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L’édition laminée (entretien avec François Maspero)

Un mois après la mort de François Maspero, à qui nous avions rendu hommage, nous publions un entretien de l’éditeur avec Bertrand Leclair paru dans La Quinzaine littéraire en mars 2006 (n°919, du 16 au 31 mars 2006). François Maspero y revient sur les inquiétantes évolutions du monde de l’édition, qu’il s’agisse des processus de concentration ou des difficultés auxquelles sont confrontées les éditeurs indépendants.



Nous remercions La Quinzaine littéraire de nous avoir autorisés à reproduire ce texte (Acrimed).

Du mouvement de la main vers la feuille blanche au sourire du lecteur ravi de quitter sa librairie en emportant un livre prometteur, François Maspero a une connaissance exceptionnelle de l’univers du livre. Écrivain et traducteur, auteur d’une vingtaine d’ouvrages depuis la parution du Sourire du chat en
1984 [1], longtemps membre du comité de rédaction de La Quinzaine littéraire, il a d’abord été libraire et éditeur. Dans la continuité d’un article publié en avril 2005 et intitulé « Main basse sur l’édition », qui rendait compte du Contrôle de la parole d’André Schiffrin, il a accepté de revenir ici sur les évolutions redoutables de l’univers des livres.



Vous avez été libraire de 1954 à 1975, et éditeur de 1959 à 1982. Historiquement marquée par vos engagements, la maison d’édition que vous avez fondée, devenue ensuite La Découverte, a été rachetée par Vivendi, il y a quelques années. Elle fait donc aujourd’hui partie d’Éditis, passé sous la coupe du Wendel Investissement, que dirige le baron Seillière.

J’ai cessé d’être libraire il y a trente ans, éditeur il y a vingt-deux ans. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, ceux qui se disent mes successeurs ont dirigé leur maison plus longtemps que je ne l’avais fait. Ils ont créé leur propre identité, qui, forcément, n’a rien à voir avec la mienne, peut-être plus forte que ne l’était la mienne. Ce n’est pas un jugement de valeur, mais ça me déplaît quand on se présente comme mes « héritiers » (en principe, on n’hérite que des morts), d’autant que les conditions de l’édition ont considérablement évolué. J’étais, à l’image de José Corti, l’un des derniers libraires-éditeurs : malgré la distance d’un siècle, plus proche des techniques utilisées au temps de Balzac que de celles qui ont cours dans l’édition telle que se l’est appropriée le baron Seillière. Ce bouleversement, plus rapide qu’aucun de ceux qui ont précédé, a commencé dans les années 1960, lorsque la maison Plon a été rachetée par des capitaux bancaires : on peut dater de là le moment où des investisseurs extérieurs ont commencé à entrer directement dans l’édition. À l’époque, l’édition restait un milieu extrêmement fermé. Une multitude de maisons étaient nées en 1945, parmi lesquelles Minuit, née dans la Résistance et poursuivie par Jérôme Lindon, Seghers, Laffont, ou Julliard, mais beaucoup avaient rapidement disparu, et il a fallu attendre 1968 pour voir surgir un nouveau type d’éditeurs, liés à un véritable projet de société, par exemple les éditions Des femmes, mais dont la plupart ont été marginalisés ou récupérés au fil du temps.

Une des différences notables liées à cette intrusion du monde des affaires dans l’édition, c’est qu’il n’était jamais question, dans la presse, de tous ces mouvements de cadres qui occupent désormais une ou deux pages des suppléments littéraires, chaque semaine, pour nous apprendre, ce dont tout le monde se contrefiche, que Mme ou M. Duchemole a quitté les éditions Machin pour rejoindre les éditions Truc. La première fois que ma maison a été désignée en tant que telle dans la presse, c’était en février 1960 : Le Monde titrait en une qu’un « livre publié chez Maspero » venait d’être interdit. Je me suis dit : « Tiens ! Chez Maspero » comme si j’avais toujours existé ! (Il s’agissait de L’An V de la révolution algérienne, de Franz Fanon, ndlr.)



La première tentation, lorsqu’on vous interroge, serait de constater que l’itinéraire d’éditeur qui a été le vôtre ne serait plus possible aujourd’hui. À la réflexion, pourtant, mieux vaudrait dire que ce type d’itinéraire n’est jamais possible, qu’il est nécessairement hors norme, en butte à tous les écueils de l’établissement, de la pensée dominante.

