Le périple d’Ulysse est une croisière en comparaison de la tournée des médias faite par Serge July pour faire connaître au monde son maître-livre, et du nombre d’articles virulents qui lui ont été consacrés. Morceaux choisis, en commençant par quelques extraits (commentés par nos soins) de certaines des interviews de l’ancien patron de Libération.
« Si les problèmes de connivence existent encore, ils ont nettement diminué »
Dans une interview mise en ligne par L’Express le 27/01/2015, à la question incongrue « On trouve dans votre dictionnaire les entrées "ménages", "bidonnage", "bourrage de crâne", "café du commerce", "connivence"... N’est-ce pas une peinture cruelle de la profession ? » Serge July fait preuve d’un sang-froid peu commun dans sa réponse :
« Splendeurs et misères... Tout cela existe. S’il y a des merveilles, il faut aussi pointer du doigt les ratés et dysfonctionnements. (...) si les problèmes de connivence existent encore, ils ont nettement diminué, contrairement à ce que pensent les théoriciens de la chose. » [Sur quelles enquêtes s’appuie-t-il pour affirmer cela ? Nous serions curieux de connaître ses données sur l’évolution dans les médias des CRAC (Connivences, Renvois d’Ascenseur, Copinages).]
« Développée par Pierre Bourdieu et Serge Halimi à partir de 1994, cette thèse est abusive. » [De quelle thèse parle t-il ?]
« C’est justement entre 1990 et 1996 qu’ont éclaté dans la presse la plupart des grandes affaires. Qu’il s’agisse de celle dite du "sang contaminé", des affaires de financement des partis ou des autres mises en cause de politiques. Si Bourdieu avait dit vrai, jamais ces affaires n’auraient éclos, car elles auraient été étouffées par le pouvoir. Or c’est l’inverse qui s’est passé ». [En quoi la divulgation d’informations sur des « affaires » dans certains secteurs des médias empêche t-elle les CRAC [1] ?]
À la question « À quoi faut-il attribuer la perte de crédibilité des journalistes ? À leur proximité avec les "élites" ? », Serge July montre qu’il n’appartient pas à n’importe quel monde : « Les journalistes constituent déjà, à eux seuls, une élite. » [Serge July surpasse Napoléon se posant la couronne d’empereur sur la tête.]
« Si l’on prenait tous ceux qui, dans la profession, ont été élèves de Sciences po, on s’apercevrait qu’un grand nombre a côtoyé sur les bancs de cette école, ou dans ses alentours, Dominique de Villepin, Emmanuel Macron, Michel Sapin, Jean-Pierre Jouyet ou François Hollande. Ils les tutoient donc depuis qu’ils ont 20 ans ». [Serge July est savoureux et (volontairement ?) aveugle : alors qu’à la question précédente il assène sans preuve que les problèmes de connivence ont nettement diminué, il livre maintenant le début du commencement d’une esquisse de l’explication des liens entre les dominants des différents espaces du monde social : la fréquentation des mêmes écoles du pouvoir.]
Dans une interview mise en ligne par Télérama le 30/01/2015, à l’interpellation inconvenante « C… comme connivence. Vous la dénoncez... mais vous en êtes accusé ! » Serge July se fait historien et parcourt les siècles avec allégresse :
« Oui… mais on vient de très loin dans la connivence. Il est invraisemblable que les deux grands prix journalistiques français soient le Prix Théophraste Renaudot et le Prix Albert Londres ! Le premier était un inventeur formidable, très bonne plume, mais le communicant officiel du cardinal Richelieu ! Il siégeait au Conseil royal, et a été enterré à Saint-Germain l’Auxerrois avec tous les serviteurs de la monarchie. On pourrait écrire "prix Richelieu" ce serait pareil. Les mecs devaient être beurrés quand ils ont choisi leur prix ! Quant à Albert Londres… Il avait beaucoup de qualités, mais il avait un rapport très fantaisiste à la réalité – un travers très français – et surtout, son biographe Pierre Assouline a montré qu’il émargeait aux services secrets ! Et depuis… Hubert Beuve-Méry raconte que dans l’entre-deux-guerres, dans les Balkans, ils étaient, les journalistes français, les plus achetables, ceux qui acceptaient les enveloppes ! Et que dire du gouvernement français qui réécrivait les dépêches sur Guernica ! Ou du monopole de l’audiovisuel public ! Alors on peut toujours nous taxer de connivence, mais on a fait beaucoup de progrès depuis ! »
[Serge July nous explique que les phénomènes de connivences sont si anciens et massifs que l’on peut s’estimer heureux de l’état des médias actuels, et, bien sûr, il ne nous dit pas quels sont ces progrès dont il parle.]
