En 1985, à l’apogée de l’ère Reagan, John Galbraith publia un texte titré « Comment avoir la conscience tranquille face à la présence des pauvres ? » [2]. Dans cet article, l’économiste recensait les techniques permettant, face à la question des inégalités sociales, de ne rien entreprendre, mais sans se sentir coupable : invocation de l’« effet pervers » des solutions de redistribution proposées, obligation de recourir à un État qui démotive ceux qu’il aide, etc.
Essayons d’entreprendre un exercice du même genre, mais sur le sujet qui nous réunit. La question serait alors : comment faire, quand on est un intellectuel, un chercheur, un universitaire, pour ne pas engager le combat pour les médias tout en sachant, la plupart du temps, qu’il est décisif, y compris dans l’univers des intellectuels ? Quand on est un intellectuel, un chercheur raisonnablement instruit de ce dont il s’agit, comment feindre de ne pas voir ce qu’on a vu et ce qu’on voit, avec d’autant plus d’application qu’on y a souvent intérêt ? Certains d’entre nous se reconnaîtront peut-être dans l’énoncé des justifications qui vont suivre et peut-être même, moi compris, avons-nous déjà eu recours à plusieurs d’entre elles à la fois. Mais on reproche souvent, à juste titre, aux journalistes leur mauvaise grâce à se soumettre à tout exercice d’« objectivation », d’« auto-analyse » ou, pour le dire plus simplement, de retour critique sur leurs comportements. La même répugnance à l’autocritique ne saurait-elle caractériser les universitaires, aussi éclairés que prompts à dispenser aux autres leur vérité sur le monde social ? [3]
LES JUSTIFICATIONS LES PLUS FRÉQUEMMENT ENTENDUES PAR LES JOURNALISTES
« On ne connaît pas bien ces sujets-là. »
En 2002, lors de l’université d’été d’Attac, nous avons été quelques-uns à analyser les rapports entre des contestataires et des médias dominants que ces contestataires auraient eu beaucoup de raisons de contester. À la fois parce que ces médias appartiennent à des grands groupes capitalistes et parce qu’ils diffusent une pensée, une orthodoxie, largement conformes aux intérêts de ces groupes, pour des raisons bien connues : pouvoir de l’actionnaire, commercialisation de l’information, rôle et place de la publicité, formation et origine sociale des journalistes, etc [4].
Nous avons insisté sur le constat suivant : lorsqu’un intervenant critique de l’ordre social va dans les médias, il ne critique jamais l’ordre des médias. Lors d’un des ateliers qui suivirent, José Bové intervint pour préciser qu’une des raisons de son mutisme sur le sujet était qu’il ne maîtrisait pas bien la question des médias. Depuis, plusieurs années ont passé et on n’a pas observé de sa part ou de celle d’autres militants de gauche, d’extrême gauche, etc. un désir éperdu d’apprendre. Afin, le cas échéant, de pouvoir faire avancer dans les médias le travail d’éducation populaire auquel tous se disent très attachés, mais quand il s’agit d’autres thèmes que les médias.
« Tout ce que vous dites, on le sait déjà. »
« Tout ça, on le sait déjà » est la plaidoirie habituelle de qui, ne souhaitant pas diffuser un savoir, prétexte qu’il est répandu. Ceux qui, à Sciences Po ou ailleurs, psalmodient leurs ritournelles légitimistes ne se soucient pas en revanche de renouvellement intellectuel. Car, après tout, qu’il n’existe qu’« une seule politique possible », que la France qui « tombe » ait besoin de « réformes », que le peuple soit trop « populiste », les patrons « écrasés par les charges », et le monde devenu « de plus en plus complexe », on le sait déjà. Cela n’empêche pas les chroniqueurs économiques et les intellectuels de pouvoir de nous le répéter matin, midi et soir. Pour, justement, qu’on ne l’oublie pas.
