I) En guise d’introduction au débat...
... quelques extraits de la nouvelle préface rédigée en 2015 par Patrick Champagne, que vous pourrez lire en intégralité ici.
Lors de la parution de Faire l’opinion, il y a maintenant 25 ans, le débat sur la validité des sondages et sur les usages en politique de cette nouvelle technologie sociale était alors très intense, opposant de manière souvent sommaire, dans les médias notamment, les partisans des sondages à ceux qui en dénonçaient non seulement le caractère peu scientifique mais aussi les effets, perçus comme pervers, qu’ils exerceraient sur le fonctionnement des champs politique et journalistique. (…)
La publication de mon livre, en 1990, s’inscrivait, pour dire vite, dans le cadre de cette lutte des sociologues contre les politologues médiatiques, formés pour la plupart, comme les sondeurs et comme nombre d’hommes politiques, à Sciences Po de Paris, qui prétendaient, au nom de leur science politique, défendre cette pratique. Dix ans plus tard, la pratique des sondages faisait encore polémique, comme en témoigne les réactions à ce livre et la préface que je rédigeai alors à l’occasion de la réédition de l’ouvrage en 2001.
Aujourd’hui, la pratique semble entrée dans les mœurs et ne semble plus susciter de polémiques. Si, parfois, les sondages font encore « la une » des journaux, c’est moins désormais parce qu’on en contesterait encore la fiabilité que du fait de détournements financiers et de commandes excessives, voire scandaleuses, par le milieu politique, de sondages auprès des divers instituts qui se sont multipliés. (…)
Pourquoi dès lors s’intéresser à des débats qui appartiennent au passé et qui sont apparemment dépassés ? S’il n’est pas inutile de revenir vers ces débats qui tendent progressivement à sombrer dans l’oubli, c’est qu’ils peuvent aider à rompre avec la nouvelle doxa qui tend inévitablement à s’installer et à devenir notre nouvel impensé, notre inconscient social. Car de même que la télévision est au principe de ce que Bourdieu a appelé la « pensée audimat » [1], la pratique des sondages est au principe d’une « pensée par sondage », c’est-à-dire de la tendance à convoquer en permanence les sondeurs pour décider de tout au nom d’une opinion qui est censée être majoritaire [2]. Il n’est pas facile de résister à ces forces d’intégration, la disposition critique, au niveau individuel, peinant à rester constamment en alerte tant la remise en cause de la doxa, cette incitation à penser comme tout le monde, exige une vigilance permanente et un effort sans relâche sur soi. (…)
Mais l’intérêt, aujourd’hui, de l’ouvrage ne réside pas seulement dans ce retour sur l’impensé de la pratique actuelle des sondages. Il portait l’attention, comme l’indique le sous titre de l’ouvrage, « le nouveau jeu politique », sur le fait que les sondeurs n’étaient pas un acteur de plus dans le jeu politique mais contribuaient à mettre en place un système politico-médiatico-sondagier dans lequel ils jouent désormais un rôle de premier plan. Loin d’être de purs observateurs neutres du champ politique qui délivreraient modestement le résultat de leurs enquêtes, les sondeurs, désormais omniprésents, revendiquent officiellement le monopole de la connaissance scientifique de la « volonté populaire » – une notion qui appartient plus au registre de la métaphysique politique que de la science – et proposent officieusement aux partis politiques les moyens pour la manipuler. (…)