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Lu : Sauver les médias, de Julia Cagé

par Henri Maler,

Publié en février 2015 aux éditions du Seuil dans la collection « La République des idées », dirigée par Pierre Rosanvallon et Ivan Jablonka, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie de Julia Cagé a fait l’objet d’un accueil généralement chaleureux par la plupart des grands médias. Malgré sa brièveté, il est difficile d’en proposer simultanément un compte-rendu et une discussion. On a privilégié ici le résumé destiné à faciliter la lecture, en réservant quelques objections à notre conclusion.

Introduction : Pour une nouvelle gouvernance

L’objet du livre est de « proposer un nouveau modèle de gouvernance et de financement » qui permettrait d’éviter deux dangers : des médias qui seraient « placés sous l’influence de milliardaires aux poches sans fond » et des médias qui seraient « voués à l’échec » quand ils sont « détenus exclusivement par les salariés ».

Mais avant de proposer ce modèle, Julia Cagé effectue un long détour dont l’itinéraire sinueux n’est pas toujours perceptible : les sous-titres et l’enchaînement des sous-chapitres désorientent quelque peu la lecture. Mais chemin faisant, l’ouvrage procède à de nombreuses mises au point qui, sans être toujours nouvelles et indiscutables, sont souvent très utiles.


Chapitre 1 : L’âge de l’information ?

L’objet de ce premier chapitre est de proposer plusieurs diagnostics.

- Un diagnostic, d’abord, sur la place du sous-ensemble des médias dans le secteur de la connaissance (culture, enseignement supérieur, recherche) (« L’information au-delà des médias », p. 18-21) : « un petit nombre d’acteurs qui représentent un poids économique relativement faible et reposent sur un nombre de salariés qui l’est encore plus touchent un public extrêmement large (…) ».

- Un diagnostic, ensuite, sur « Une grande diversité des statuts et de financements » (p. 21-22), rapidement passés en revue (avant de les détailler plus loin) : l’occasion pour Julia Cagé d’affirmer que le « modèle de société par action et de financement intégral par les ventes et la publicité » n’est plus adéquat.

- Un diagnostic, enfin et surtout, sur le contenu de l’information et la place des journalistes. Pour établir ce diagnostic, Julia Cagé rappelle d’abord que l’information est le produit de l’activité des journalistes (« Qu’est-ce que l’information ? », p. 23-24) et que la définition de ces derniers par leur emploi dans des entreprises de presse est une « définition tautologique » qui ne dit rien de leur profession proprement dite (« Les journalistes et la carte de presse », p. 24). Le nombre de ces journalistes, après avoir augmenté, a connu une stagnation, puis une régression (« L’évolution du nombre de journalistes », p. 25-27). Et l’on assiste désormais à un effondrement du nombre de journalistes dans la presse écrite : un effondrement qui traduit une « révolution du métier de journaliste » (p. 27-28). Il existe « de moins en moins de journalistes… par journal » (p. 29-30) et si l’on assiste à une croissance des effectifs en direction du Web, c’est au détriment de la qualité, exception faite de quelques pure players (« Du print vers le web », p. 31-34)

Peut-on pour autant constater, de façon générale, « Une dégradation de la qualité des contenus » ? (p. 36-37). Selon Julia Cagé, elle est difficile à évaluer. Mais on peut la mesurer, dit-elle, à la taille des journaux dont la pagination est en baisse. Est-elle compensée par une « augmentation des contenus en lignes » ? (p. 36-38). Force est de constater que la « course à la primauté » et le retraitement des dépêches d’agences prennent une place prépondérante : « Google News joue le rôle de rédacteur en chef pour les sites web des journaux ».

Bilan de ces diagnostics ? Une « inquiétante situation » dont les responsables ne seraient pas les médias eux-mêmes, mais leur modèle économique (p. 39).


Chapitre 2 : La fin des illusions.

« L’information est en danger (…) Ce sont les journalistes qui sont en train de disparaître et, avec eux, l’information qu’eux seuls peuvent produire. Pourtant rien n’est fait. Pourquoi cette passivité ? » Pour répondre à cette question, Julia Cagé passe en revue ce qui, à ses yeux, constitue autant d’illusions (p. 40-41).