Ailleurs, quand les premiers livres de la collection Raisons d’agir sont sortis en 1996-1997-1998, leurs auteurs ont eu plus d’une fois le sentiment que tout un savoir contestataire, dont on disait qu’il ne faisait que rabâcher ce que chacun savait déjà, intéressait encore bien du monde. L’un des bons moyens de ne pas engager les combats qui coûtent est de feindre qu’ils ont déjà été remportés. Et que l’exquise dignité qu’on s’attribue ne saurait se mêler à une tâche aussi vulgaire que l’instruction ordinaire à destination de ceux qui ignorent ce que soi-même et quelques autres, on a déjà compris. La règle qui devrait prévaloir serait plutôt celle du : « Ils continuent ? Alors nous aussi on continue. » La critique sociale n’est pas un exercice de style destiné à être élégant, original, salué par ses collègues. Elle est la marque de la volonté de transformer le monde social, ou au moins d’avoir des effets sur lui.
« Les médias, c’est plus complexe que votre théorie du complot »
Tel est le refrain des conservateurs, mais aussi celui d’essayistes, d’universitaires et de responsables associatifs, à la fois capables d’apprécier l’impact politique croissant de la critique radicale des médias, de mesurer les contraintes qu’elle risque d’imposer à leur propre comportement d’auteur médiatisé, et qui vont faire de la « complexité » de la presse un parapet les prémunissant de toute observation sardonique relative aux prévenances dont ils bénéficient dans les médias. Ici, ils agiront un peu comme ces responsables politiques soucieux d’enterrer un problème en affectant à sa solution une commission d’experts, laquelle substituera de la confusion prétendument érudite à une « simplicité » trop propre à enflammer les cœurs et les esprits. Sous des formes assez peu différentes, Dominique Wolton, Cyril Lemieux, Géraldine Muhlmann, et alii, interprètent cette partition. Un de ses choristes universitaires les plus éprouvés, Philippe Corcuff, aime l’antienne de la complexité « mélancolique » l’opposant à « certaines tendances régressives, en particulier une rhétorique gauchiste enfermant la gauche dans une dénonciation simpliste du néolibéralisme et des médias appréhendés comme des ‘‘complots’’ maléfiques [5]. » Quand il précise qui sont ces individus qui appréhenderaient les médias comme des « complots maléfiques », Corcuff identifie plusieurs auteurs qui ont consacré une partie appréciable de leur existence à argumenter le contraire de ce qu’il leur impute. Quand on veut noyer son chien — ou la critique des médias non consensuelle, non convenue, non labellisée par les journalistes dominants — on l’accuse d’avoir la rage...
En vérité, la connaissance de la réalité sociale ou politique, c’est aussi, parfois, la découverte que les choses sont plus simples qu’on l’imaginait, que les pièces s’emboîtent, et pas nécessairement le désir d’oublier les causalités, les déterminismes, de tout nuancer afin de ne rien faire tant les choses seraient complexes, molles, enchevêtrées. Plus prosaïquement, s’il est un domaine dans lequel on peut aboutir à une conclusion simple sans recourir à la nuance et à l’élégance, c’est celui-ci : l’exposition journalistique des individus est en général proportionnelle à leur disposition à fustiger le simplisme de la critique radicale du journalisme. Qu’on ne cherche nulle « théorie du complot » dans cette observation tout à fait ordinaire : un système qui fait appel à vos menus services et qui vous promeut ne saurait être entièrement mauvais.
« Ça a toujours existé. »
Un historien « médiatique » comme Jean-Noël Jeanneney, par ailleurs membre du conseil d’administration de la Société des lecteurs du Monde, s’est un peu fait une spécialité de l’exercice consistant à minorer les turpitudes du présent en invoquant les affres du passé. En matière de presse, la situation actuelle est assurément meilleure que celle de l’Ancien régime ou, plus près de nous, de l’Occupation, sans doute préférable aussi à la vénalité révélée par le scandale de Panama, mais elle est aussi moins enviable que le bouillonnement pluraliste connu au moment de la Libération. Au reste, bien que l’esclavage ait jadis caractérisé nos sociétés, le fait qu’il ait largement disparu ne nous conduit pas, j’imagine, à estimer que les problèmes sociaux d’aujourd’hui seraient relatifs, voire anodins.
