap, « boîte à idées » multimédias

Il est donc d’autant plus aisé de comprendre les objectifs et les méthodes de l’Ifrap que la fondation utilise une recette classique en matière d’économie [5] : sous couvert d’expertise scientifique et de raison pure, elle ne relaie au final que ses thèses, en l’occurrence ultra-libérales et plutôt extrêmes [6]. On est donc pas étonné de trouver une section « L’Ifrap dans les médias » sur le site de la fondation : il s’agit cœur de son activité. Et force est de constater que la fondation s’active :

(Source : laviemoderne.net. Image à présent indisponible sur le site de l’Ifrap)

Omniprésence médiatique est une expression qui semble être faite pour l’Ifrap et son ubiquitaire directrice (depuis 2007) Agnès Verdier-Molinié, qui en est l’inépuisable porte-parole multimédia. Pour le mois de mars 2015 et le lancement de son livre, elle totalise huit passages à la télévision [7], cinq passages à la radio, en plus de son « débat » hebdomadaire sur Europe 1 le dimanche matin avec Éric Heyer [8]. Au moins huit articles de presse écrite ont également été consacrés à la sortie de ce livre [9]. À comparer à la couverture médiatique dont bénéficient les ouvrages d’économie en général (et celle des ouvrages « hétérodoxes » en particulier)…

Il n’est bien sûr pas question de contester aux médias la possibilité de relayer les thèses qu’ils souhaitent exposer, que ce soit pour les soutenir ou pour les discuter. Mais un véritable problème se pose lorsque ces thèses sont abondamment diffusées dans de nombreux médias sous l’apparence de l’expertise et de la neutralité, a fortiori lorsqu’il s’agit de médias publics. Ce problème a un nom : il s’agit de propagande. L’Ifrap ne s’y trompe d’ailleurs pas, et indique sur son site internet que « Depuis 1985, l’iFRAP a fait "passer" dans la législation nombre de ses propositions » (affirmation illustrée par une liste).

Plusieurs éléments peuvent participer à expliquer la façon dont l’Ifrap et sa directrice ont pénétré les médias. Premièrement, c’est son travail : en tant que directrice d’un organisme dont le but est de diffuser ses idées aux quatre vents, Agnès Verdier-Molinié se doit d’être disponible pour tous les médias, tous les jours, sur tous les sujets, et elle est payée pour ; ce n’est pas donné à tout le monde. Par ailleurs, Agnès Verdier-Molinié a été journaliste [10]. Il est possible que ses expériences professionnelles à L’Express, Sud Ouest, France 3 et Radio France lui aient permis de constituer un carnet d’adresse utile, et il est probable qu’ils lui ont donné la possibilité de maîtriser les codes de l’expression médiatique, ces petits gestes et ces petites phrases qui vous transforment en un « bon client ».

Un de ces codes, parfaitement exploité par l’Ifrap et sa directrice (entre autres) est l’appétit médiatique pour les chiffres, qui objectivent le débat et permettent de prétendre expliquer une situation politique par une équation arithmétique, ce qui fait toujours gagner du temps. Agnès Verdier-Molinié donne donc de très nombreux chiffres à l’appui de ses analyses et des mesures qu’elle propose ; que ces chiffres soit régulièrement contestables ou carrément frauduleux ne l’empêche pas d’en donner toujours plus. Un autre appétit médiatique auquel répond Agnès Verdier-Molinié est celui de la nouveauté et de la jeunesse : dans l’univers masculin, cravaté et quinquagénaire de l’économie pour plateau télé, une femme de 37 ans ne peut que détonner favorablement. Pour finir, on peut supposer qu’une organisation relayant les intérêts d’une classe sociale aussi nettement définie (les très riches et très puissants) bénéficie de l’appui, financier et autre, des membres de cette classe. La liste de ses donateurs n’étant pas publiée par la fondation, cela n’est qu’une supposition [11].


***



Agnès Verdier-Molinié dirige une fondation construite sur le modèle des think tank américains : son action ne vise pas tant à développer des idées qu’a produire et diffuser les discours qui les soutiennent. L’efficacité de ces discours se mesure à leur degré d’adaptation aux contraintes et aux appétits des médias. De ce point de vue, on comprend que le fondateur de l’Ifrap soit satisfait du travail de sa directrice : « Elle nous a rendus compréhensibles sans changer le fond » [12].

Sa victoire du prix Tocqueville en 2004 [13] avait permis à Agnès Verdier-Molinié de visiter deux des principaux think tanks ultra-libéraux américain, le Cato Institute et la Heritage Foundation. Un dirigeant de cette dernière disait en 1995 : « Lorsque nous avons commencé, on nous qualifiait d’"ultra-droite" ou d’"extrême-droite". Aujourd’hui, nos idées appartiennent au courant dominant » [14]. En 2015 en France, pour Agnès Verdier-Molinié, il devient difficile de savoir s’il s’agit encore d’un objectif ou déjà d’un résultat.

Martin Coutellier

 
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Notes

[1Le livre d’Agnès Verdier-Molinié, paru ce mois-ci, est en effet subtilement titré On va dans le mur...

[2Les généreux donateurs de l’Ifrap ont donc la possibilité de déduire une partie de leurs dons de leurs impôts, ce que l’administration fiscale entend toujours essayer de refuser aux donateurs d’Acrimed.

[3On peut lire ici une critique détaillée des publication de l’Ifrap conncernant l’éducation.

[4Il s’agit de Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives ; l’article est toujours en ligne sur son blog.

[5Visiter à ce sujet notre riche section économie.

[6Sa proposition de gelée toute embauche de fonctionnaire pendant 5 ans va « plus loin que la droite » selon la voix off du sujet du 20h de France 2.

[7Au Grand Journal de Canal+ le 5 mars, sur BFM TV le 6 et le 9, au 20h de France 2 le 8, sur LCI le 9, au 28 minutes d’Arte de 11, sur LCP le 12 et le 13 ; et cela sans compter les cinq passages sur des télévisions régionales ou plus confidentielles : Décideurs TV, L’Opinion TV, BFM Business et Les Echos TV.

[8sur Sud Radio le 5 mars, France Info le 6, Europe 1 le 9, Radio Classique le 11 et RMC le 12 ; elle était également invitée sur la radio suisse RTS le 11.

[9Dans Le Figaro et Le Figaro Magazine, deux fois dans Les Échos, deux fois dans L’Opinion, dans Le Point et dans Valeurs Actuelles.

[10On peut d’ailleurs remarquer qu’elle assume la direction d’une fondation de recherche en économie en étant titulaire d’une maîtrise d’histoire économique contemporaine, et sans aucun parcours scientifique préalable en dehors de son travail de « chercheuse »… à l’Ifrap, entre 2002 et 2007.

[11Ses comptes sont en revanche publiés le site de la fondation, qui nie l’évidence en se targuant de ne pas recevoir d’argent public (cf note 2).

[12Cité dans Dominique Albertini, « Agnès Verdier-Molinié. Impôts au feu ». Libération, 25 septembre 2013.

[13Voir ici.

[14Cité dans Serge Halimi, « Les "boîtes à idées" de la droite Américaine », Le Monde Diplomatique, mai 1995 (article réservé aux abonnés)

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