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Dix ans après le référendum sur le TCE, des médias toujours en campagne ?

par Sarah Lenfant,

Comme nous avons eu l’occasion de le rappeler le 29 mai dernier, jour du dixième anniversaire de la victoire du « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE), le traitement médiatique de la campagne référendaire fut un modèle du genre : parti-pris éditorial pour le « oui », absence de pluralisme, éditorialistes s’érigeant comme les promoteurs de la vérité et de la raison face à un peuple infantile et infantilisé, le tout appuyé sur des sondages souvent contradictoires mais toujours commentés dans une logique à sens unique.



Le référendum passé, il n’y eut aucune réelle remise en question, au sein du champ médiatique, de ce traitement schématique de la campagne, et ce malgré les critiques. Au contraire, on a pu assister à d’étonnantes séances d’auto-justification, comme sur France Culture, France Inter ou dans Le Figaro, durant lesquelles la mauvaise foi confinait à l’aveuglement.



10 ans après, plusieurs « grands médias » ont consacré des articles, voire des dossiers, au référendum. L’occasion de revenir sur leur propre rôle et de tirer, enfin, un bilan critique ? Pas vraiment. On serait même tenté de dire que c’est le contraire qui s’est produit, comme on va le voir avec les articles parus le 29 mai 2015 dans trois « grands » quotidiens : Libération, Le Monde et Le Figaro, qui ont tous les trois consacré leur « une » (et plusieurs pages intérieures) à ce dixième anniversaire. Absence de bilan critique confirmé par le traitement, ces derniers jours, de la situation grecque, sur laquelle nous aurons rapidement l’occasion de revenir.

Dix ans après, des journalistes victimes d’amnésie

Les articles consacrés au référendum sont unanimes : les dirigeants politiques européens et français se sont efforcés de ne pas voir et écouter le camp du non, pourtant bien implanté dans la population. L’éditorial de Libération écrit par Laurent Joffrin illustre cette idée : « Mais c’est oublier la responsabilité centrale des dirigeants de l’Union. Le non était majoritaire : ils ont fait comme s’il n’existait pas ». Pas un mot toutefois, de la part de l’éditorialiste, sur le traitement médiatique caricatural de la campagne et sur son ignorance, ou son mépris, pour les partisans du « non », ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on se souvient que Laurent Joffrin ne fut pas le dernier, à l’époque, à contribuer à ce traitement biaisé…

L’éditorial du Figaro va dans le même sens et insiste sur l’aveuglement des responsables politiques de l’époque qui n’ont pas vu arriver la victoire du non. Ainsi, le journal s’interroge : « Les gouvernants de l’UE vont-ils se décider à prêter l’oreille aux aspirations des citoyens ? ». Bizarrement, l’auteur ne semble pas trouver judicieux de poser cette même question à ses confrères journalistes, ceux-là même qui s’étaient évertués à ne pas donner la parole au camp du non, ou qui s’étaient bornés à caricaturer leurs arguments. Plus loin, on lit que la victoire du « non » fut « un camouflet pour la droite comme pour la gauche ». Et pour leurs relais médiatiques ?

Même son de cloche du côté du Monde, qui consacre sa « une », ses pages 2 et 3 et une page « Débats » au dixième anniversaire du référendum. Pas un mot sur le traitement médiatique de l’époque, mais soulignons que d’après le quotidien du soir, « pas plus qu’à Paris, ce non français à la Constitution européenne, les fonctionnaires européens ne l’avaient vu venir ». Et Le Monde, qui s’était entre autres illustré par sa campagne pro-oui grâce à des pseudos-sondages en ligne, des faux scoops et des éditoriaux malhonnêtes, avait-il « vu venir » la victoire du « non » ?

Fait notable, Libération revient brièvement sur le « débat » en son sein, et notamment sur le violent éditorial de Serge July paru au lendemain du référendum. Celui-ci avait suscité de vives réactions chez nombre de lecteurs et avait été très contesté, y compris en interne [1]. Serge July voyait en effet dans la victoire du non l’expression d’un « désastre général » et d’une « épidémie de populisme ». Selon l’article du 29 mai 2015, cet éditorial et les réactions qu’il a suscitées ont en réalité révélé des désaccords pré-existants au sein de la rédaction de Libération : « Au journal, tandis que le non grimpe dans les sondages, les discussions de conférence de rédaction - et celles de couloirs aussi - deviennent tendues. Serge July, et avec lui l’essentiel de la rédaction en chef, défend le oui. Dans la rédaction, c’est loin d’être aussi net ».