En matière de médias, le « Ça a toujours existé » s’accompagne souvent d’un « C’était encore pire du temps de l’ORTF ». Il y a quelques années Patrick Poivre d’Arvor expliquait par exemple : « Contrairement à ce que croient les Français, la liberté est plus grande qu’on ne l’imagine, en tout cas elle est infiniment plus grande qu’il y a ne serait-ce que 25 ans [...] à l’ORTF de l’époque. Aujourd’hui, on est enfin libres, les uns et les autres. » Exigence d’inventaire... Quand Jean-Pierre Elkabbach, nommé PDG d’Europe 1 par Arnaud Lagardère en personne, interroge Arnaud Lagardère sur Europe 1, dans un studio nommé « Lagardère », n’en viendrait-on pas à regretter la sonnette avec laquelle Alain Peyrefitte convoquait les rédacteurs en chef du journal télévisé de l’ORTF ?
« Moi, je connais quelqu’un qui se bat dans sa rédaction. »
C’est le prétexte au mutisme qu’avancent presque tous ceux qui connaissent ces sujets (différent de la justification n°1), qui savent que des logiques structurelles sont à l’œuvre (différent de la justification n°3), qui n’ignorent pas que le pôle commercial du journalisme est plus pesant encore qu’il y a trente ans (différent de la justification n°4) et qui, pourtant, veulent croire — ou faire croire — qu’eux parviendront à se préserver de la loi de la gravitation journalistique. Ou bien, on le verra plus bas, ils surestiment leurs capacités manœuvrières en imaginant qu’ils sortiront à leur avantage de la rencontre médiatique. Ou bien ils susurrent qu’ils connaissent « quelqu’un qui se bat dans sa rédaction » grâce à qui ils transformeront le plomb de la désinformation en or de l’analyse sociale. Chaque média est en général assez habile pour dépêcher à l’intellectuel critique des médias, à l’universitaire ou au contestataire du système un journaliste qui se présentera comme en sympathie ou en écoute et qui, le cas échéant, confiera quelques échos de boutique. À charge de revanche. Ces éclaireurs (soucieux d’être éclairés) tutoient leurs interlocuteurs, disposent de leurs numéros de téléphone portable. Ils font presque partie de la famille, surtout quand la famille se déchire et confie au journaliste « ami » la fonction de juge de paix — ou espère alors utiliser ses articles ou indiscrétions pour affaiblir ses concurrents sans mettre directement la main à la pâte.
Mais quelqu’un qui se bat à Paris Match ou au Monde des Livres n’empêchera jamais que Paris Match fasse du people, et Le Monde des Livres de constituer, comme dit Jacques Bouveresse, un exemple déplorable de copinage [6]. Un article hors norme ne contredit pas l’existence d’une norme à laquelle se plieront la masse des autres articles, y compris certains de ceux que rédige la personne « qui se bat dans la rédaction ».
« Je ne peux pas risquer de griller mon terrain de recherche en dévoilant ce que j’ai appris. »
Les chercheurs cherchent. Et souvent ils trouvent, ou ils apprennent. Mais, comme ils ne le font pas toujours savoir, bien des disques durs gonflent sans que la transmission de la connaissance avance. Tout ça, on le sait déjà … puisque Nizan l’observait en 1932 dans Les Chiens de garde :
« Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. »
Ici, la question à résoudre n’est pas facile. Nombre d’interlocuteurs, de « sources », ne s’expriment qu’à condition que leurs propos demeurent tus, un peu comme le chrétien livre sa confession en confiance. Ceci dit, quelle serait l’utilité sociale d’un universitaire ou d’un chercheur, rétribué par la collectivité, qui ne diffuserait son savoir ni à ses étudiants ni à l’extérieur ? Sa prétention à l’éthique ou à la bienséance peut apparaître utilitaire, carriériste, cynique. « En passant la ligne sacrée de la bienséance, on donne des armes à ceux qui n’ont pour eux que le respect de la bienséance, qui fait la dignité du corps des professionnels, observait Pierre Bourdieu. Je me suis dit qu’il n’est pas possible, quand on est un peu responsable, de garder le silence, de ne pas essayer de dire un peu de ce qu’on croit avoir appris, aux frais de tous, sur ce monde [7]. » « Aux frais de tous » était souligné dans le texte.