Au contraire, je pense que n’importe qui pouvait faire ce que j’ai fait à l’époque, à condition d’avoir un peu d’argent ; mon investissement pour ouvrir la librairie représentait le coût d’un appartement (avant la flambée immobilière !), et la librairie m’ayant donné pignon sur rue a facilité la création de la maison d’édition. Jamais un investisseur du type Lagardère, Messier, Seillière et autres, n’aurait mis un centime dans ma maison ; celle-ci a tenu le coup grâce à des amis, pour beaucoup les auteurs eux-mêmes. Ça avait au moins le mérite de la clarté.

Cela dit, aujourd’hui, même si les conditions ont complètement changé, on peut encore créer une maison d’édition avec peu. Un des gros problèmes, en 1959, c’était la diffusion-distribution. Il n’existait aucune structure. Le seul éditeur qui a été intéressé c’était Pierre Seghers qui possédait avec des Belges l’Intercontinentale du livre, mais, très vite, après avoir reçu un coup de téléphone de la préfecture, il m’a annoncé qu’il ne pouvait pas diffuser la revue Partisans. Je lui ai mis mon poing dans la figure, ce qui n’était pas très malin, mais enfin… Ensuite il nous a fallu nous diffuser nous-mêmes. Jean-Philippe Bernigaud, qui avait le sens de l’organisation dans l’improvisation la plus complète, a tenu seul sur ses épaules, pendant dix ans, tout ce qui relevait de la diffusion, des contacts avec les libraires, des envois... Aujourd’hui il y a encore des éditeurs très sérieux qui travaillent de cette façon, en maîtrisant toute la chaîne, Claire Paulhan par exemple, mais c’est devenu rare. Il s’est créé des organismes de diffusion-distribution d’une telle ampleur qu’ils sont au contraire demandeurs d’éditeurs à distribuer – le fait qu’ils les distribuent très mal étant une autre question. Schiffrin a très bien analysé qu’en séparant radicalement l’entreprise diffusion de l’entreprise édition, on pouvait se faire un maximum de fric avec la première, quitte à jeter la seconde dès qu’elle s’essouffle.



Vous avez publié dans La Quinzaine un compte-rendu du livre d’André Schiffrin, Le Contrôle de la parole, qui a marqué les esprits, mais qui n’est pas réjouissant...

Ce que dit Schiffrin, c’est que, si vraiment des investisseurs de fonds de pension, ou des marchands d’armes, ou des fabricants de parfums demandent à l’édition des rentabilités de 10 et 15 % ou plus, on ne voit pas comment les éditeurs peuvent y parvenir, ou on ne le voit que trop. Autrefois, les grosses maisons s’arrêtaient à leurs quelques actionnaires ; elles avaient chacune une personnalité. Gallimard, ce n’était pas Grasset. Les maisons, pour bourgeoises qu’elles étaient, n’appartenaient pas, comme c’est désormais le cas pour la plupart d’entre elles, à une holding comptant dix, quinze ou vingt maisons d’édition réduites souvent à l’état de « label », et contrôlant également des chaînes de médias. Ce sont les quatre ou cinq grands acteurs dont parle Schiffrin qui contrôlent la parole de bout en bout, de l’édition d’un livre à son traitement médiatique, qui peuvent créer de toutes pièces des « événements ».

Quand La Découverte, par exemple, publie José Bové et que son propriétaire de l’époque, Jean-Marie Messier, s’en dit très content, on peut aussi bien se féliciter du libéralisme « postmoderne » des gros détenteurs du fric que se poser des questions sur le sens d’une comédie où tout se vaut tant que le fric rentre. En fait, l’univers de l’édition, dans les maisons importantes, prend le pli de toutes les entreprises, avec à leur sommet de plus en plus de gestionnaires qui ne s’intéressent pas au contenu de ce qu’ils publient. Ce serait d’ailleurs intéressant d’établir un de ces « ratios » dont ils ont le secret en rapportant le nombre toujours croissant d’entrée de technocrates dans l’édition au nombre également croissant de dépôts de bilan, d’absorptions, de reprises, de fusions, de plans sociaux, etc., de maisons dont la qualité du fonds semblait garantir la pérennité. On a vu ça aux éditions du Cerf, ou a vu ça aux Presses universitaires, et ailleurs... Il y a certes encore, et heureusement, des responsables qui se passionnent pour la littérature et la connaissance (et c’est toujours apparemment le cas de La Découverte), mais le nombre de cadres qui ne survivent que parce qu’ils savent se construire et cultiver leur « carnet d’adresses » selon les canons modernes de la « Com », et en tâchant de flinguer tout ce qui bouge dans le bureau voisin, est de plus en plus grand. Comme partout, les gens ont tout le temps peur de perdre leur boulot, et beaucoup ont raison d’être particulièrement inquiets : les préparateurs de copie ou les correcteurs, par exemple. Il n’y a plus que quelques grandes maisons traditionnelles pour employer des préparateurs, qui sont pourtant les derniers garants de la langue ; leur disparition, catastrophique en terme de qualité, est facilement considérée comme n’ayant pas d’incidence au plan du marketing.