Mais s’agit-il réellement d’un retour critique sur le traitement de la campagne référendaire par Libération ? Au premier abord, on pourrait en effet penser que le journal cherche à faire un examen rétrospectif des travers qui avaient caractérisé sa couverture médiatique. Toutefois, on s’aperçoit rapidement que l’article, loin d’être une critique étayée, n’est qu’une critique de façade, destinée à mettre en valeur le travail du quotidien. En effet, l’article permet non seulement de dédouaner une partie de la rédaction en rappelant qu’elle était en désaccord avec l’éditorial du 30 mai 2005, mais aussi de faire un éloge du traitement médiatique réalisé par le journal durant la campagne : « Au début, tout allait bien. Pendant le mois qui précède le vote sur le traité constitutionnel européen, Libération publie d’instructifs articles thématisés, lestés d’encadrés avec les arguments du oui et du non. Modèle d’équilibre mis en scène dans nos pages ».

Libération réalise ainsi un joli tour de passe-passe : en faisant mine de revenir sur sa couverture médiatique douteuse de 2005, on en minimise en fait les défauts. En concentrant le tir sur un éditorial de Serge July, on met en valeur le reste des productions.

À Libération, au Monde et au Figaro, si on se désolidarise des responsables politiques (avec qui on avait pourtant mené campagne en 2005), et si on pointe du doigt leur aveuglement, c’est pour mieux éviter toute réelle introspection. Une introspection qui n’aurait pas été inutile quand on voit comment, 10 ans plus tard, les mêmes « erreurs » sont reproduites lorsqu’il s’agit de revenir sur les enjeux européens.


Approximations, amalgames et simplifications sur le camp du « Non »

Pour Le Figaro, l’ensemble des électeurs ayant voté non au référendum en 2005 sont ainsi regroupés uniformément sous le vocable « euroscepticisme ». Le problème est que ce terme est pour le moins nébuleux. Il renvoie à des degrés différents de doute envers la construction européenne. Cette dénomination peut donc favoriser des amalgames quant aux différentes raisons ayant amené à voter non…

Cette simplification établie, on peut relever des « contradictions » qui n’en sont pas, en se basant sur les réponses à un sondage commandé par le journal [2]. Par exemple, on s’étonne que le non au projet de Constitution (si on votait de nouveau aujourd’hui) ait augmenté, à hauteur de 62% des Français, et qu’en même temps, 62% des Français jugent que « l’appartenance de leur pays à l’UE est une bonne chose ». Avec ce commentaire tout en finesse, dans l’éditorial déjà cité : « Cela montre qu’au-delà de leur frustration, les électeurs ont le sens des réalités ». Même celles et ceux qui ont voté non seraient donc des citoyens doués de raison ? C’est trop aimable.

Un rejet de la Constitution européenne n’est en effet pas forcément synonyme de hantise de l’Europe, il peut simplement être l’expression d’une opposition à l’Europe telle qu’elle se construit, et de la volonté de la changer. Mais avec le terme fourre-tout « euroscepticisme » et la vision manichéenne qu’il induit, une telle position n’est pas possible : on parle ainsi de « clivage entre les partisans de l’Europe et ses opposants », éludant la possibilité que des personnes ayant voté non soient simplement favorables à une Europe différente de celle que l’on connaît aujourd’hui. À se demander si, au Figaro, on a « le sens des réalités ».

La vision du camp du non offerte par Libération n’est guère plus subtile. Certes, on reconnaît que le camp du non « a été très disparate » et qu’il existait un non de gauche et un non de droite. Ce qui n’empêche pas l’auteur de l’article « "Non" de 2005 : les répliques d’un séisme », de nous proposer une division particulièrement schématique, selon son propre aveu : « Pour faire (très) schématique : une France du haut (diplômée, urbaine, issue de la classe moyenne et supérieure) contre une France du bas (populaire, sans diplôme et périurbaine). L’une revendiquant une société ouverte sur le monde, l’autre l’idée de frontières protectrices » [3]. En résumé, le « oui » signifiait l’ouverture, et le « non » la fermeture. Vous avez dit schématique ?

Enfin, pour parfaire le discrédit du camp du non, Libération a fait appel à l’image. Le choix de sa photo de couverture ne semble en effet pas anodin.

À gauche, des partisans du non en gros plan, poings levés ou applaudissant. À droite, des électeurs favorables au oui vus de loin, formant une chaîne humaine et brandissant des drapeaux de l’UE. Ceux de gauche semblent agités, ceux de droite calmes et disciplinés. On ne sait pas si ce choix est intentionnel, mais nul doute qu’il fait son petit effet, a fortiori au vu titre-jeu-de-mots choisi : « On paie encore la fracture ». La victoire du non aurait-elle coûté si cher ?