« La science ne doit jamais paraître ‘‘militante” »
Le détachement universitaire, destiné à préserver la science, y compris sociale, des impuretés de l’engagement est une question qui a déjà vidé des millions d’encriers. Transformés en catéchisme par nombre d’universitaires, la vulgate des textes de Max Weber opposant scientifique et politique constitue une croyance pesante, en particulier chez les universitaires assez roués pour ne débusquer la « croyance » que chez les autres, plus militants ou plus courageux qu’eux [8]. Toutefois, l’engagement politique des « savants », qui pourrait aller de soi eu égard à la genèse même du groupe des « intellectuels », demeure exceptionnel et réservé à des profils particuliers dans des conjonctures de fortes mobilisations. Pour la majorité des universitaires, l’investissement politique, sur la question des médias (ou sur une autre) est jugé à la fois contre-productif et malvenu. Ils aspirent, nous le savons bien, à mijoter tranquillement leur petite — ou leur grande — science dans leur petit coin, sans qu’il leur soit même nécessaire de se prévaloir de quelque « neutralité axiologique » que ce soit [9]. Ainsi, de l’aveu d’Alain Minc lui-même, des normaliens qu’on imagine de gauche n’ont pas hésité, pour compléter leurs revenus, à s’« engager » en devenant les supplétifs rédactionnels des essais (semestriels) commis par le prêtre de la « mondialisation heureuse ».
Pierre Bourdieu a admis avoir été longtemps victime de « ce moralisme de la neutralité, de la non-implication du scientifique » qui lui a interdit de tirer certaines conséquences politiques de son travail d’enquête. C’est pressé par un sentiment d’urgence politique et sociale qu’il s’est senti tenu de descendre plus carrément dans l’arène. Mais de même qu’il n’est pas envisageable de parler des médias sans faire de politique, il n’est plus possible de ne pas en parler en prétendant demeurer neutre. Surtout quand on a décidé d’avoir recours aux avantages que la médiatisation procure. Car, dans une telle hypothèse, non seulement on ne fait rien contre un système de domination, mais on y collabore en affaiblissant le poids relatif de ceux qui s’y opposent, en se portant caution du système et du pluralisme qui le légitime et dont il se prévaut.
Les non militants militent à leur manière. Leur désintéressement scientifique est d’autant plus douteux qu’on peut parfois les soupçonner de vouloir avant tout éviter le parasitage de leurs micro-trouvailles par un « savoir engagé » qui saurait se satisfaire des résultats d’une recherche plus ancienne — et plus performante.
