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Médias et classes populaires : quand le peuple a mauvaise presse

par Ugo Palheta,

Nous publions ci-dessous l’article d’introduction du dossier du numéro 15 de notre magazine trimestriel Médiacritique(s), consacré aux rapports entre les médias et les classes populaires. Les autres articles du dossier seront publiés dans les semaines qui viennent sur notre site.


Dans les rapports entre classes sociales, les « grands » médias ne sont pas des arbitres neutres, objectifs et impartiaux, mus par un pieux désir de dire le vrai sur le monde qui nous entoure. Ils ne sont pas non plus de passifs témoins, qui se contenteraient d’enregistrer les formes et l’issue des luttes entre ces classes, qu’il s’agisse de luttes matérielles pour le niveau des salaires, les conditions de travail, la qualité des emplois, etc., ou de luttes symboliques ayant pour objet la dignité d’un quartier populaire, l’image de salariés en lutte pour le maintien d’une usine ou le prestige de telle ou telle institution.


L’adhésion au monde tel qu’il va

Cette prise de parti médiatique en faveur des classes possédantes et des institutions qu’elles dominent passe par l’occultation de ces luttes elles-mêmes, et par la stigmatisation explicite des classes populaires quand celles-ci ont le mauvais goût de se rebeller  [1]. Elle n’est pas liée à un complot ourdi en coulisses par des réseaux occultes mais à des mécanismes liés à l’appropriation capitaliste des médias, ainsi qu’aux complicités structurelles qui se nouent entre des individus unis par l’appartenance aux classes dominantes : patrons de presse évidemment, mais aussi rédacteurs en chef et directeurs de rédaction, présentateurs-interviewers et éditocrates multicartes, philosophes médiatiques et économistes-banquiers rebaptisés « experts », etc. Si les contradictions de classe traversent les médias eux-mêmes, entre salariés et actionnaires mais aussi entre soutiers de l’information et chefaillons de la presse, la domination des seconds assure la mise au pas des récalcitrants et la fabrication d’une information de consensus, ne prêtant guère aux remises en question, et de consentement, favorisant l’adhésion au monde tel qu’il va.

Il existe évidemment des exceptions et de bonnes surprises, telle journaliste – Élise Lucet – parvenant par exemple à imposer une émission, « Cash investigation  », mettant certains grands patrons devant leurs responsabilités dans le chaos actuel. De même, certaines émissions – pensons évidemment à « Là-bas si j’y suis  », qui s’est maintenue sur France Inter pendant 25 ans – et quelques médias indépendants se donnent pour objectif de donner la parole à ceux et celles qui ne l’ont guère. Mais ce ne sont généralement là que quelques gouttes d’impertinence critique dans un océan de complaisance à l’égard des puissants, et de mépris à l’égard des dépossédés. Car le peuple a mauvaise presse. On en trouvera d’ailleurs un indice dans le fait que la principale étiquette dont sont communément affublés les partis et représentants politiques critiquant l’ordre établi est celle de « populiste », permettant au passage d’effacer toute distinction entre «  gauche de gauche  » et extrême-droite. Cette dernière a d’ailleurs tout à gagner à une telle accusation, qui l’absout du bilan du fascisme historique, dont elle est historiquement issue, et l’associe à un peuple qu’elle tente justement de gagner à ses « idées »  [2].


Logiques d’exclusion sociale

Reste que, le plus souvent, les membres des classes populaires sont tout simplement absents des médias, alors même qu’ils constituent un bloc social majoritaire dans la société française : ouvriers et employés composent environ 55 % de la population active (80 % si l’on ajoute les professions intermédiaires). De même que ces catégories sont quasi inexistantes à l’Assemblée nationale  [3], elles le sont dans l’information et les débats proposés, ou imposés, par les médias dominants. Ni leurs conditions d’existence et de travail, ni leurs intérêts et aspirations, n’ont généralement droit de cité dans l’espace médiatique. Une étude déjà ancienne montrait ainsi que, sur la période 1958-2000, les débats télévisés se caractérisaient par une extrême sous-représentation des classes populaires  [4].

Les émissions passent, les programmes se modifient, mais les logiques d’exclusion sociale demeurent. Sur Canal +, «  Le grand journal  », par exemple, donne-t-il davantage la parole aux ouvriers et aux employés que «  Nulle part ailleurs  » ? Plus récemment, le journal Fakir a mesuré précisément le temps consacré aux classes populaires sur l’antenne de France Inter pendant une journée (de 5 h à 23 h). Verdict ? 18 minutes sur 18 heures, soit 1,7 % du temps d’antenne, quand artistes, experts, patrons et, évidemment, journalistes se partagent l’essentiel du temps d’antenne.

