Pourquoi les classes populaires se tournent-elles plus volontiers vers Le Parisien, TF1 ou encore RTL plutôt que vers L’Humanité, Arte ou CQFD ? Pourquoi privilégient-elles les médias commerciaux, détenus par des groupes industriels ou d’entertainment, qui défendent si bien les intérêts des groupes dominants et parlent si mal d’elles-mêmes ? L’explication selon laquelle le public, cire molle soumise à la propagande du capital et de ses valets journalistes, serait perverti et détourné des vraies questions politiques et sociales est un peu courte. La sociologie de la réception a remis en cause depuis longtemps la théorie des « effets forts » des médias et les explications mécanistes qui en découlent (le résultat du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen devrait pourtant avoir affranchi les plus fervents tenants du « complot médiatique »). Certes, bien des journalistes et éditocrates jouent de manière intéressée ou complaisante les chiens de garde ; certes, les effets de cadrage des médias dominants sur la construction des problèmes publics sont réels ; mais comment expliquer que le « peuple » s’accommode si bien d’écouter la « voix de son maître » ? Ne faut-il pas tenter de saisir d’une autre façon qu’en termes de domination le rapport entre peuple et médias ?
Les multiples usages sociaux des médias
Contrairement à ce que laisse accroire l’histoire rétrospective et autocélébrante du journalisme officiel (la lente marche vers la liberté de la presse depuis les Lumières jusqu’à la République), les médias d’information n’ont pas pour seul rôle d’apporter des éléments, si possible vérifiés et « objectifs », à la construction des opinions personnelles. Leurs usages quotidiens sont bien plus larges. Ils sont distinctifs, au sens de Pierre Bourdieu, car en choisissant et en affichant sa préférence pour un journal ou une chaîne de télévision, on se classe socialement. Ils sont aussi expressifs et normatifs : à travers ses commentaires du spectacle du monde, acquiescements ou indignations, chacun peut réaffirmer et transmettre à ses proches (famille, amis ou collègues) ses valeurs et sa vision de la vie en société. Ils sont « identitaires », dans la mesure où le positionnement par rapport aux informations médiatiques est une forme de réassurance sur soi-même, de sa place dans l’ordre du monde, qui permet la « persévérance dans l’être ». Ils sont aussi d’ordre cathartique, dans le sens où le récit médiatique des infractions à l’ordre du monde (accidents, crimes, catastrophes naturelles, etc.) permet de mettre à distance, de gérer psychiquement la perspective indépassable de la perte de ses proches et celle de son propre trépas. Ainsi, à travers les médias, ceux qui sont « au bas de l’échelle sociale » parviennent à alléger au moins symboliquement les effets de la domination qu’ils subissent au quotidien, en exprimant par exemple leur indignation face aux injustices, par des « coups des gueules » envers les « gros » et les « élites », ou encore en composant avec les aléas d’une existence soumise à la précarité à travers les faits divers [2].
Il faut reconnaître que ces usages sociaux (on pourrait dire ces fonctions sociales, si l’on reconnaît aux médias la capacité de répondre de manière systémique à des besoins sociaux) sont beaucoup mieux pris en charge par les médias commerciaux que par les médias de gauche à visée émancipatrice. Ces derniers, préoccupés par l’ambition d’offrir une analyse critique et argumentée de la société, de dévoiler les mécanismes souvent complexes de domination, privilégient la démonstration rationnelle et en oublient les autres dimensions du discours médiatique, sans doute plus triviales mais chères aux classes populaires. Un « effet de champ » oriente les journalistes les plus à gauche vers un microcosme où se croisent d’autres rédacteurs de médias critiques mais aussi des universitaires, des essayistes, des responsables d’organisations citoyennes ou politiques, autant d’agents auprès desquels ils doivent tenir leur rang pour continuer d’exister selon la logique intellectuelle et scientifique propre à cet espace.
