Dans l’article à la « Une » de son édition du 29 mai, consacré à l’analyse d’un sondage concernant les « positions des français vis-à-vis de l’Europe », Le Figaro commence bien sûr par rappeler que la victoire du « non » au référendum de 2005 avait été « un cataclysme dans la vie politique française ». L’honnêteté nous oblige à reconnaître au Figaro la valeur de la constance : membre actif de la meute des pédagogues qui tempêtaient en chœur en 2005 contre les dangers du « non » (et contre les voix dénonçant l’unanimisme de leur chorale), le journal reste fidèle à lui-même une décennie plus tard. Aveugle quant à la suite de l’histoire, et en particulier à la ratification d’un texte équivalent (le traité de Lisbonne) par voie parlementaire en 2008 [4], qui devrait au moins pousser à s’interroger sur les véritables conséquences de cette victoire du « non », Le Figaro s’alarme des résultats d’un sondage montrant que « si François Hollande posait aujourd’hui la même question, ce serait pire encore. Une bérézina. 62 % des Français, qui étaient en âge de voter en 2005, diraient « non », soit sept points de plus qu’il y a dix ans. » [5].
Des résultats mauvais, mais pas forcément
De « mauvais » résultats donc. C’est en tout cas ainsi que la journaliste du Figaro comprend le sondage qu’elle commente, aidée en cela par le théorème de Guetta selon lequel toute manifestation d’« euroscepticisme » est un mauvaise présage – et doit inciter les élites à faire preuve de plus de pédagogie.
Pour ce qui est de la partie « sondage d’opinion » de l’enquête réalisée par l’Ifop, en revanche, la confusion règne. Qu’on en juge plutôt : « [Les Français] réclament majoritairement (62 %) des politiques économiques et budgétaires propres à chaque État » ; toutefois ils se disent majoritairement « favorables à la création d’un poste de ministre de l’Économie et des Finances européen et (…) opposés à une sortie de l’euro » ; dans le même temps « 60 % sont favorables à une remise en cause des accords de Schengen » ; et « 62 % des sondés estiment que l’appartenance de la France à l’Union européenne est plutôt une bonne chose ». La journaliste du Figaro Anna Rovan, vraisemblablement habituée des sondages puisqu’« en charge du gouvernement et de Matignon » et à ce titre préposée à l’exercice rituel de la lecture des augures dans les cotes de popularité, en conclut que « les Français ne veulent pas forcément moins d’Europe ». Mais ils n’en veulent pas non plus forcément davantage…
Si la formulation est vague, c’est que les résultats du sondage, interprétés comme le reflet de « l’opinion des Français », plongent notre journaliste dans un océan de perplexité : « le sondage révèle des contradictions de taille » ; « les positions des Français vis-à-vis de l’Europe restent extrêmement complexes et très contradictoires » ; « Que révèlent ces contradictions, récurrentes dans tous les sondages consacrés à l’Europe ? ». Heureusement, et toujours armé de la boussole que constitue le théorème de Guetta, le spécialiste de l’institut de sondage connaît les réponses : « Il y a une acceptation résignée de l’Europe chez les Français. Beaucoup pensent en effet qu’une France seule et isolée ne fait pas le poids », et « ce qu’ils reprochent à la construction européenne, c’est d’être au milieu du gué ». Sans le dire clairement, les Français réclameraient donc plus d’Europe. Quels éléments de ce sondage permettent ces affirmations ? Une analyse, même rapide, du détail de ces résultats le montre sans ambiguïté : aucun. Mais le commentaire des sondages ne s’embarrasse pas de faits : il utilise les artefacts que sont les sondages pour produire un discours politique aux apparences neutres et scientifiques, légitimé par la puissance des chiffres.
Paradoxes et contradictions
De ce point de vue, l’analyse de la seconde question de l’enquête est particulièrement instructive.
