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La Grèce vue par Libération : la ligne Bruxelles-Quatremer ne fait pas l’unanimité

par Frédéric Lemaire,

Le 25 janvier 2015, Syriza obtenait une victoire historique aux élections législatives grecques. Prônant l’abandon des plans d’austérité et une restructuration de la dette, le nouveau gouvernement n’a pas tardé à entamer des négociations avec ses créanciers européens. Elles se poursuivent aujourd’hui, malgré un accord intermédiaire – et temporaire – obtenu le 20 février.

À l’inflexibilité des institutions et gouvernements européens sur l’application des mesures de rigueur, le gouvernement grec oppose son refus de revenir sur l’ensemble de son programme électoral. Cette confrontation parfois tendue n’a pas manqué de susciter et analyses et commentaires dans la presse… non sans quelques parti-pris, plus ou moins explicites.

Cet article s’inscrit dans une série qui revient sur le traitement médiatique de l’actualité des négociations entre la Grèce et ses créanciers. Après un premier article consacré au Monde, ce second article est dédié à Libération qui a la particularité de compter comme correspondant à Bruxelles Jean Quatremer, éminent expert du « mal grec », auquel il a consacré un documentaire sous forme de « psychanalyse de la Grèce ».

Autant le dire tout de suite : la ligne éditoriale du quotidien ne se confond pas avec les positions de Jean Quatremer. Un fossé semble parfois séparer les articles du correspondant de Libération à Bruxelles, qui se placent nettement du point de vue des créanciers de la Grèce, et d’autres articles plus critiques à l’égard des institutions européennes, comme ceux de Maria Malagardis, qui écrit régulièrement dans le quotidien en tant qu’envoyée spéciale à Athènes.

Sur la période du 25 janvier au 25 avril, les deux journalistes se répartissent l’essentiel des articles sur la Grèce dans le quotidien (une quinzaine d’articles chacun). Et il suffit, pour commencer, de jeter un premier coup d’œil aux titres de leurs derniers articles pour constater que leurs approches diffèrent.

 Jean Quatremer semble prendre un malin plaisir à décrire, depuis Bruxelles, l’isolement du gouvernement grec :

« Athènes de plus en plus isolé face à ses créanciers » (20 avril) ;
« À Bruxelles, l’évidence du respect des traités » (17 avril) ;
« UE : le gouvernement Tsípras déjà dos au mur » (30 mars) ;
« Aléxis Tsípras cerné par les dirigeants européens » (20 mars) ;
« Athènes fléchit, Bruxelles valide » (24 février).

 Les articles de Maria Malagardis, dont certains sont écrits depuis Athènes, se font davantage écho du point de vue des Grecs :

« En Grèce, l’impression d’être saigné par l’UE » (17 avril) ;
« Yánis Varoufákis, l’enlèvement du bel Hellène ? » (25 mars) ;
« Tsípras-Merkel : le tête-à-tête des entêtés » (22 mars) ;
« Aléxis Tsípras passe la première à fond à gauche » (9 février) ;
« Un "coup d’État financier" qui ne passe pas en Grèce » (5 février).

Il serait réducteur d’y voir une simple différence d’angle liée aux rôles respectifs des deux journalistes (envoyée spéciale à Athènes / correspondant à Bruxelles). De claires divergences d’appréciation apparaissent sur de nombreux aspects, par exemple s’agissant du ministre des Finances Yanis Varoufakis.

Dans un article publié le 18 février, Jean Quatremer relate une altercation entre le « massif ministre grec des Finances au physique à la Bruce Willis » et le président de l’Eurogroupe : « "Menteur !" hurle Yánis Varoufákis, fou de rage. Jeroen Dijsselbloem, habitué à la courtoisie qui règne habituellement au sein du club des ministres des Finances de la zone euro, est livide. »

Le témoignage d’un témoin de la scène achève de faire passer le ministre grec pour une brute épaisse : « C’était incroyable. On a vraiment cru qu’ils allaient en venir aux mains ». Suite au démenti de Yanis Varoufákis dans une interview au Financial Times, Jean Quatremer sera amené à publier une mise au point. Cet épisode est représentatif de la manière peu flatteuse dont Quatremer dresse le portrait du ministre grec au fil de ses articles. Dans un article consacré à Varoufákis, Maria Malagardis décrit quant à elle une personnalité plus contrastée, évoquant les polémiques dont il fait l’objet, mais aussi sa grande popularité auprès de la population grecque.

Mais les divergences portent surtout sur le rôle des institutions européennes. D’un côté, les reportages de l’envoyée spéciale à Athènes de Libération relaient les interrogations, voire la colère, de la population grecque à l’égard des dirigeants européens ; de l’autre les articles de Jean Quatremer se placent d’emblée du point de vue de Bruxelles, et citent presque exclusivement les responsables européens comme s’ils étaient des observateurs neutres de la situation. On trouve ainsi dans ses articles, pêle-mêle, des citations de Pierre Moscovici (« Le gouvernement grec ne propose aucune réforme articulée »), de Wolfgang Schäuble (dénonçant « l’irresponsabilité » du nouveau gouvernement grec), de diplomates européens (« Les Grecs aimeraient bien qu’on les finance à l’aveugle ») ou encore de plus mystérieuses « sources bruxelloises » (Athènes « reste très loin du compte de ce qu’il y a à faire »).

Côté Grec, les citations se comptent sur les doigts de la main… et elles ne sont pas vraiment à l’avantage du gouvernement grec. Ses membres sont présentés comme des provocateurs, à travers le portrait d’un Yannis Varoufakis « méprisant », ou les propos du ministre de la Défense grec qui aurait menacé de donner des papiers aux immigrés clandestins pour qu’ils se rendent « à Berlin ».

