Après avoir expliqué qu’il s’autorise à donner son avis sur l’attitude d’Alexis Tsipras parce qu’il s’est autorisé, « ailleurs », à donner son avis sur tout (« J’ai assez dit, ailleurs, la colère que m’inspire l’Europe sans âme d’aujourd’hui (…), j’ai assez dénoncé l’aveuglement, à quelques notables exceptions près (...), de la plupart des acteurs de l’époque (…) pour m’interdire de dire, aussi, les sentiments que m’inspire l’attitude, ces jours-ci, de M. Tsipras »), BHL entre dans le vif du sujet.
Mensonges
En deux courts paragraphes, BHL prétend résumer le contenu des négociations en cours entre le gouvernement grec et ses « partenaires » : on demanderait à la Grèce « un effort fiscal minimal », un relèvement de la retraite à 67 ans, et une diminution du budget de la défense ; « en échange de quoi M. Tsipras s’était vu offrir une nouvelle tranche d’aide de la part du FMI » [2], prétend l’ancien nouveau philosophe. Peu lui chaut que le FMI en question ait refusé des propositions du gouvernement grec visant à augmenter les rentrées fiscales, comme relaté – entre autres – dans cet article du Monde. Peu lui chaut également que « l’offre » du FMI soit conditionnée à d’autres mesures, comme la suppression de retraites complémentaires pour les plus fragiles, et surtout que la question de la dette soit tout à fait centrale dans ces négociations (voir par exemple cet article de La Tribune). Si Bernard-Henri Lévy expose une situation compliquée de façon simpliste, c’est qu’il en ignore volontairement certains aspects cruciaux. Le philosophe à la crème ment donc au moins par omission.
Second mensonge, et pas des moindres, celui selon lequel Alexis Tsipras aurait pris la décision d’avoir recours à un référendum « entre deux visites à Poutine ». Une argutie rhétorique destinée à jeter le soupçon sur le Premier ministre grec, qui agirait donc sur ordre de Moscou. Le problème est que, là encore, BHL raconte n’importe quoi : la dernière visite d’Alexis Tsipras en Russie remonte au 19 juin, soit une semaine avant l’annonce de l’organisation du référendum et il n’y est, depuis, pas retourné. Certes, BHL finira par avoir raison la prochaine fois qu’Alexis Tsipras rencontrera Vladimir Poutine : la décision d’organiser le référendum aura été prise « entre deux visites à Poutine ». Mais quel rapport entre le référendum et les visites ? Aucun. Mais signalons tout de même à Bernard-Henri Lévy cet autre fait troublant : le vote en première lecture de la Loi Macron (février 2015) a eu lieu « entre deux visites d’Hollande à Poutine » (décembre 2014 et avril 2015). Voilà qui mériterait une enquête de l’inspecteur BHL …
Insinuations… et insultes
De longue date, Bernard-Henri Lévy a trouvé ce qui unit les gens qui ne lui plaisent pas : ils sont tous nazis ! Alexis Tsipras, lui, se contenterait dans un premier temps de « reprendre la rhétorique d’extrême droite », en appelant le FMI, la BCE et les représentants de l’UE « les institutions » et en faisant référence à « l’humiliation grecque ». On ne voit pas bien en quoi cette rhétorique est « d’extrême-droite », mais si BHL le dit… Quant aux raisons qui ont poussé Alexis Tsipras à demander un référendum, BHL « sent » et « devine » qu’elles n’ont « probablement » rien à voir avec l’inflexibilité de la Troïka : « On sent, derrière l’opération, la lutte de courants minable au sein de Syriza. On devine, derrière ce coup de poker qu’il a probablement cru habile, le politicien ménageant l’aile radicale de son parti en même temps que son image, son avenir personnel, ses arrières. » Ménager son image et son avenir personnel, voilà bien le genre de comportement que le modeste et altruiste BHL a toujours refusé.
Au total, selon Bernard-Henri Lévy, ce référendum « ressemble moins à une juste et saine consultation populaire qu’à un chantage en bonne et due forme à l’adresse de l’Occident. » Où cet Occident avec majuscule permet de sous-entendre que le gouvernement d’Alexis Tsipras, en organisant une consultation de tous les Grecs, s’en prend au fond à tous les Français, Allemands, Belges, Américains [3], etc. La Grèce exclue de « l’Occident » ? Étonnant de la part de quelqu’un qui se prétend « philosophe »... Ou alors le gouvernement grec ne fait pas partie de « l’Occident »... parce qu’il n’agit pas en conformité avec les « valeurs occidentales » ? Le référendum concernant la suite des négociations entre la Grèce et ses créanciers serait-il le dernier épisode en date du « choc des civilisations » ?
De l’autre côté de la table des négociations, le FMI devient une association philanthropique sous la plume de BHL : il s’agit « d’un fonds supposé aider, aussi, le Bangladesh, l’Ukraine ou les pays d’Afrique ravagés par la misère, la guerre et l’échange inégal », dont les versements à la Grèce sont à mettre en balance avec « l’avant-dernier décaissement des sommes promises à la Tunisie, le maintien ou non de la facilité élargie de crédit au Burundi et la révision des plans d’aide aux systèmes de santé des pays les plus frappés par le virus Ebola. » Alexis Tsipras allié objectif d’Ebola ? Il fallait oser ! Mais BHL ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Sans surprise, BHL finit par franchir le pas, et passe des insinuations à l’insulte franche : Tsipras est en réalité un « démagogue pyromane s’alliant avec les néonazis d’Aube Dorée ». Mais de quelle alliance parle-t-on ? Syriza et Aube dorée auraient-ils un programme politique commun ? Évidemment, non. BHL ment et diffame en prenant prétexte du fait que le parti Aube dorée est également favorable à un référendum (et à un vote « non »). Mais s’agit-il pour autant d’une « alliance » ? Dans ce cas, on ne pourra s’empêcher de noter qu’en soutenant l’intervention française au Mali en janvier 2013, BHL s’était « allié » avec le Front national, également partisan de l’intervention. Vous avez dit amalgames ?
Mensonges, insinuations et insultes qui n’empêchent pas BHL d’asséner une grande leçon de morale politique en guise de conclusion : « on ne mène pas son peuple au précipice pour se sortir de l’impasse où l’on s’est soi-même enfermé. » Et nous le reconnaissons sans peine : la leçon serait valable si elle avait le moindre rapport avec la situation actuelle de la Grèce.
L’image représentant les tenanciers de nos « grands » médias, éditocrates ubiquitaires et chroniqueurs multicartes, en chiens de garde de l’ordre établi ne s’était pas donnée à voir avec autant d’éclat depuis quelque temps [4]. À lire et entendre BHL et les autres éditorialistes et chroniqueurs aboyant et écumant de rage contre le gouvernement grec sous prétexte que celui-ci a pris la décision de consulter les électeurs qui l’ont placé aux responsabilités, on ne peut que trouver l’analogie frappante de justesse.
Martin Coutellier (avec Julien Salingue)