Voilà donc des médias de masse dont les «  masses  » et leurs conditions d’existence sont pour l’essentiel absentes. Les classes populaires constituent ainsi ce que Pierre Bourdieu nommait – parlant alors des paysans – une « classe-objet  », autrement dit un groupe qui, en raison des mécanismes de dépossession économique, politique mais aussi médiatique, est parlé par d’autres plutôt qu’il ne parle d’une voix propre. La vision médiatique ne se manifeste jamais de manière aussi visible que lorsque sont invités à s’exprimer des porte-parole appartenant aux classes populaires, qu’il s’agisse par exemple de syndicalistes représentant des salariés en lutte ou d’animateurs habitant et travaillant dans des quartiers populaires. Qu’on se souvienne, entre mille exemples, de Xavier Mathieu, délégué syndical CGT des « Conti », grondé par David Pujadas en direct au 20 h de France  2, ou de Samir Himi, éducateur à Clichy-sous-Bois, sommé en 2005 par Yves Calvi de dire aux jeunes révoltés de « rentrer chez eux ». Ces situations font apparaître en pleine lumière ce qui demeure masqué dans le fonctionnement ordinaire des «  grands  » médias, à savoir le parti pris médiatique en faveur des classes dominantes, et son pendant à l’égard des classes populaires : l’alternance entre l’indifférence, la morgue et le mépris.


Un nécessaire travail d’enquête et d’analyse

Cela ne signifie pas pour autant que les classes populaires composeraient une masse amorphe d’individus hypnotisés par les médias dominants. Ces derniers ne sont pas tout-puissants : une mobilisation médiatique en faveur de telle ou telle décision politique peut se voir opposer un mouvement social puissant parvenant à produire et diffuser ses propres analyses et solutions (pensons à la victoire du «  non  » lors du référendum de 2005 sur le Traité de constitution européenne ou au rejet du Contrat première embauche en 2006). Plus profondément, les médias ne sont pas en capacité de déterminer les conditions de réception et d’appropriation des contenus qu’ils proposent, notamment les informations. Cela impose un travail d’enquête et d’analyse qui ne s’en tient pas à ce que les médias font des classes populaires, mais qui interroge également ce que les classes populaires font des messages et des images mis en circulation par les médias. Cette attention aux manières populaires de s’approprier les produits médiatiques permet non seulement de comprendre comment les médias dominants, qui apparaissent pourtant si éloignés des classes populaires, peuvent susciter en leur sein des formes d’adhésion, mais aussi sous quelles conditions des médias populaires sont possibles, au double sens de médias disposant d’une large audience dans ces classes et encourageant une politisation proprement populaire.

C’est l’ensemble de ces questions que notre dossier aborde, sans prétendre d’ailleurs clore les nécessaires discussions. Parce que les « grands  » médias constituent une instance centrale de production du consentement à l’ordre établi, y compris parmi ceux et celles qui ont le moins à attendre de cet ordre, il est décisif de démonter les ressorts de cette production. Notre critique des médias n’a de sens que si elle contribue à dissoudre un tant soit peu ces formes de consentement, à mettre à nu le parti pris structurel des médias en faveur des possédants et à laisser entrevoir, non seulement d’autres médias, mais une autre société.


Ugo Palheta


À venir :

- « Banlieues » et transformation du journalisme (Julie Sedel)
 Quels médias pour les classes populaires ? (Vincent Goulet)
 Un média populaire est-il possible ? Retour sur l’expérience de Lorraine Coeur d’acier (entretien avec Ingrid Hayes)

 
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Notes

[1Henri  Maler et Mathias Reymond pour Acrimed, Médias et mobilisations sociales, Syllepse, 2007.

[2Voir Médiacritique(s) n°14 (janvier-mars 2015) et son copieux dossier : «  Médias et extrême-droite ».

[3En 2012, on comptait parmi les députés 0,2 % d’ouvriers, 2,6 % d’employés et 6,2 % de professions intermédiaires, contre 81,5 % de cadres et professions intellectuelles supérieures.

[4Sébastien  Rouquette, L’Impopulaire Télévision populaire, L’Harmattan, 2001.

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