La force des « idées reçues »
Les médias commerciaux n’ont pas cette contrainte, leur objectif étant au contraire de maximiser leur audience quitte à recourir aux stéréotypes et aux raccourcis cognitifs les plus élémentaires – le propre des « idées reçues » étant de ne pas trop remettre en cause les routines de pensée des récepteurs. L’habileté de TF1, M6, RMC, du Parisien et de quelques autres est de s’appuyer sur le sens commun et de cultiver l’ambiguïté pour répondre aux besoins psychologiques et sociaux présentés rapidement plus haut sans mettre réellement en discussion publique les interprétations possibles des représentations et discours qu’ils produisent. Comme dans tout espace de production de biens culturels, les acteurs du champ médiatique sont en lutte pour définir les événements dignes d’être traités, leur hiérarchie, les mots légitimes pour en rendre compte, etc. Dans ce processus commun et conflictuel, se construisent les règles qui permettent l’autonomie, au moins relative, du champ. Or, la participation des journalistes des rédactions commerciales à ce conflit de définition n’est plus explicite, ni reliée à des normes professionnelles plus ou moins partagées, mais indirecte, dans la mesure où ils se situent non plus dans le registre de l’information (dont le but est d’être discutée politiquement) mais du « spectacle », entendu au sens de Guy Debord, comme représentation indépendante qui « échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leurs œuvres » [3]. L’objectif des rédactions des médias commerciaux est de faire écho à ce fonds inconscient (et néanmoins historicisé) qui serait donné en partage à tout individu, réalisant ainsi en pratique la formule de Adorno : « Tout le bruit silencieux qui résonne depuis toujours dans nos rêves, les gros titres des journaux lui font écho quand nous sommes éveillés » [4].
Pour donner un exemple de cette production d’information « spectaculaire », une analyse d’un journal télévisé de 20 h de TF1 (par exemple celui du 2 mars 2015) permet de saisir sur quels schèmes, c’est-à-dire sur quelles « catégories intermédiaires entre la perception et l’entendement », sur quels « socles interprétatifs », les reportages diffusés s’appuient, tout en s’exonérant de la mise en discussion politique. Le journal de Gilles Bouleau, comme un service qui enchaîne les bons petits plats au téléspectateur, parvient à évoquer de manière factuelle des sujets économiques, sociétaux et géopolitiques particulièrement importants sans jamais se risquer à un début d’analyse, chaque téléspectateur restant libre de projeter sur les images (toujours soignées) et leurs commentaires (toujours mesurés) son propre système de valeur et sa propre vision du monde.
Durant ce JT, il aura été ainsi possible de fustiger des « puissants » : des administrateurs d’une sécurité sociale « complexe », des médecins qui apparaissent peu généreux face à la généralisation du tiers payant, des multinationales de la distribution d’eau qui coupent impitoyablement le robinet à des pauvres, des « instances européennes » qui se mêlent de tout et même de l’éducation de nos enfants en voulant interdire la fessée. Ce fort recours au « schème hiérarchique », à partir de l’opposition entre les « petits » et les « gros », ne s’appuie sur aucune analyse des profits et de la logique des profits mise en place par ces « puissants ». La séparation entre ce qui est platement montré et la prise de conscience qui pourrait en découler est renforcée par la focalisation sur la dimension normative : très vite, le commentaire se rabat sur un registre moral, par exemple sur les limites qu’il convient d’imposer aux conduites individuelles afin de « lutter contre les abus », sujet inépuisable des discussions populaires et relié au « schème d’équité » qui articule les exigences d’ordre et de justice.
Autre sujet particulièrement populaire (le prolétaire étant à Rome le « citoyen pauvre qui ne compte aux yeux de l’État que par ses enfants ») : les maltraitances subies par les enfants. Deux reportages, disjoints dans le cours de ce JT, les évoquent sans qu’il soit possible de discerner les priorités. Le premier pose une « véritable question de société qui concerne des millions de parents ou d’enfants » : l’usage de la fessée à des fins éducatives. Il ne discute pas la légitimité de cette pratique mais se conclut sur une remarque déstabilisante (« les parents français devront trouver d’autres solutions pour se faire respecter »), qui renvoie une fois de plus aux schèmes hiérarchiques et d’équité. Autre « sujet de société, tabou et mal connu dont les conséquences sont souvent destructrices », les mineurs victimes de violences sexuelles. Le reportage met l’accent sur le manque de prévention, de repérage ou de prise en charge de ces violences mais ne brise en rien le « tabou » susnommé en évitant soigneusement d’utiliser le mot « inceste » [5]. Ce véritable problème de société (qui toucherait 2 millions de personnes en France) est abordé mais ses termes falsifiés. Superficiellement mis en contact avec un phénomène qui le concerne peut-être, le spectateur est égaré dans un traitement journalistique qui prend garde de ne pas choquer l’audience et de préserver le modèle familialiste, particulièrement central dans les milieux populaires.
