Marine Le Pen et son permis de conduire
Pour le citoyen ordinaire en quête d’éclairage médiatique sur la vie politique, quel intérêt peut-il bien y avoir à s’infliger pléthore d’articles sur la perte (et l’éventuelle récupération) du permis de conduire de la dirigeante actuelle du FN ? Aucun, c’est entendu. Et pourtant, comme en témoigne le florilège qui suit, les papiers abondent en la matière. Les effets, eux, sont assez prévisibles : d’une part, attirer (sinon attendrir) les lecteurs en faisant passer la dirigeante frontiste tantôt pour une « victime d’injustice », tantôt pour un modèle de combativité, aux prises avec les problèmes ordinaires des Français ordinaires ; d’autre part passer sous silence son programme, ses positions et prises de positions, sur le terrain politique cette fois-ci.
Certes, il y a bien quelques variations marginales d’une source à l’autre ; mais la reprise de la dépêche AFP et d’un article du Canard enchaîné, plus
ou moins revus et corrigés, est manifeste. Et sur le fond ? Pas grand-chose, sinon la reproduction ad nauseam du compte rendu d’un fait dérisoire, agrémenté ici d’une once d’admiration, là d’une pointe de compassion. Certains choisissent de se draper dans leur vertu, d’autres saluent à demi-mot son courage et sa combativité. Pendant ce temps-là, les idées
du FN peuvent continuer de prospérer...
Quelle que soit la façon dont les faits sont relatés, faut-il vraiment consacrer autant de (gros) titres à l’écume de la politique, voire à l’actualité infra-politique ? L’analyse bourdieusienne du fait divers, fût-il dans le cas particulier lié au champ politique, fonctionne à plein ; parler aussi longuement de choses aussi futiles signifie que ces choses futiles sont en réalité très importantes pour les médias et riche d’enseignements pour l’analyste : pour espérer accroître leur audience, les médias dominants n’hésitent pas à s’attarder sur des personnages « vendeurs », y compris au sein du champ politique, quitte à détourner plus ou moins consciemment l’attention du public des vrais sujets politiques. Autrement dit, en remplissant des pages de sujets aussi insignifiants, les journalistes rabaissent l’information au rang de denrée journalistique minimale – et si possible rentable – tout en dépolitisant les questions potentiellement les plus brûlantes, les plus nécessaires et
les plus universelles.
C’est l’histoire d’un nom...
Autre cas d’école, la couverture médiatique d’un hypothétique changement de nom du Front national : là encore, on ne peut que regretter le mélange de candeur journalistique et d’information aseptisée.
Il y a d’abord M6 (en partenariat avec Yahoo) qui, jamais avare d’un sondage internet « qui dérange », fait mine de rien de ses téléspectateurs des conseillers en communication en puissance auprès du parti d’extrême droite :
Le Point, qui n’a pas son pareil pour soulever les questions les plus « polémiques », s’interroge gravement :
Le quotidien gratuit 20 Minutes met à son tour cette question d’intérêt public sur la place publique au même moment et dans les mêmes termes que tous ses confrères :
Dans le corps de l’article, pourtant, on en apprend un peu
plus :
Cette « stratégie de dédiabolisation » – disons-le au passage car les journalistes font beaucoup d’efforts pour ne pas s’en apercevoir – serait certainement bien moins efficace sans la complicité involontaire et inaperçue des médias dominants qui font pour ainsi dire coup double : ils ne cessent de surfer sur ce que le monde politique a de plus superficiel et occultent dans le même temps les enjeux politiques majeurs et les prises de position – en l’occurrence du FN – sur ces derniers.
Le quotidien Sud-Ouest n’est pas en reste puisque, se plaçant cette fois du côté des adhérents frontistes, il choisit de solliciter une figure du FN local pour creuser la question :
Ici encore, la légende de la photographie qui illustre l’article est savoureuse : « le changement de nom du FN consacrerait la mutation de l’image du parti entrepris par Marine Le Pen »... Mutation, ajouterons-nous, docilement relayée par les médias.
BFM-TV, pour sa part, achève le travail en faisant toute la lumière sur cette microchamaillerie familiale qui agite rien de moins qu’un sous-espace du microcosme politique :
Voilà, en somme, comment une initiative interne au parti d’extrême droite, qui préoccupe une poignée de ses dirigeants (et qui pourrait de surcroît rester lettre morte, nous dit-on), devient en quelques jours un problème politico-médiatique national, qui mérite gros titres, sondages et autres pseudo-enquêtes.
Dépolitisation effrénée, banalisation effective
De même que sa nièce, présentée avant tout non pas comme une personnalité politique qui porte des idées, qu’il conviendrait d’évoquer, sinon de critiquer, mais est ramenée à son sexe et à son âge (voir notre précédent article), de même la présidente frontiste est ramenée à ses turpitudes automobiles et à une banale querelle onomastique, accentuant ainsi la superficialité du débat politique et la dépolitisation du monde (notamment politique).
Car la « personnalisation » et son corollaire, le déplacement sur le terrain des micro-querelles, des micro-faits et de ce que la politique offre de plus périphérique et superficiel, relativisent de facto l’examen du strict programme politique du Front national, quand ils ne l’occultent pas tout bonnement.
Loin, donc, d’une très discutable « lepénisation des esprits », nous assistons bien plus à une dépolitisation de la politique, dont la banalisation effective du FN et de son programme, qui est en partie le fait des médias, est une conséquence parmi d’autres. À traiter la politique de manière trop souvent oblique et anecdotique – particulièrement son aile la plus « sulfureuse » –, les journalistes contribuent inéluctablement à éloigner le citoyen des enjeux politiques réels... et à les rapprocher du parti d’extrême droite qui n’en demandait pas tant.
Après tant de bruit médiatique pour presque rien, ne reste plus alors pour parachever le processus de « dédiabolisation » qu’à relayer la fiction journalistique ultime – le classement des « personnalités » –, preuve s’il en fallait de la légitimité des prophéties auto-réalisatrices dont raffole entre autres la presse écrite, et dont elle espère qu’elle stimulera ses ventes moribondes... au moins jusqu’à la prochaine échéance électorale.
On imagine dès lors sans difficultés que les mêmes se lamenteront tôt ou tard de « l’irrésistible ascension de Marine Le Pen »... en « une », de préférence. Misère...
Thibault Roques