Le paradoxe, c’est que devenir éditeur semble de plus en plus facile. De nouvelles maisons se créent régulièrement, et certaines publient avec bonheur ce que les grands éditeurs ne sont plus capables d’assumer.

Oui. Facile de débuter. Très dur de tenir le coup. Schiffrin lui-même est publié dans une petite maison d’édition, La Fabrique, qui a une très forte personnalité. Il est désormais aisé de se mettre devant un ordinateur, d’utiliser la PAO, et de sortir dix livres par an, qui seront d’excellente qualité, qui seront la traduction d’une authentique originalité. Cette facilité peut bien sûr aussi favoriser le n’importe quoi, mais certains font des choses formidables. La Fosse aux ours, par exemple, qui fait des livres intelligents et soignés, en publiant en particulier Rigoni Stern, auquel les grosses maisons françaises ne s’étaient guère intéressées. Ou Agone, à Marseille, où je retrouve un esprit de remise en cause sans concession, comme une bouffée d’air frais. Ou Verdier, ou l’Aube. Ou encore, parmi des centaines d’autres, les éditions du Sansonnet, basées dans le Nord-Pas-de-Calais, qui font un travail remarquable sur l’histoire des quartiers, sur la mémoire ouvrière. Mais cet espace est d’une fragilité terrible. Les grands prédateurs rôdent constamment. Après tout, il y a là pour eux un formidable vivier. C’est darwinien. Je trouve ça d’autant plus pathétique que ces éditeurs-là sont des passionnés. J’ai de l’admiration pour eux.



Peut-on dire que cela vous rend moins alarmiste que Schiffrin ?

Non, je ne le suis pas moins. Simplement, je trouve magnifique qu’il y ait tant de passionnés pour s’acharner, penser que le livre peut encore s’inscrire au cœur de la vie. Jusqu’à l’époque de la guerre d’Algérie, pour ce qui me concerne, le livre était un médium, parmi d’autres. Avec les revues, à l’époque beaucoup plus importantes, il avait sa place parmi les instruments d’information qu’étaient le journal, la radio, la télévision. Il était un instrument d’information à part entière ; aujourd’hui il n’est plus qu’un complément d’information, dans le meilleur des cas. Ou un objet de divertissement. Ou un instrument de promotion. En tout cas, il n’existe plus que par médias interposés.



Pouvez-vous, en écho à l’enquête que nous menons dans ce numéro, nous parler de votre attachement à La Quinzaine littéraire ?

Il est total. La Quinzaine est arrivée dans un moment d’effervescence intellectuelle ; beaucoup de chercheurs pensaient qu’ils étaient en train de construire des instruments conceptuels susceptibles de modifier la connaissance de la société de la pensée, et le besoin était manifeste d’un lieu où faire le point sur cette interdisciplinarité, dans une véritable exigence littéraire. C’est ce qu’a apporté La Quinzaine, qui ne se contentait pas d’annoncer les livres, mais permettait aux gens qui publiaient de se confronter et d’aller plus loin. Ce qui avait été déjà esquissé avec l’expérience formidable du passage de la revue Les Lettres nouvelles au rythme hebdomadaire, expérience vouée à l’échec, mais qui nous avait passionnés, dans la librairie. Aujourd’hui, s’il y a un adjectif qui peut être employé au sujet de La Quinzaine, c’est « unique ». Quel autre journal où trouver une réflexion sur la littérature ? C’est un guide formidable, où l’on apprend beaucoup, ce qui est très rare dans la presse française : la notion de compte-rendu existait dans les revues, mais elle existe peu dans les journaux. Le compte-rendu, c’est-à-dire le fait de rendre compte – il n’y a pas d’autre mot – de ce qu’il y a dans un livre, c’est l’apport de La Quinzaine, même si, évidemment, on n’est pas toujours d’accord avec l’ensemble des collaborateurs.

 
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Notes

[1Il a publié en mars 2006 Le Vol de la mésange et L’Ombre d’une photographe, sur Gerda Taro, aux éditions du Seuil.

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