Mettre en avant l’échec du camp du « Non » pour légitimer la prise de position pour le « Oui » ?

Dans leurs éditions du 29 mai 2015, Libération et Le Monde mettent en avant l’échec des forces partisanes du non à fédérer sur le long terme. Libération consacre en effet un article à une partie du camp du « non », au titre sans appel : « Dix ans de gâchis pour la gauche radicale ». Le journal insiste donc sur l’incapacité d’une partie des forces partisanes du non à s’inscrire dans la durée. Étonnamment, le journal n’a cependant pas consacré d’article dressant le bilan des actions menées par les partis politiques favorables au oui (PS et UMP en tête).

Les deux quotidiens mettent également en exergue les conséquences néfastes qui ont fait suite au rejet du traité. Libération nous apprend ainsi que « la victoire du non a marqué la fin du rôle moteur de la France dans la construction européenne » ou encore que « Les nonistes de gauche voulaient "une autre Europe", plus sociale. Le rejet du traité a eu pour effet de donner un coup d’arrêt à la construction d’une Union plus intégrée, à même d’imposer des règles sociales et une harmonisation fiscale » ; en d’autres termes, si l’Europe n’est pas davantage sociale aujourd’hui, c’est à cause de ceux qui prétendaient voter pour une Europe plus sociale. Curieuse logique…

Le Monde ajoute que la victoire du non a entraîné « une vraie rupture de la confiance avec les Allemands, qui ne comprenaient pas qu’on puisse rejeter le marché unique et la concurrence ». Heureusement, Le Monde est là pour convaincre ses lecteurs, 10 ans plus tard, des bienfaits du marché unique et de la concurrence (comme il le fait à longueur d’année, entre autres et notamment par une surreprésentation de la parole des économistes europhiles), en donnant la parole à Yves Bertoncini, « directeur de l’Institut Notre-Europe » [4] qui prend soin de nous rappeler les vertus des politiques d’austérité menées par Bruxelles. Ainsi, « la crise et la politique de la "troïka" ont donné l’image désastreuse d’une Europe-FMI qui fait du mal. Mais cela a permis des avancées inimaginables et qui correspondent aux idées françaises ». Ah bon ?

Et ce n’est pas tout : « De la politique volontariste de Mario Draghi, qui demande en contrepartie d’approfondir encore la zone euro, au renflouement des Etats en faillite, en passant par le soutien aux investissements (…), ces avancées sont en contradiction avec un certain nombre de dogmes économiques allemands ». Comprendre : les politiques conduites ces dernières années par l’UE sont le signe d’une inflexion de l’Allemagne dogmatique ; or le « non » avait été mal accueilli par les Allemands en raison de leurs dogmes ; donc les politiques de l’UE correspondent aux aspirations des « nonistes », qui n’avaient pas compris que ce qu’ils voulaient, c’était plus d’austérité. CQFD.


***



Ainsi, l’angle choisi pour parler du non, qui insiste sur ses incohérences supposées et sur ses conséquences néfastes, permet aux trois « grands » quotidiens de revenir sur leur couverture du référendum en évitant soigneusement de revenir sur leurs manquements déontologiques à l’époque. Qui plus est, en insistant, comme le fait Le Monde, sur les bienfaits de la construction européenne, on tente de légitimer, certes peu subtilement, le fait que l’on ait fait campagne pour le oui. En résumé : malgré les conséquences catastrophiques de la victoire du « non », la déesse Union européenne a su faire face. Rideau.

Dix ans après le référendum, dans le petit monde des grands médias eurobéats, rien ne semble avoir changé.

Sarah Lenfant (avec Julien Salingue)



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Notes

[1Voir à ce propos notre article de l’époque « Un "cri de douleur" de Serge July ».

[2Voir notre article consacré à ce sondage du Figaro : « Les Français et l’Union européenne : Le Figaro ne comprend pas son propre sondage ».

[3Notons que Le Monde, dans son article « Dix ans après, que sont les nonistes devenus ? » est un peu plus nuancé, en rappelant que les classes moyennes ont majoritairement été opposées au traité européen.

[4Un think tank présidé par Antonio Vitorino, ancien commissaire européen, qui compte parmi ses prédécesseurs Pascal Lamy (ex-OMC) et Jacques Delors. Un think tank pro-Bruxelles donc, ce que Le Monde évite soigneusement de préciser…

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