Vous, personnellement, seriez-vous favorable ou pas favorable du tout à :
- a) La création d’une armée européenne (71% favorable)
- b) L’élection du président de l’Europe au suffrage universel direct (60% favorable)
- c) La création d’un poste de ministre des finances européen (59%)
On peut d’emblée remarquer qu’entre être « favorable » et « pas favorable du tout », il existe une asymétrie qui a pu, éventuellement, pousser des personnes indécises ou « plutôt défavorables » à répondre… « favorable » [6].
Indépendamment de ce premier biais potentiel, la question a) est si brève et vague que les réponses favorables qu’elle a recueillies sous-tendent probablement des opinions fort différentes, si ce n’est antagoniques. Quoi de commun en effet entre un sondé favorable à une fusion des armées de chaque pays dans une seule force sous drapeau européen et un second souhaitant que l’UE se dote d’un corps expéditionnaire pour soulager l’armée française du service après-vente de ses « interventions », tout en considérant que la défense doit rester un élément fondamental de la souveraineté nationale ? À peu près rien… En tout cas, cette question était si mal (ou si bien ?) posée, qu’elle agrège probablement sous une même réponse, pourtant interprétée comme un « désir de plus d’Europe », des « souverainistes » de cœur considérant les institutions européennes comme un mal dont il faut d’accommoder au mieux, et des fédéralistes convaincus, désireux de voir disparaître les États-nations au profit d’un gouvernement européen…
Il s’agit, on en conviendra, de positions fort différentes, et qui n’induisent pas toutes un « désir de plus d’Europe », en d’autres termes d’une multiplicité d’interprétations que les sondés ont pu faire des enjeux de cette question (comme de toute question fermée). Le problème est le même avec les réponses à la question c). Une logique élémentaire permet de constater leur incohérence avec un autre résultat de l’enquête : « [62% des sondés réclament] des politiques économiques et budgétaires propres à chaque État. » Puisque ce sont les mêmes personnes qui répondent à ces deux questions aux enjeux en apparence superposables (création d’un ministre des finances européen et autonomies des politiques économiques des États), on est forcé d’en déduire que ces personnes ont, en fait, compris différemment, et diversement, les enjeux de la question qui leur était posée. C’est (entre autres) cette diversité des interprétations d’une même question posée que Pierre Bourdieu mettait en évidence dès 1973. Las, plus de quarante ans plus tard, c’est sur la base des réponses à ces trois questions que la journaliste du Figaro déduit que « les Français ne veulent pas forcément moins d’Europe. »
Reste le feeling
Pour finir, la journaliste et le sondeur choisissent de trouver un des résultats de l’enquête plus probant que les autres ; peut-être au hasard, mais nous nous permettrons d’en douter. Alors que la proportion des sondés se déclarant favorables à la remise en cause des accords de Schengen est de 60%, chiffre comparable aux proportions majoritaires des autres questions de l’enquête, et regroupant des positions tout aussi diverses [7], le sondeur décrète : « c’est à mon avis le seul domaine sur lequel les avis ne sont absolument pas contradictoires ». La journaliste estime pour sa part que « les sondés ne sont pas du tout [fluctuants ni indécis] dès lors qu’il est question des accords de Schengen sur la libre circulation des personnes au sein de l’Union Européenne. ». Avec quels arguments cette proportion identique de réponses est-elle plus significative que les autres ? Aucun. Une question de feeling probablement…
20 ans après la sortie de Faire l’opinion, l’utilisation massive des sondages comme base « scientifique » d’élaboration d’un discours médiatique et politique est devenue monnaie courante. Au point que l’article de « Une » d’un grand quotidien national peut n’avoir pour seul sujet qu’un de ces sondages, sans en comprendre le moins du monde les logiques qui rendent les réponses en apparence incohérentes et incompréhensibles. Il semblerait que l’abus de sondage diminue la capacité de réflexion. Il est vrai qu’il est difficile, et sûrement professionnellement coûteux, de résister à l’omniprésence de la logique illogique des sondages et de leurs commentaires…
Puisque le journal de Dassault Serge souligne, sur la page de publicité faisant face à cet article, à la gloire de la philanthropie du groupe Dassault via le prix Dassault Marcel, que « la santé mentale a un prix », rappelons que la rigueur journalistique aussi.
Martin Coutellier