« En a-t-on fait assez ? Je me souviens quand il y a eu la guerre du Golfe, tous les patrons de journaux et les éditorialistes ont reçu une montre de l’émir du Koweit. Je l’ai rendue. D’autres ne l’ont pas fait. » [Serge July est un héros qui prend les risques les plus fous].
En résumé : les connivences « ont nettement diminué » (et Serge July n’y est pas pour rien), et si une certaine proximité peut exister entre « grands » journalistes et responsables politiques, c’est juste une histoire de cursus scolaire. Y voir plus que les quelques miettes d’un passé révolu relève probablement du « sociologisme » archéo-bourdieusien et paléo-marxisant (que combat avec talent Philippe Val).
Ni complaisance ni connivence : les confrères égratignent Serge July
Quelle meilleure démonstration de cet assainissement du petit monde des grands médias que la réception, par ses confrères, du livre de Serge July ? Soucieux de leur indépendance et jaloux de leur liberté de ton, ceux-ci n’ont en effet pas manqué d’égratigner « Citizen July ».
Ainsi, le 30/01/2015, Libération publie une interview de Serge July dans laquelle Cécile Daumas et Alexandra Schwartzbrod font preuve d’une distanciation absolue à l’égard de leur ancien patron [2] :
« De A comme "A bas les journalistes" à Z comme "Zola", en passant par J comme "July", le cofondateur de Libération, directeur du journal durant plus de trente ans, livre son Dictionnaire amoureux du journalisme. Une histoire portée, sur 900 pages, par le souffle de García Márquez ou de Duras, traversée par Internet et habitée par une fascination pour la presse américaine. Un plaidoyer pour la liberté de la presse, à l’heure où une rédaction vient de se faire décimer. »
Emportées par leur audace, les deux anciennes employées de Serge July osent même lui demander « Pourquoi une entrée "Serge July" ? ».
Toujours le 30/01/2015, Serge July est l’invité, sur France Inter, de Patrick Cohen, qui a un comportement aux antipodes de celui d’un attaché de presse (ou d’un passeur de plats) en débutant ainsi l’interview : « Vous publiez chez Plon un Dictionnaire amoureux du journalisme, une somme de quelques 900 pages avec vos admirations pour des journalistes, des aventures de presse, des reportages, des photos, des films, des réflexions sur l’évolution de la presse et des souvenirs personnels. C’est un livre aussi qui tient lieu de mémoires, pas de fausse modestie d’ailleurs puisque à la lettre j il y a une entrée July Serge où vous vous racontez un peu jusque à la création de Libération. Et une entrée qui s’achève par ces mots "J’ai fait, avec ce journal, le plus beau métier du monde". Vous le pensez toujours Serge July ? ». Percutant.
Le 03/02/2015 Serge July est confronté au summum de l’impertinence faite homme, à savoir Yann Barthès dans « Le petit journal » de Canal +. Nous préférons prévenir nos lecteurs du caractère souvent insoutenable des propos acides de l’animateur, propos que voici :
« C’est un monument que nous avons aujourd’hui en plateau, il a révolutionné la presse en France, c’est notamment grâce à lui que par exemple que vous avez parfois ça entre les mains [Yann Barthès montre un exemplaire de Libération], en tout cas le logo, bonsoir Serge July, bienvenue sur le plateau du Petit journal, vous signez un Dictionnaire amoureux du journalisme à lire absolument, on en profite pour faire une Master class de journalisme avec Serge July (...) Alors ça va devenir la bible de celui qui veut devenir journaliste. Il y a des portraits, des anecdotes et aussi votre histoire (...) Quel type de monument est l’invité que nous avons aujourd’hui (...) Pour vous journaliste c’est le plus beau métier du monde, encore aujourd’hui ? (...) Vous regardez Le petit journal, nous sommes en pleine Master class avec un monument du journalisme, Serge July, fondateur de Libération, qui sort cette bible, Dictionnaire amoureux du journalisme (...) Ça s’appelle Dictionnaire amoureux du journalisme et c’est à lire absolument (...) à lire absolument ». Subversif.
Le 07/02/2015 Serge July est l’invité de Philippe Bouvard sur RTL dans l’émission-culte « Allo Bouvard ». Cette rencontre au sommet a dû rappeler de bons souvenirs à Serge July qui fut éditorialiste sur RTL de 2006 à 2014.