- « L’illusion publicitaire », c’est-à-dire l’illusion selon laquelle les médias pourraient être sauvés par la quête de nouvelles ressources publicitaires (p. 41-48). Après avoir rappelé que la publicité a « garanti aux journaux un équilibre financier et une relative indépendance à l’égard du pouvoir politique » (« Naissance de la publicité de presse », p. 41-43), Julia Cagé met en évidence l’ampleur de la baisse des dépenses publicitaires (« L’illusion publicitaire », p. 43-46) et, en particulier, l’effondrement des recettes publicitaires des journaux (« De moins en moins de publicité », p. 46-48).

- « L’illusion de la concurrence », c’est-à-dire l’erreur qui consisterait à « chercher la solution à la crise des médias dans la multiplication du nombre d’acteurs médiatiques » (p. 49-58). Julia Cagé insiste d’abord sur la diminution du chiffre d’affaires des journaux et l’effondrement de leur rentabilité (p. 49-50) Puis elle analyse à grands traits les effets de la concurrence : ses limites et ses effets pervers.

- « Les limites de la concurrence ? » (p. 50-55). Julia Cagé explique tout d’abord pourquoi la « tentation monopoliste » est forte dans le secteur de la presse, en raison notamment de l’importance des coûts fixes qui incitent à chercher à accroître la taille du marché. Elle rappelle ensuite les raisons (notamment « garantir le pluralisme ») qui incitent à prendre des dispositions législatives pour favoriser la concurrence qui, dit-elle, n’a pas été diminuée par « l’âge des géants ».

- « Les effets pervers de la concurrence ? » (p. 55-58). Et Julia Cagé d’étudier « dans quelle mesure une augmentation de la concurrence sur le marché de l’information affecte non seulement la qualité de l’information produite, mais aussi la participation politique ». Bilan proposé ? « L’effet destructeur de la concurrence (émiettement des rédactions et duplication des coûts de production) l’emporte sur son effet positif (mieux servir une demande hétérogène et un lectorat diversifié) ». Et la baisse de la qualité se traduirait par une baisse de la participation politique. Conclusion : « (…) Un marché donné ne peut supporter qu’un nombre limité de médias ».

- « L’illusion des audiences Internet en millions », c’est-à-dire l’illusion qui consisterait à se fier à « l’explosion du nombre de visites totale sur les sites Web des quotidiens » (p. 58-62). Or, nous dit-on, ce serait ne prendre en compte ni le nombre de lecteurs de la presse imprimée (beaucoup plus important que sa diffusion payée) ni le temps passé à la lecture, bien moindre en ligne que sur papier.

- « L’illusion des médias sous assistance », selon laquelle « les médias vivraient aux crochets de l’État » (p. 62-69). Qu’il s’agisse d’une illusion, c’est ce que montreraient l’évaluation de la nature des aides à la presse et analyse de leur « vrai poids » (« Le vrai poids des aides à la presse », p. 64-66). Cette aide, insiste Julia Cagé, doit être « replacée dans son contexte » (p. 66-68) : la comparaison entre les aides reçues et les impôts versés montre que « les journaux versent beaucoup plus à l’État qu’ils ne reçoivent de l’État, à quelques exception près ». Il n’en demeure pas moins nécessaire de « réformer les aides à la presse » (p. 68-69) : en l’occurrence, verser les subventions en pourcentages du chiffre d’affaire ou de circulation des journaux et les réserver à la presse d’information politique et générale.

- « L’illusion d’un nouvel âge d’or », c’est-à-dire l’illusion selon laquelle l’intervention massive des nouveaux milliardaires offrirait une solution satisfaisante (p. 70-75). C’est « la mort d’une liberté » qui menace (p. 71-75). Alors que le financement de la vie politique est encadré, ces milliardaires achètent des outils d’influence qui privilégient une minorité et pèsent lourdement sur les processus électoraux. De surcroît, leurs investissements ne sont un gage ni de qualité, ni de pérennité.


