Arnaud Leparmentier a encore frappé. Dans une chronique publiée dans Le Monde du 18 juin, il se prend à rêver d’un « scénario de crise » : défaut de la Grèce, panique bancaire, renversement du gouvernement Tsipras, signature de l’accord des créanciers par un nouveau gouvernement. Il est évident que dans l’esprit du directeur adjoint des rédactions du Monde, il n’y a pas d’alternative à l’orthodoxie budgétaire européenne : la rigueur doit être appliquée de gré ou de force.
L’éditocrate n’en était pas à son coup d’essai. « Nous allons continuer de nous ruiner pour les Grecs », se lamentait-il dans une autre chronique datée du 21 janvier [1] parue une semaine avant les élections grecques, plaisamment agrémentée de culture classique : « le masque de Solon tombe : les Grecs refusent de payer des impôts. » La métaphore du masque inspire décidemment Leparmentier. Il signe deux semaines plus tard une nouvelle chronique, datée du 4 févier 2015 et intitulée « Le masque de la tragédie grecque » [2] – masque à travers lequel il faudrait à nouveau percer les mensonges des Grecs.
En voici un réjouissant pot-pourri : la Grèce « n’aurait pas été victime de l’austérité », d’ailleurs « elle ne verse quasiment aucun intérêt » ; la « tragédie » ne serait pas celle qu’on croit, puisque ce sont les braves États baltes, bons élèves de l’austérité, qui paieraient en vérité les excès des « pays du Club Med » (sic) ; enfin, les 18 autres pays de la zone euro auraient une légitimité supérieure à celle du nouveau gouvernement grec pour déterminer du sort du pays. Et « le petit couplet sur la légitimité démocratique du vote des Grecs en faveur de Syriza qui supplanterait les oukases d’une "troïka" (Commission, BCE, FMI) non démocratique est un brin fallacieux » [3].
La croisade d’Arnaud Leparmentier se poursuit avec une autre chronique publiée le 8 avril [4], au titre évocateur : « La France, une Grèce qui s’ignore ». Faisant d’une pierre deux coups, notre croisé châtie la France « plus socialiste que jamais », qui « étouffe sous l’impôt et la dépense publique », et moque « la complainte des Grecs sacrifiés sur l’autel de l’euro et de la rigueur » alors qu’ils connaissent « depuis 1990 » (sic) une croissance supérieure à celle de la France [5].
Jusqu’où ira Leparmentier ? Loin, apparemment. Dans sa dernière chronique, évoquée au début de cet article, il envisage, ni plus ni moins, le renversement du gouvernement d’Alexis Tsipras au nom de l’impérieuse nécessité de l’orthodoxie néolibérale dont il se fait le champion. Les amateurs apprécieront la version « live » de cette chronique, diffusée le lundi 15 juin sur France Inter dans l’émission « Un jour dans le Monde » animée par Nicolas Demorand. En introduction de cette performance bouffie d’importance (« me revoici tel Cassandre » [6]), l’éditorialiste du Monde se veut provocateur : « auditeurs sensibles, éteignez vos appareils, mélenchonistes de tous bords serrez les poings, chronique scélérate, ce soir ».
La jubilation d’Arnaud Leparmentier à l’idée de justifier, à une heure de grande écoute, le renversement d’un gouvernement qu’il honnit (« Eurêka, Syriza a déjà capitulé ») est celle d’un bateleur d’estrade, qui mime la transgression et cultive la provocation. Soyons clair : Arnaud Leparmentier est libre d’avoir ses opinions. Ses interventions soulèvent néanmoins cette question : au nom de qui parle-t-il ?
Le « nous » majestueux d’un chroniqueur-éditorialiste
Des défenseurs sourcilleux de la liberté d’opinion soutiendront qu’Arnaud Leparmentier ne parle qu’en son propre nom. En son nom certes, mais en qualité de directeur adjoint des rédactions du Monde. Une position dont il use et abuse partout où il s’exprime et quel que soit le sujet, faisant de lui un porte-parole officieux de l’ensemble de la rédaction.
