Il est paradoxal de constater que ce sont les journaux et les journalistes qui, parmi les médias, devraient être les plus critiques à l’égard des enquêtes d’opinion par sondage qui en sont non seulement les initiateurs et les propagandistes involontaires mais également, parfois, les principales victimes. Si l’on n’estimait pas que le journalisme est une activité beaucoup trop sérieuse pour ne pas se sentir obligé de le défendre, y compris contre lui-même, on serait presque en droit de se réjouir de le voir, pour une fois, s’infliger en toute inconscience, par le biais des sondages qu’il commande lui-même sur lui-même, le traitement qu’il inflige ordinairement aux autres, et en premier lieu au monde politique mais aussi au monde culturel, en convoquant en permanence dans leurs colonnes, les sondages. Là où certains pourraient y voir une forme de masochisme, il serait plus juste d’y voir en fait un bon indicateur de la dépendance croissante du monde journalistique à l’égard de l’industrie des sondages et à l’intégration, dans la pratique journalistique la plus banale, y compris chez ceux qui incarnaient le plus une certaine forme de résistance à leur égard, de la philosophie sur laquelle ils reposent.
Le cas du sondage réalisé chaque année depuis 26 ans par la Sofres intitulé « baromètre ‘confiance dans les médias’ » ou « baromètre ‘crédibilité des médias ‘ » est, à cet égard, un véritable cas d’école. Il est commandité par La Croix, un quotidien sérieux s’il en est, qui devrait être le dernier support de presse à soutenir un pareil type de sondage qui consiste à importer les logiques politique et économique comme principe d’évaluation de la valeur proprement intellectuelle de l’activité journalistique.
L’invention du baromètre « crédibilité des médias »
Il n’est pas sans intérêt, avant d’analyser brièvement ce baromètre censé mesurer la crédibilité de la presse, de rappeler qui l’a inventé et dans quelles conditions. Il a été proposé en 1987 à la revue MédiasPouvoirs, à La Croix et au Centre de Formation des Journalistes (Paris) par Jean-Louis Missika, un de ces personnages aux multiples casquettes qui est situé à l’intersection de la politique, des médias, des sondages et de l’université et qui ont une fonction de passeur entre les différents univers qu’ils fréquentent. Il fut d’abord connu, au début des années 1980, comme co-auteur (avec Dominique Wolton, un autre passeur) d’un livre sur la télévision qui eut un certain succès, puis fit carrière - entre 1988 et 1991 sous le gouvernement de Michel Rocard - comme responsable du SID (Service d’Information et de Diffusion, un organisme rattaché auprès du premier ministre qui a essentiellement pour tâche de commander des sondages pour le gouvernement), puis devint consultant de son propre cabinet conseil, puis directeur des études médias à la Sofres, puis directeur général de l’institut de sondage BVA, puis auteur d’un rapport sur l’avenir de la télévision publique. Politologue venant commenter à l’occasion les sondages électoraux le soir des élections à la télévision et il est également enseignant dans diverses formations universitaires et enseigne la sociologie des médias notamment à Sciences Po. Enfin, il est élu comme conseiller de Paris en 2008. L’importance du réseau de relations et la confusion des genres qui caractérisent son parcours professionnel sont bien faites pour faire tomber les préventions des journalistes à l’égard des sondages qu’il leur propose, le vernis de sérieux intellectuel voire universitaire permettant de masquer une opération qui n’est pas sans visée commerciale ou politique intéressée.
En 1992, l’hebdomadaire Télérama, qui appartient, comme La Croix, au groupe de presse Bayard, est associé à l’opération pour des raisons semble-t-il surtout financières, le quotidien catholique ne pouvant plus prendre en charge seul le coût de ce sondage annuel. En 1995, la revue MédiasPouvoirs se retire, le baromètre devenant alors le sondage Sofres-La Croix-Télérama puis Télérama se retire à son tour, en partie parce qu’il commence à percevoir le caractère pervers du sondage.
Les premiers sondages seront commentés dans les journaux commanditaires par Jean-Louis Missika en personne, ou par les chargés d’études de la Sofres dont les « analyses » (les guillemets s’imposent comme on le verra) ne font qu’imposer la logique du baromètre sans s’interroger sur l’instrument de mesure ainsi inventé et présenté comme scientifique. Sondeurs et commentateurs vont ainsi dire chaque année, avec autorité, les raisons que « la presse » peut avoir, à l’examen des chiffres qui tombent comme de véritables verdicts, de se réjouir ou au contraire de s’inquiéter devant le jugement que « les Français » porteraient sur elle alors que c’est l’instrument de mesure lui-même qu’il faut soumettre à la critique.