Et lorsque Jean Quatremer se fait fort de raconter les coulisses des tractations entre la Grèce et l’Eurogroupe, il s’en tient au récit… de Pierre Moscovici, commissaire européen, et de Michel Sapin, ministre français des Finances :
« On va vous aider, pas vous étrangler, mais il faut atterrir » ; « Varoufákis est trop narcissique, pas assez respectueux de ses partenaires. Dire que l’Eurogroupe est composé de technocrates n’a aucun sens » (Pierre Moscovici) ;
« Il a trop insisté sur le malheur du peuple grec alors que tout le monde a l’impression de tenir à bout de bras ce pays depuis cinq ans » ; « La politique de Syriza devra s’inscrire dans les règles acceptées par les gouvernements précédents » (Michel Sapin).

Jean Quatremer s’applique ainsi dans ses articles à ne pas donner explicitement son point de vue et garder une apparence de neutralité. Mais ce jeu de marionnettiste a ses limites. Il apparaît clairement, à la lecture de ses articles, que le choix de ses citations relève d’un certain parti-pris, pour ne pas dire d’un parti-pris certain.

La divergence de point de vue entre Jean Quatremer et Maria Malagardis apparaît au grand jour dans l’édition de Libération du week-end du 18 et 19 avril. Les deux journalistes signent deux tribunes en deuxième et troisième page du quotidien. Ils répondent à la question « L’Europe, un déni de démocratie ? » qui pourrait se traduire par : « l’attitude des institutions européennes dans les négociations avec la Grèce constitue-t-elle un déni de démocratie ? »

(cliquer sur l’image pour zoomer)

Fidèle à lui-même, Jean Quatremer reprend à son compte, dans sa réponse, la citation d’un responsable européen en la personne de Jean-Claude Juncker : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Voici donc le point de vue du correspondant à Bruxelles de Libération : la légitimité démocratique du gouvernement grec se heurte à la légitimité des institutions européennes. Or celle-ci est supérieure à celle des gouvernements nationaux, les États l’ont accepté en signant les traités européens. Le gouvernement grec n’aurait donc qu’un seul choix, celui d’un « compromis douloureux ».

Maria Malagardis évoque quant à elle les ratés d’une politique d’austérité injuste et inefficace, largement dictée par Bruxelles et le FMI, et le soutien populaire encore vivace au gouvernement de Tsipras dans son opposition aux exigences de ses créanciers. Et de citer la revue américaine Foreign Policy : « Il ne faut pas oublier que les représentants de la zone euro sont largement responsables des souffrances endurées par les Grecs ces cinq dernières années. En augmentant leur endettement en 2010 pour sauver les banques françaises et allemandes ».

Nous avions déjà évoqué dans un précédent article les louvoiements des éditoriaux de Laurent Joffrin pendant les élections grecques. Au lendemain de la victoire électorale de Syriza, le directeur de la rédaction de Libération soufflait à nouveau le froid et le chaud à propos de l’allègement de la dette grecque. « La revendication du Premier ministre grec n’a rien d’extravagant », affirmait-il, « l’Europe doit le comprendre et négocier au mieux des intérêts de ce pays qui, au bout du compte, sont aussi les siens ». Mais dans le même temps, il mettait en garde « les croisés de l’effacement des dettes » de ce que la facture serait, en définitive, payée par les contribuables européens [1].

Dans l’édition des 18 et 19 avril, le mouvement de balancier de Laurent Joffrin semble pencher en faveur de Maria Malagardis. Il reconnaît à Jean Quatremer que « les responsables européens ont tous les arguments de principe pour eux : les traités de l’Union, […] les aides prodiguées à la Grèce par l’Europe depuis de longues années, la légitimité démocratique des gouvernements de l’UE ». Mais il ajoute : « Tous les arguments, sauf un : l’intelligence. » Il fustige ensuite le traitement « stupidement brutal » imposé à la Grèce par l’UE, qui « ne peut continuer dans cette voie ». Décidément, la « ligne Quatremer » ne fait pas l’unanimité au sein de Libération !

***

Jean Quatremer et Maria Malagardis ne sont pas les seuls journalistes à traiter de la Grèce à Libération [2], mais leurs divergences sont significatives. Elles témoignent de deux perceptions différentes de la crise grecque, mais aussi de démarches distinctes : d’un côté, un journalisme de coulisses qui se contente peu ou prou d’éditorialiser le discours officiel (ou officieux) des institutions européennes [3] ; de l’autre, un journalisme de terrain, qui donne un éclairage sur la situation en Grèce, et s’efforce de prendre de la distance vis-à-vis du storytelling institutionnel. Fort heureusement, il existe encore, à Libération, des alternatives au journalisme « embarqué » de Jean Quatremer pour informer sur les enjeux européens.

Frédéric Lemaire

 
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Notes

[1« L’addition totale, pour la France seule, peut se monter à 40 milliards d’euros. De quoi faire réfléchir les amateurs de solutions radicales. » Ce calcul, dont la presse et les chaînes de télévision se sont largement fait l’écho, sera pourtant remis en cause… y compris dans les colonnes de Libération.

[2Nous aurions pu évoquer les articles de Pavlos Kapantais, correspondant à Athènes (cinq sur la période étudiée), les deux articles de Vittorio de Filippis, du service économie de Libération, ou encore les nombreuses tribunes publiées par le quotidien

[3Un journalisme que pratique aussi Le Monde comme nous l’avons souligné dans un précédent article.

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