Chapitre 3 : Un nouveau modèle pour le XXIe siècle

Avant de présenter le « nouveau modèle » qu’elle préconise et pour le justifier, Julia Cagé soutient la nécessité de « dépasser la loi du marché » (et en particulier le rôle des sociétés par action) et passe en revue les mérites et les limites des diverses formes de médias sans but lucratif.

- « Dépasser les lois du marché » impose donc de refuser que les médias soient introduits en Bourse et, plus généralement, prennent la forme de sociétés par action (p. 77-81).

- « Des médias sans but lucratif » offrent des solutions qui méritent examen, à commencer par les fondations (p. 82-84). Tel est le cas pour le groupe Bertelsmann, propriété de la Fondation Bertelsmann. Mais si la fondation est un gage de stabilité (grâce à « l’allocation irrévocable d’actifs par les fondateurs »), elle est « trop souvent utilisée pour perpétuer le pouvoir au sein d’une même famille ». D’où cette question : « Pourquoi favoriser finalement la continuité du pouvoir entre un petit nombre d’individus qui détiennent le monopole de la décision, au sein de conseils d’administration qui s’autoperpétuent de par leurs statuts ? »

- C’est donc (sous le sous-titre « gouvernance et actions ») le problème d’un modèle qui permette, d’une part de « favoriser l’apport de capitaux aux médias » et, d’autre part, d’ « encadrer le pouvoir décisionnel des actionnaires extérieurs » qui se trouve posé (p.84-85).

- Un « rapide tour du monde des médias à but non lucratif » (p. 85-89) prépare la présentation de ce modèle. Conclusion proposée : « la plupart » de ces médias « demeurent très petits » et « ne semblent pas capables de se substituer aux journaux existants ».

- L’ouvrage se poursuit par l’examen du « cas français » (p. 89-90) et, particulièrement, des sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) qui, selon elle, sont « attractives d’un point de vue démocratique », mais économiquement inefficaces, faute de pouvoir disposer de fonds propres suffisants. Conclusion de Julia Cagé : « Toute la difficulté est donc de trouver un juste milieu entre la logique strictement financière (…) et une logique strictement démocratique (…) ».

- En revanche, sous le sous-titre « Le prix de l’indépendance » (p. 91-93), un examen d’autres statuts qui verrouillent le capital du journal nous est proposé : le statut de société anonyme à participation ouvrière (SAPO), largement ouverte à l’actionnariat des salariés, celui de Ouest-France, etc. Mais, nous dit-on, leur complexité juridique et, en particulier, la représentation de l’État dans les fondations reconnues d’utilité publique sont trop dissuasives.

- « Les fonds de dotation : une solution ? » se demande alors Julia Cagé (p. 94-97) qui en examine également les « limites » (p. 97-98). On peut envisager, dit-elle, l’élargissement aux médias des fonds de dotation (qui « doivent soutenir une action d’intérêt général »), ce qui serait cohérent avec une mesure fiscale existant : le bénéfice des actions de mécénat, ouvert depuis 2007 aux journaux d’information générale et politique, via notamment l’association « Presse et pluralisme ». En revanche, telle serait la principale limite de ses fonds, l’absence de contrainte sur la rédaction des statuts permet aux individus à l’origine des fonds de conserver et de transmettre l’intégralité du pouvoir de décision. C’est pourquoi un autre modèle est souhaitable : la « société de média ».

La présentation de ce modèle est, pour le moins, morcelée, et sa technicité rend difficile de la résumer en suivant le raisonnement de l’auteur.

- « Un nouveau modèle : la société de média » (p. 98-100) : sous ce sous-titre Julia Cagé propose un « modèle hybride », à mi-chemin entre la société par actions et la fondation. À la différence de la société par actions, la société de média est une société « à but non lucratif, sans versement de dividendes ni possibilité pour les actionnaires de récupérer leur apport (de la même façon que dans la fondation) ». Mais à la différence de la fondation, si elle protège les droits de vote des actionnaires existants, elle donne également « du pouvoir (…) aux petits donateurs ».