Toujours le 07/02/2015 Serge July est l’invité de « L’interview d’Anne Sinclair » sur Europe 1. Bien que Serge July soit depuis septembre 2014 l’une des très grandes voix d’Europe 1, Anne Sinclair se montre presque agressive avec lui : « Ce matin la parole est à un journaliste, et à un grand journaliste, le fondateur de Libération, bonjour Serge July. Vous publiez chez Plon, dans une collection à succès, Le dictionnaire amoureux du journalisme. » Dérangeant.
Le 26/02/2015 L’Obs prend tous les risques en publiant un compte-rendu du livre-phare de Serge July signé Patrick Rambaud. Et comment dire, ce texte est sans concession :
« Mon Serge, vieux renard, j’ai vagabondé avec gourmandise dans ton dictionnaire. Ma lecture était orientée, tu t’en doutes, et je suis d’abord entré dans les rubriques qui me renvoyaient en pleine figure les couleurs de nos années 1970. Nous les avons traversées ensemble, "Libé" et "Actuel". (...) ton journal (...) ton quotidien (...) Tu as raison : nous étions collectifs. (...) Avec les années 1980, la chanson avait changé. Tu portais des cravates, Serge, et ta mèche ne te tombait plus sur l’oeil. (...) Tu es curieux de tout, Serge. (...) Ta rubrique "Machine à écrire" me réjouit. (...) ». Virulent.
Dans Le Point du 14/03/2015 Franz-Olivier Giesbert s’en prend vivement à Serge July et à son livre : « Le Dictionnaire amoureux du journalisme de Serge July ressemble à un requiem. C’est ce qui donne cette gravité et cette majesté à ce grand livre pétri de nostalgie. Grâces soient rendues au fondateur de Libération de nous rappeler que le journalisme d’aujourd’hui, y compris celui du Web, est l’enfant de Renaudot, Rochefort, Dumas, Defoe, Hemingway, Pulitzer ou Simenon. (...) le livre revigorant de Serge July (...) Après avoir commencé dans l’ultra-gauche maoïste, July lui-même s’est converti aux vertus du libéralisme ou de l’européanisme et il lui sera beaucoup pardonné pour son bel éloge d’Albert Camus, bête noire de son mentor Jean-Paul Sartre qui, lui, avait toujours eu tout faux sur tout. (...) Robert Hersant, artisan de génie au Figaro (...) son grand mérite [au livre de July], outre son souffle, est de transmettre un plein bon dieu d’amour pour la presse qui, de métamorphose en transfiguration, reste telle qu’en elle-même l’éternité la fige. Il remet les pendules à l’heure. » Acerbe.
Enfin, dans le supplément « livres » du Monde daté du 15/5/2015 Jean Birnbaum fait une présentation vindicative de l’opus magnum de Serge July : « Cofondateur et longtemps directeur du quotidien Libération, Serge July publie un beau Dictionnaire amoureux du journalisme. (...) il y rend notamment hommage aux figures qui ont nourri sa vocation et ses engagements. Allègres, sensibles, ces fragments témoignent d’une mémoire longue inséparable du goût pour l’avenir. En creux, ils finissent aussi par constituer quelque chose comme des Mémoires. » Mordant.
La démonstration est sans appel. Comme le déclarait lucidement un grand penseur : « Si les problèmes de connivence existent encore, ils ont nettement diminué ».
Dans son dictionnaire qui est déjà un classique, Serge July consacre en toute modestie un article trop bref à July Serge dans lequel il n’ y a aucun mot pour expliquer comment Libération est passé « de Sartre à Rotschild » sous la direction de Serge July. Par contre le lecteur a droit à une série d’images pieuses en 3D qui constitue la plus belle des conclusions imaginables pour notre article :
« Je suis né en 1942, en pleine nuit à Paris (...) Le curé du village m’avait cependant accepté comme enfant de chœur (...) j’ai été chargé du lancement [de Libération]. Quand on a demandé en 1979 à Benny Lévy pourquoi ce choix, il avait répondu que j’avais "une très grande capacité d’ouverture au social et un style très plaisant avec les gens, ce qui n’était pas le cas de tout le monde. Enfin parce que [j’aimais] les questions de presse." (...) Ma mission (...) C’était un défi à peu près équivalent à un triple saut périlleux arrière sur un fil au-dessus du vide. (...) Nous avons accouché (...) d’un quotidien qui dans la société française a incarné une vision libertaire, en rupture avec la culture hiérarchique, normative et centralisatrice française ».
Serge July, merci pour ce moment.
Denis Souchon (avec Julien Salingue)