« Ce n’est pas scientifique de donner des noms : ça tape à côté. »
La critique radicale des médias (Noam Chomsky, Pierre Bourdieu, Acrimed, Le Plan B) ne s’interdit pas de désigner ceux qu’elle désigne. Or, quand il s’agit du monde intellectuel ou souvent de celui des médias il faudrait dire sans dire. En tout cas, dire sans nommer. Nul ne reprocherait pourtant à un économiste ou à un journaliste économique de désigner Edouard Michelin, Bill Gates, les frères Walton, Liliane Bettencourt. Quand il s’agit des médias, on devrait en revanche essayer de comprendre et de faire comprendre, par exemple les logiques de connivence et d’inter-connaissances sans jamais identifier les agents de ces logiques. Car là, il paraît que ça ne se fait pas, que ce ne serait pas digne de la science…
On en revient ici à l’étrange bienséance évoquée tout à l’heure. Et qu’ajouter de plus à la déclaration d’intention de Pierre Bourdieu, proclamée dans les lignes mêmes de la revue scientifique qu’il dirigeait : « Dans un univers où les positions sociales s’identifient souvent à des ‘‘noms”, la critique scientifique doit parfois prendre la forme d’une critique ad hominem. Comme l’enseignait Marx, la science sociale ne désigne « des personnes que pour autant qu’elles sont la personnification » de positions ou de dispositions génériques — dont peut participer celui qui les décrit. Elle ne vise pas à imposer une nouvelle forme de terrorisme mais à rendre difficiles toutes les formes de terrorisme [10] » ?
Voilà quelques-unes des techniques qui permettent à des universitaires, à des chercheurs, à des intellectuels, de ne pas s’occuper, ou de mal s’occuper, de la question des médias. Mais s’il y a le comment, il y a aussi le pourquoi. Après les raisons qu’on invoque, parfois de bonne foi, il y a celles qu’on a. Dans l’univers des chercheurs, des universitaires, les positions dans un espace social expliquent aussi les dispositions et les prises de position au cours d’un débat à caractère politique. Cette règle, que d’aucuns savent disséquer quand il s’agit, par exemple, d’analyser la disposition des intellectuels révolutionnaires à plier la science aux intérêts présumés du « parti de la classe ouvrière », n’est pas forcément moins probante — ou plus désintéressée — quand on l’applique à un savant, capable de dénicher la théorie des médias la mieux ajustée à ses priorités de recherche et à sa valorisation individuelle.
POURQUOI ON NE VEUT PAS VOIR CE QU’ON VOIT
Par intérêt
Pour certains intellectuels ou universitaires, qui ont déjà accepté l’implication dans le monde de l’entreprise et de la publicité - Alain Etchegoyen à Usinor, Jorge Semprun à Vivendi, Daniel Cohen à la banque Lazard, François Ewald au Medef - l’intérêt est assez clair même si on peut toujours le maquiller sous les couleurs d’une ouverture à la société civile, assurément un peu différente de celle qui conduisit Robert Linhart à devenir établi. Or s’ouvrir à la « société civile » et à ses gratifications matérielles via le monde de l’entreprise mène rarement à dédaigner l’univers des médias.
Dans le cas d’un chercheur, une telle exposition médiatique peut s’accompagner d’avantages professionnels, universitaires par exemple (on parle alors de « valorisation de la recherche ») ou de facilités d’édition (le livre commandé est réputé pouvoir se vendre dès lors que l’auteur ne répugne pas à s’afficher). Inversement, ceux qui endosseraient les critiques radicales des médias, voire les prolongeraient par leurs propres travaux, encourent rappels à l’ordre puis mises à l’index ; les pages « Livres » de certains périodiques — Le Monde, Libération, Le Nouvel Observateur, Les Inrockuptibles, en particulier — en fournissent des démonstrations probantes. On comprend, dans ces conditions, que le tressage de lauriers médiatiques soit devenu un petit commerce en expansion. Y compris chez les universitaires. Ils attaqueront volontiers TF1 (qui ne les conviera jamais sur un plateau, pour des raisons liées à l’audimat), mais trouveront bien des mérites à France Culture nonobstant toutes les normalisations et épurations que cette station a subies.
Quand il s’agit, au contraire, de ne pas s’impliquer, de ne pas participer à la controverse sur la question des médias (quitte à être médiatisé de temps en temps), l’intérêt opère de manière plus indirecte. Si des intellectuels, des chercheurs, des universitaires, ne se soucient pas des questions les plus centrales relatives à l’information, c’est parfois qu’ils estiment qu’elles ont déjà été tranchées scientifiquement et sont par conséquent peu productives. De fait, les questions relatives au contrôle capitalistique de la presse, à son pouvoir d’imposition idéologique, à l’influence de la publicité, ont bien donné lieu à une infinité d’études depuis un siècle. Nombre de chercheurs vont donc leur préférer des problématiques latérales, plus « stimulantes », plus susceptibles de déboucher sur des publications cotées.