Au lieu de se précipiter sur les résultats du sondage et d’en tirer des conclusions hâtives, les journalistes seraient mieux inspirés de s’interroger sur les conditions même de passation du questionnaire et sur les significations, diverses et contradictoires, que peuvent avoir les réponses extorquées aux enquêtés afin de ne pas trop rapidement considérer comme établi et indiscutable ce que les chiffres semblent apparemment dire. Il faudrait, en d’autres termes, que les journalistes cessent de croire en la scientificité des chiffres sortis des questionnaires et s’intéressent au travail de recueil des données et à toute la logique qui est au principe de leur présentation. Bref, il faudrait que les journalistes comprennent que les instituts de sondages ne recueillent pas la réalité mais la construisent au terme d’opérations successives : sélection de la population qu’ils parviennent à interroger, type de formulation des questions qui sont posées, addition de réponses formellement plus que réellement identiques et grille de lecture que les sondeurs proposent à leurs commanditaires des distributions statistiques ainsi obtenues. Autrement dit, au lieu de s’interroger sur « la confiance des Français dans les médias », il serait sans doute plus important que les journalistes s’interrogent sur les raisons de leur confiance excessive à l’égard des instituts de sondage et des baromètres qu’ils construisent à leur attention.
Questions et réponses : le grand détournement
Passons très vite sur la question de la représentativité de l’échantillon (1000 personnes interrogées en face à face choisies par la méthode des quotas), question qui n’est pas sans intérêt mais l’essentiel n’est pas là. Disons que ce qui est important en l’espèce, c’est que les instituts fassent croire, et croient eux-mêmes, que leurs échantillons sont bien représentatifs « des Français » et donc que les résultats du sondage représentent bien « l’opinion des Français sur leur presse ». L’essentiel réside dans le type de questions posées et dans l’interprétation qui est donnée des réponses. Certaines des questions posées chaque année sont censées permettre d’établir un classement indiscutable entre les différents médias sous le rapport de leur crédibilité auprès des Français ainsi érigés en juge de la presse. Exemple de question : Est-ce que les choses se sont passées vraiment ou à peu près comme le journal /la radio / la télévision / internet les raconte ? On notera le caractère vague de la question (« les choses ») et global (« le journal » lequel ? / « la radio » quelle station ? « la télévision » quelle chaîne ?/ « internet » quel site ?) mais surtout le fait que pour répondre à une telle question, il faut non seulement savoir comment les choses se sont passées objectivement (et par quel moyen autre que les médias les personnes interrogées peuvent-elles le savoir ?) mais ensuite comparer « les choses » avec les versions proposées par tous les médias, ce qui suppose que les interviewés sont à la fois des lecteurs des journaux, des auditeurs des radios, des téléspectateurs et des surfeurs sur le net. Ils sont malgré tout 58% à penser que la télévision raconte les choses comme elles se sont passées, 55% pour la radio et seulement 50% pour la presse alors que même un observatoire critique des médias sur internet comme ACRIMED ne pourrait pas répondre à une telle question. Des remarques analogues peuvent être faites à propos de la question récurrente suivante : Croyez-vous que les journalistes sont indépendants, c’est-à-dire qu’ils résistent aux pressions des partis politiques et du pouvoir ? Aux pressions de l’argent ? Que peuvent en savoir la plupart des interviewés et en outre est-il possible de répondre de manière aussi globale (« les journalistes ») à cette question ? Cependant, bien que la presse quotidienne écrite nationale diffuse, tous titres confondus (Le Figaro, Le Monde, Aujourd’hui, Libération, La Croix, L‘Humanité) à moins de 900 000 exemplaires par jour seulement (ce qui veut dire en gros qu’un Français sur 10 seulement lit un quotidien national), et bien que 31%, dans l’enquête, déclarent ne pas suivre les nouvelles, ils sont cependant 90% à avoir un avis sur la question. Enfin, question considérée comme sans équivoque pour savoir comment positionner les médias sur le baromètre de crédibilité, il est demandé quel média les interviewés utilisent afin « d’avoir des nouvelles ». En 2013, 69% citaient la télévision, 33% la radio, 27% Internet et 24% la presse quotidienne qui commandite le sondage dans lequel elle arrive bon dernier. Conclusion : la télévision est considérée comme plus crédible que la presse écrite quotidienne.