Une politique de dépolitisation
La falsification qu’entraîne la volonté de fédérer au maximum le public produit des effets que l’on pourrait trouver cocasses : ainsi, à l’occasion de la sortie d’un disque d’hommage cinq ans après sa mort, Jean Ferrat est présenté comme un chanteur « humaniste » et « engagé », sans que le mot « communiste » ne soit prononcé ! Chacun restera libre de mettre le contenu politique et idéologique qu’il voudra sur les termes égrenés dans ce reportage : « liberté », « France », « travailleurs », etc. Le travail d’interprétation est totalement laissé au spectateur sans qu’il soit nourri d’éléments d’analyse substantiels et encore moins stimulé par un débat contradictoire. Isolé devant sa télévision, il reste néanmoins actif et passe les messages médiatiques au filtre de son expérience personnelle et de son positionnement social, mais sans qu’une intersubjectivité ne soit possible en dehors du cercle restreint de ses proches, de façon à faire évoluer sa vision du monde.
Le JT de TF1 parvient ainsi à mettre en circulation dans l’espace médiatique des sujets graves, qui touchent au plus profond des existences de chacun, tout en les désamorçant pour leur donner un caractère « fédérateur ». En ce sens, il mène une politique toute particulière de dépolitisation, où le public est considéré comme une somme d’individus atomisés, un agrégat où la discussion, même imaginée [6], n’est pas même pensable : « Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé » [7] .
On ne peut détailler ici les autres schèmes sur lesquels s’appuie le discours médiatique de TF1 : le « schème de la fragilité et de la perte » (ce jour-là mobilisé à travers le braquage du musée de Fontainebleau et la mise au point de drones pour rechercher les victimes d’avalanches), le « schème d’enveloppe » (à travers un long reportage sur les coulisses du porte-avions Charles de Gaulle, « le signe le plus tangible, le plus concret de l’engagement de la France dans la guerre contre l’organisation État islamique », où l’armée est présentée comme dévouée et protectrice). Sans qu’ils déterminent ou commandent directement les interprétations et sans qu’ils ne soient réductibles à des idéologies précises, des visions du monde structurées ou des compétences politiques bien déterminées, ces schèmes peuvent être considérés comme des « figurations stabilisées » d’expériences individuelles et collectives qui servent de cadre organisateur à l’interprétation d’expériences ultérieures ou des messages reçus. Quand il s’adresse à des publics populaires, et quels que soient les objectifs discursifs (politiques, économiques, culturels), l’énonciateur ne peut faire l’impasse sur ces schèmes, au risque de ne pas être entendu, c’est-à-dire de ne pas faire écho au « bruit silencieux qui résonne dans leurs rêves ».
« Redonner la parole au peuple » ?
Pour lutter contre la relégation des classes populaires dans les sous-espaces du champ médiatique régis par les logiques économiques, il faudra bien inventer des médias à la fois populaires, progressistes et émancipateurs qui prennent en compte les usages sociaux de ceux qui vivent « au bas de l’échelle sociale », des médias qui utilisent cette « langue fraîche » et accessible que réclamait Jules Vallès, le directeur du Cri du Peuple à la fin du XIXe siècle, des médias qui permettent la rétroaction de tous les publics, leurs « coups de gueule » et la confrontation des points de vue, des médias qui soient résolument ancrés dans des territoires vécus et non dans des abstractions idéologiques. « Redonner la parole au peuple » suppose que la médiatisation des rapports sociaux cesse de se substituer aux rapports sociaux eux-mêmes, que de nouvelles formes de journalisme puissent donner aux membres des classes populaires une image du monde et d’eux-mêmes dans laquelle ils puissent se reconnaître et par laquelle ils puissent se dépasser.
À défaut, l’extrême droite risque de l’emporter : elle développe, en même temps qu’une critique sommaire des médias que l’on trouve parfois aussi, hélas, à gauche, des médias « alternatifs » qui se veulent accessibles (voir le succès de fdesouche.com et la multiplication des sites de « ré-information » de la nébuleuse d’extrême droite [8]), elle impose son vocabulaire dans les médias généralistes et jusqu’au discours présidentiel (cf. l’emploi de l’expression « Français de souche » par François Hollande le 23 février 2015). Mener cette lutte culturelle contre la réaction suppose de combiner la critique des médias dominants et l’immersion dans les cadres de vie des membres des classes populaires, pour accompagner leur propre prise de conscience politique, même tâtonnante, et dégager avec elles et eux les chemins de leur propre émancipation.
Vincent Goulet