À entendre les témoignages de syndicalistes dans des entreprises de presse, d’un côté, et les analyses de sociologues des médias, de l’autre, on est d’ailleurs saisi par un contraste. Les premiers, bien qu’ils appartiennent généralement au pôle le plus intellectuel des entreprises d’information (documentaristes, reporters chevronnés…), avancent des explications simples et souvent peu nombreuses de la dégradation de l’information : le contrôle capitaliste, la concurrence qui pousse à faire vite, à faire pas cher pour faire comme les autres et pour faire de l’audience, la mise en place de hiérarchies militaires dans les rédactions. Certains universitaires au contraire, développent des analyses toujours plus emberlificotées, qui excipent de la « complexité du réel » pour justifier à la fois la prolongation de leurs travaux et leur non engagement dans des combats à leurs yeux douteux parce qu’insuffisamment subtils. La volonté de se distinguer de l’analyse produite par les journalistes eux-mêmes, ne pousse-t-elle pas des « scientifiques » pressés de « rompre avec le sens commun » à explorer des voies impénétrables au profane afin de justifier leur position de savants au-dessus de la mêlée [11] ?
Par l’effet d’une peur légitime.
La recherche, justement, n’est pas - ou n’est plus - un océan d’étoiles cartographié par un géographe dont le seul souci serait de faire découvrir les arcanes de la voie lactée. Elle est produite par un système économique qui veut installer au sommet de la pyramide les outils intellectuels et les intérêts matériels lui permettant de se reproduire. Ailleurs, sur les contrebas de l’édifice, la précarité contrarie ou atténue les dispositions rebelles. Bourdieu résumait : « Vous voulez les faire bosser, rendez-les précaires ! » On pourrait compléter : Vous voulez que les universitaires se montrent plus dociles face aux militaires, à la police, au patronat, à la Commission européenne, aux multinationales de la presse ? Faites les dépendre, eux et leurs laboratoires, de partenariats avec la Nasa, l’Otan, le ministère de l’intérieur, les entreprises, la commission de Bruxelles. Sans oublier de les faire dépendre de la promotion de leurs travaux dans les médias.
Car les pratiques néolibérales ont envahi toutes les sphères de la vie culturelle et sociale. Les universitaires sont de plus en plus dépendants de la commande, des appels d’offre, qui déterminent les moyens et donc la direction dans laquelle s’orienteront leurs recherches. Concernant la dépendance par rapport aux médias, Michel Wieviorka, directeur d’études à l’EHESS, a confié : « Tous nos collègues préfèrent un article dans Le Monde, dans Libération, ou venir chez vous Alain Finkielkraut, plutôt que d’attendre trois ans la publication d’un article dans une revue scientifique où on leur reprochera d’avoir oublié une virgule à tel endroit [12]. » On a quand même repéré quelques chercheurs qui résistent au désir de passer chez Alain Finkielkraut…
Mais l’université pratiquant déjà la technique des promotions incestueuses, des compères et des renvois d’ascenseur, la logique médiatique a peut-être simplement conforté certaines dispositions déjà bien installées dans la cité savante. D’autant que conformément à une observation pessimiste formulée par Jacques Bouveresse, parfois, plus on sait comment les choses se passent, mieux on est instruit de la manière d’en tirer parti, et moins on se montre disposé à en bouleverser les règles du jeu.
Par souci de « faire connaître ses idées ».