- « Capital et pouvoir » (p. 101-102) : « La société de média emprunte à la fondation le caractère illimité des dons » qui bénéficient de réductions d’impôts. En « contrepartie », tous les donateurs contribuant pour plus de 1% (pourcentage indicatif) au capital social d’une société de média, bénéficient des droits politiques de l’associé : les donateurs qui apportent moins de 1% peuvent se regrouper en association de donateurs et de salariés. Ainsi seraient évités à la fois le risque de dilution du capital et celui de prise de contrôle.

- « Les droits de vote dans la société de média » (p. 102-104) concrétiseraient l’exercice du pouvoir : la loi « fixerait un seuil de participation (qui pourrait être de l’ordre de 10% du capital) au-delà duquel les droits de vote progressent moins que proportionnellement avec l’apport en capital ».

- Une « illustration » (p. 104-106) - qui à ce titre ne peut être résumée - permet d’imaginer comment se distribueraient les droits de vote.

- Quels sont ou seraient, somme toute, « Les avantages de la société de média » (p. 106-109) ? Essentiellement, nous dit-on, « d’offrir une place nouvelle aux lecteurs et salariés , sur le modèle du financement participatif (…) auquel vient s’ajouter une dimension politique » : une place qui éviterait aux sociétés de rédacteurs et de lecteurs de « se faire manger toutes crues par les actionnaires extérieurs », comme ce fut le cas pour les société des rédacteurs de Libération et du Monde.

 Enfin, la société de média se présenterait comme « Une alternative au système d’aides à la presse » (p. 110-111), le montant des réductions fiscales demeurant dans le même ordre de grandeur que le montant total des aides à la presse : soit 800 millions d’euros.


Conclusion : Capitalisme et démocratie

Julia Cagé, dans sa conclusion, reprend les grandes lignes de son « modèle » et l’inscrit dans une perspective plus générale : la « démocratisation du capitalisme » qui nous est présentée ainsi : « Surtout, la société de média va au-delà des médias. Elle dit la nécessité de penser un modèle entre fondation et société par actions. De repenser le partage du pouvoir d’une manière plus démocratique dans le capitalisme. De trouver un entre-deux entre les errements symétriques de l’illusion hyper-coopérative (“un homme égale une voix”, indépendamment des apports) et l’illusion hyper-capitaliste (avec une toute puissance illimité du pouvoir et des personnes. »)


***



Limitant les objections de fond sur le « modèle » lui-même (et a fortiori les critiques de détail), on se contentera ici de quelques remarques.

La disproportion est manifeste entre l’ambition affichée par le titre et les propositions présentées. Non seulement les médias en question ne sont pour l’essentiel que les principaux titres de la presse écrite, mais le « sauvetage » dont il s’agit est limité, aides à la presse mises à part, à la présentation d’une nouvelle forme de propriété. Si Julia Cagé prend nettement parti en faveur des médias à but non lucratif (contre les sociétés par actions), elle élimine de son plan de « sauvetage » la presse associative et coopérative. Autrement dit, son « modèle » ne concerne que la « grande » presse écrite. Encore ne s’agit-il que de proposer un statut juridique censé résoudre simultanément les modalités de financement et la gestion démocratique. Or on peut avoir les plus grands doutes sur l’ampleur du financement escompté.

Mais surtout le caractère démocratique d’une cogestion qui associe les petits porteurs (salariés et lecteurs) aux grands actionnaires est des plus discutables, notamment parce que la gestion proposée ne semble pas distinguer les options économiques et l’orientation éditoriale. Si des mesures de démocratisation ne sont pas à rejeter par principe, le projet global d’une « démocratisation du capitalisme », à supposer qu’il ne soit pas une chimère comme on est en droit de le penser, exigerait des transformations d’une tout autre ampleur. Sont-elles simplement possibles ?


Henri Maler


N.B. Acrimed défend depuis près de dix ans le projet de sociétés de presse sans but lucratif. Nous n’en sommes pas les auteurs, puisque ce projet avait été longtemps auparavant défendu par Hubert Beuve-Méry, Jean Schwoebel (porte-parole des sociétés de rédacteurs) puis, en 1981 par Claude Julien : Julia Cagé omet de les mentionner. Certaines dispositions récentes vont dans ce sens. Mais aucune ne prévoit un statut spécifique pour les médias associatifs proprement dits. Ce serait pourtant éminemment démocratique…

 
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