Une telle conclusion oublie que les enquêtés répondent, dans les sondages d’opinion, à la question qu’ils comprennent et non à celle qu’on leur pose. Par exemple, la question « A quelle chaîne de télévision (ou station de radio) faites-vous le plus confiance comme source d’information ? » est comprise, par une large fraction de la population des enquêtés : « Quelle chaîne (ou quelle station de radio) regardez-vous (ou écoutez-vous) habituellement ? » comme l’indique le fait que la distribution des réponses qui est très proche des taux d’audience des chaînes (et des stations de radio) relevés par ailleurs dans les enquêtes de Médiamétrie. On transforme en fait un simple « indice d’écoute » en « indice de confiance », des réponses sur des pratiques en jugement sur l’excellence journalistique de tel média ou de telle chaîne qui seraient choisis pour leur excellence journalistique. Les sondeurs font comme si les enquêtés répondaient : « je fais confiance à telle chaîne, et uniquement à telle chaîne, comme source d’informations au terme d’un examen de l’ensemble de l’offre d’information proposée par l’ensemble des chaînes » alors qu’il ne s’agit, pour une large part, que d’une simple déclaration très simplifiée sur une habitude d’écoute qui n’implique pas nécessairement de jugement particulier sur la qualité de l’information et qui ne tient pas compte, en outre des pratiques d’écoute irrégulières ou plurielles ou de la pratique du zapping qui affecte l’information comme n’importe quel programme.
Transmuter la quantité en qualité
Mais le coup de force symbolique sans doute le plus massif et le moins perçu comme tel réside dans la lecture unifiante et globale qui est faite du sondage et des réponses obtenues, notamment dans les commentaires des sondeurs et des journalistes, et qui impose l’idée même que « les Français » puissent ainsi juger « leurs médias » et puissent voter à leur propos comme dans une élection politique. Il y a, en réalité, une pluralité de médias et des publics différents qui recherchent les médias les plus conformes, politiquement, culturellement et socialement, à ce qu’ils sont et à ce qu’ils recherchent. Il est normal que les cadres et professions intellectuelles, ou encore les titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur, soient plus nombreux que les ouvriers ou les sans diplôme à suivre avec un intérêt très grand l’information. Il est normal que les cadres et les plus diplômés soient plus liés au journal ou à la radio qu’à la télévision, et plus précisément encore, plus liés à France Info ou à Arte qu’à RTL ou TF1. Etc. Et ce n’est pas parce que certains médias s’adressent à des catégories de publics quantitativement plus nombreuses que d’autres qu’ils font une information qualitativement meilleure. Chaque média a son public, Le Monde n’étant pas directement en concurrence avec Paris-Match ou Voici. Or, ce type de baromètre, comme l’audimat, conduit à tout mettre au même niveau (quantitatif) et dans le même sac (économique) sous couvert d’une consultation prétendument « démocratique », bref, il consiste à hiérarchiser les médias en fonction de leur tirage ou de leur taux d’écoute. Est-ce que 1% d’audimat pour une émission culturelle sur Arte est comparable à un taux de 30% d’audimat sur TF1 pour une retransmission de match sportif ou pour une émission de divertissement ? Est-ce qu’il est possible de tout juger et hiérarchiser par les taux d’audience ?
Le journalisme est structurellement menacé, dans son autonomie, c’est-à-dire dans son effort pour produire une information sérieuse intellectuellement et politiquement indépendante, d’une part par l’univers politique qui depuis toujours et partout cherche à contrôler et à instrumentaliser à son service le monde de la presse, et d’autre part par le secteur économique qui, plus récemment, cherche à faire main basse sur les médias et à en faire ou bien des entreprises ordinaires s’ils peuvent être source de profits, directs ou indirects, importants ou bien des instruments de communication. La logique du baromètre réussit ce tour de force d’imposer, en contrebande, comme principe de légitimité de la presse, une légitimité à la fois politique et économique qui contribue du même coup à affaiblir une légitimité professionnelle déjà fragile et qui peine à s’imposer. La conclusion logique que les journalistes devraient tirer de cette analyse est, bien sûr, de laisser là cette malheureuse initiative pour utiliser leurs ressources de manière moins autodestructrices et plus utiles. Mais au-delà de ce baromètre, ne devraient-ils pas s’interroger plus largement sur l’usage devenu trop banal des sondages, et sur les autres baromètres, politiques notamment, qu’ils financent ?
Patrick Champagne