Dans ce cas de figure, il ne s’agit ni d’un calcul financier, ni d’un souci de promotion, de notoriété, de carrière, mais de faire avancer, par des canaux qu’on sait impurs, des idées qui le sont moins. La dévalorisation des pratiques militantes conduit à ne pas imaginer d’autres manières de transmettre un savoir que ceux qu’offre une tribune dans la presse « de qualité » ou un « débat » dans les médias. Ce genre de dépendance peut imposer au scientifique de ne pas dire des choses qu’il tiendrait pour importantes, mais qui seraient mal ajustées à l’émission à laquelle il participe — et mal acceptées par l’hôte qui le reçoit.
En août 2003, Jean-Luc Hees, alors directeur de France Inter, est amené à s’expliquer sur le renvoi de Martin Winkler, que certains imaginent lié aux pressions du lobby pharmaceutique (pour lequel Hees a fait des « ménages »). Hees expliqua plutôt que le renvoi était imputable au manque de reconnaissance de son ancien chroniqueur : « Si moi je me conduis pas bien dans un dîner et que je suis pas réinvité, je m’acharne pas à sonner à la porte, je reviens pas, j’essaie de me dire que la prochaine fois je me conduirai bien. M. Winkler doit beaucoup à France Inter, je crois qu’il le sait. »
Certains universitaires, intellectuels, chercheurs ont appris à bien se conduire. Et plus ils sont nombreux à être sages, plus les réfractaires leur paraissent intempestifs. Toutes proportions gardées, la dynamique de la compromission médiatique rappelle alors une observation de Patrick Champagne relative au paysan qui rompt avec son milieu pour faire fortune à la ville : le premier à partir passe pour un traître ; le dernier à le faire, pour un imbécile.
Par excès de confiance en soi et par refus de réfléchir à la signification collective des choix individuels.
Qui n’a entendu, à la suite d’une prestation médiatique ratée, l’intellectuel, le chercheur, l’universitaire, blâmer les journalistes en ces termes : « Ils m’avaient promis de… ; c’est vrai, j’ai eu tort de leur faire confiance ». C’est-à-dire tort de croire qu’on me laisserait parler sans m’interrompre à chaque instant, tort de penser qu’on ne couperait pas le passage auquel je tenais le plus (et qui me dédouanait du reste), tort d’imaginer qu’on n’allait pas écraser mon texte d’un titre me plaçant, contre mon gré, au cœur d’une polémique concoctée par les médias et dans laquelle je n’ai que faire. L’amusant dans ce registre, c’est qu’il conduit des « savants » qui consacrent leur existence à élaborer des codes permettant d’expliquer des comportements collectifs à agir comme si l’expérience des autres n’avait plus la plus petite utilité dès lors qu’il s’agissait d’eux. Chacun veut « faire son expérience » et puis, expérience faite, recommencer à faire son expérience pour être dupé à nouveau.
Dans une émission diffusée il y a quelques années sur LCI, la journaliste Daniela Lumbroso recevait l’auteur Patrick Poivre d’Arvor, par ailleurs responsable d’une autre émission « culturelle » sur LCI.) Suivent quelques extraits de leur dialogue :
DL : — À propos du mépris des uns par les autres, à un moment vous écrivez à propos des intellectuels : « Ah, les misérables intellectuels, on vous voit venir. La télé, vous détestez comme ce misérable Artaban et pourtant vous ne rêvez que d’une chose, c’est d’y passer. »
PPDA : — Daniela, vous en avez reçu ici même. J’en ai reçu à « Place aux livres », j’en ai reçu à « Ex libris », j’en ai reçu dans le journal [de TF1] »…
DL : — Et vous pensez que si on rêve de passer à la télévision, ça empêche de critiquer la télévision. C’est pas antinomique…
PPDA : — Non, sauf qu’ils s’abstiennent en général. Quand ils viennent, ils profitent et puis après ils critiquent.
Par sous-estimation de l’importance de la question des médias.