Certes les bouffées de rage d’Arnaud Leparmentier sur la Grèce se présentent dans Le Monde sous la forme d’une « chronique » et non d’un « éditorial » qui engagerait officiellement l’ensemble de la rédaction. Cette nuance permet au directeur adjoint de la rédaction de s’épargner l’anonymat et le ton traditionnellement plus modéré des éditoriaux non signés. Mais il serait naïf de penser qu’un tel artifice permette aux lecteurs de faire la différence (byzantine) entre l’éditorial de la rédaction et la chronique éditorialisée du directeur en chef adjoint des rédactions… disposés côte-à-côte sur la même page du journal.
Sans compter que, sur le fond, les éditoriaux non signés ne se distinguent pas vraiment des « chroniques » de Leparmentier – exaltation mise à part. Il suffit pour s’en convaincre de lire notre article précédent. Qu’on le veuille ou non, sur la Grèce, les partis pris politiques du Monde se confondent avec ceux d’Arnaud Leparmentier.
Certes, il arrive que les articles plus factuels des pages d’information contredisent les grandiloquents anathèmes du vice-pape du Groupe Le Monde, comme ce fut récemment le cas des articles de la correspondante à Athènes Adéa Guillot [7] ou de l’envoyée spéciale Aline Leclerc [8].
Peut-être les auteures de ces articles et, plus généralement, la majorité des journalistes du Monde sont-ils d’accord avec les commentaires d’Arnaud Leparmentier ? Peut-être pas. Auquel cas, ont-ils les moyens de contester la ligne éditoriale imposée par un vice-pape qui aspire, comme on le murmure dans les couloirs du quotidien, à devenir pape lui-même ? Difficile de le savoir : la démocratie au sein du Monde est aussi transparente que les réunions du Conseil européen.
Quoi qu’il en soit, les journalistes du Monde peuvent apprendre, en lisant le journal pour lequel ils travaillent, qu’Arnaud Leparmentier, non content de parler pour « eux », parle également pour « nous ». Un « nous » prophétique et insistant. Celui du 21 janvier annonçait : « Nous allons continuer de nous ruiner pour les Grecs ». Celui du 18 juin annonce : « Hébétés, nous marchons droit vers le désastre ». Quels sont ces hébétés en marche ? Les journalistes du Monde ? Sans doute pas. Le peuple français, dont Arnaud Leparmentier se ferait le porte-parole sans en avoir reçu le mandat ? C’est peu probable, du moins pour cette fois.
Les peuples européens ? C’est possible. Mais ils sont immédiatement englobés dans une entité : l’Europe. Relisons : « Hébétés, nous marchons droit vers le désastre. C’est l’Europe qui est cette fois menacée. » Une « Europe » qui se confond, comme souvent dans la prose de Leparmentier, avec ses gouvernements – dont on sait en quelle estime ils tiennent la démocratie quand elle contrarie leurs projets. Inutile de douter davantage : le « nous » englobe les gouvernements européens et les éditorialistes-choniqueurs qui partagent le point de vue et les angoisses, non du peuple grec, mais d’Arnaud Leparmentier…
… qui pousse son identification avec les gouvernements européens au point d’imaginer, pour eux, de recourir à un coup de force qui s’apparente à un quasi coup d’État :
Imaginons donc un scénario de crise : 30 juin, constat de défaut de la Grèce ; 1er juillet, panique bancaire et instauration d’un contrôle des changes par Tsipras, contraint et forcé ; 2 juillet, mise en minorité du gouvernement Tsipras par les irréductibles de Syriza ; 3 juillet, constitution d’un gouvernement d’union nationale, avec ou sans Tsipras ; 4 juillet : retour des négociateurs à Bruxelles-Canossa. Odieusement antidémocratique ? Les Grecs jouent au poker. Pourquoi pas nous ? [9]
À « nous » de jouer avec le sort du peuple Grec et de la démocratie ! Décidément, Le Monde est bien malade…
Frédéric Lemaire et Henri Maler
Post-Scriptum : Au Monde, il n’y a pas que le directeur adjoint des rédactions qui fustige l’insoutenable légèreté des Grecs…
Dessins de Plantu en « Une » des éditions du Monde, respectivement du 8 et du 15 juin.