C’est la réaction du genre : « Vous attachez trop d’importance à ce sujet, il n’y a pas que ça qui compte », etc. Ici, rien de nouveau sous le soleil : tous les militants de toutes les causes se voient un jour objecter le caractère trop obsessionnel ou trop exclusif de leur militantisme, en particulier par ceux qui font autre chose — ou qui ne font rien.
Ce reproche n’est pas nécessairement illégitime. En théorie, quand on combat sur d’autres fronts, pris par d’autres urgences, on peut estimer que les bavures policières, le racisme, le sexisme sont des questions « secondaires » ou subordonnées. Chacun est néanmoins fondé à s’interroger sur l’honnêteté intellectuelle de qui minorerait l’importance des questions précitées si ce dernier se trouvait être en même temps CRS, propriétaire d’esclaves ou souteneur. Or, trop souvent, ceux qui formulent des objections visant à relativiser la place des médias sont également ceux qui s’emploient à passer dans les médias.
Car il ne faut pas imaginer que l’invitation chez Ardisson, ce soit toujours les autres, jamais les universitaires. Un simple coup de fil peut faire fondre une banquise … Dominique Wolton, par exemple, a participé à l’émission Tout le monde en parle le 27 avril 2003. L’entretien — confus, bavard, anodin — fut suivi de cette phrase d’anthologie prononcée par l’animateur : « Vous restez avec nous Dominique Wolton. C’est la première fois qu’un chercheur du CNRS participera à notre blind test [13]. » Wolton avancera sans doute qu’il a touché ce soir-là un public plus socialement diversifié que celui auquel il s’adresse en capacité d’universitaire. Preuve qu’il serait, lui, vraiment démocrate, davantage en tout cas que les « élitistes » qui « méprisent » les médias et qui ignorent les voies impénétrables de la « réception » d’un programme de télévision couramment décrié.
Sans vouloir imputer à des petits calculs les conclusions de Dominique Wolton, qu’on veut imaginer produites par ses seules recherches au CNRS, on conçoit sans effort que notre chercheur médiatisé n’apprécie guère la critique radicale des médias, mais aussi qu’il soit régulièrement invité par les journalistes à la commenter.
Par lassitude
Quand bien même la connaissance du problème et de son importance existerait chez les universitaires, quand bien même ils n’auraient pas un intérêt particulier à dissimuler sa gravité, ils peuvent arguer de leur lassitude eu égard au peu d’effet des explications et des dénonciations précédentes. Quiconque a déjà étudié et fait connaître l’étendue des pressions industrielles et publicitaires sur l’information, les réseaux de connivence et les renvois d’ascenseur, ne peut avoir un jour échappé à un tel sentiment de découragement (« Ça recommence ! ») en mesurant les capacités intactes d’une machine dont on a pourtant examiné et démonté chacun des rouages. Philippe Cohen rappelle que, dans le cas de Bernard-Henri Lévy, bien des intellectuels, des universitaires, ont tenté, lors de la parution de ses trois ouvrages à prétention scientifique [14], d’administrer une sorte de « correction » à l’auteur. Mais notant que leurs coups, réels, n’avaient pas empêché les livres suivants de l’impétrant philosophe de se vendre, ils ont renoncé, comme s’ils sentaient que de toute façon les médias avaient pris le pas sur l’université. La plupart d’entre eux se sont alors lassés de combattre avec les armes de l’intelligence une machine carburant à la connivence.
Non contents de cesser de se battre, certains ont rejoint en rechignant la troupe de ceux qui défèrent aux logiques et aux contraintes de la médiatisation. Les mondes de l’université et de l’intelligentsia n’étant pas beaucoup plus purs, moins sensibles que les autres, à la concurrence et aux crocs-en-jambe, chacun peut toujours, s’il le souhaite, justifier ses compromissions par celles du collègue, du rival, et par le désir de ne pas trop leur abandonner le terrain. Ceux qui ont renoncé en veulent parfois aux autres qui ne capitulent pas parce qu’ils estiment encore que « ce n’est qu’un début, continuons le combat. »
Serge Halimi