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Dominique Vidal : " L’émotion enrôlée dans la guerre du Kosovo "

par Dominique Vidal,

Entretien. Les mécanismes de " la nouvelle forme de propagande " expérimentée par l’OTAN et par la plupart des grands médias lors de l’opération du printemps 1999.

Coauteur avec Serge Halimi de L’opinion, ça se travaille, le journaliste décortique les mécanismes de " la nouvelle forme de propagande " expérimentée par l’OTAN et par la plupart des grands médias lors de l’opération du printemps 1999.

" Propagande ", " conditionnement "... Le titre même de l’ouvrage que viennent de publier Serge Halimi et Dominique Vidal sur " les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo " (1) est emprunté à cette formule d’un haut gradé du commandement militaire de l’Alliance : " L’opinion, ça se travaille, comme le reste. " C’est à déconstruire, en quelque sorte, ce " travail ", à le mettre en relation avec les véritables motifs de l’opération, à interroger ce qui s’est réellement passé au printemps 1999 et depuis, à tenter de savoir par quels ressorts la plupart des grands moyens d’information ont relayé les arguments (et les mots mêmes) des gouvernements engagés dans le conflit que s’attachent les deux auteurs. Avec le souci que se développent une réflexion plus générale sur le fonctionnement des médias et une autre sur cette " police planétaire de la mondialisation " qu’est l’OTAN. Rencontre avec Dominique Vidal...

Vous suggérez que la couverture médiatique de la guerre du Kosovo a inauguré une " nouvelle forme de propagande ". Sur quels mécanismes s’appuie-t-elle ?

Dominique Vidal. Pendant l’Intifada palestinienne, il y avait une chanson pacifiste en Israël qui disait, parlant des soldats de Tsahal : " Ils tirent et ils pleurent. " Les médias, c’est un peu pareil : on nous fait le coup du faux charnier de Timisoara, puis on tient des colloques pour réfléchir sur cette grande " bavure " ; ensuite vient la guerre du Golfe, et à nouveau des colloques pour dire : " On ne recommencera plus " ; puis c’est le Kosovo, et tout recommence... A deux nuances près, qui expliquent le pourquoi de ce livre : d’abord, cette rhétorique qui fait que tout en dérapant " on " se félicite de ne plus déraper ; ensuite, le constat que, plus d’un an après le conflit, il n’y a toujours pas eu de colloque, ni même de réflexion autocritique dans les grands médias. D’où un fossé grandissant entre, d’une part, ce qui s’écrit, se dit et se montre en France sur le conflit et sur ses suites et, d’autre part, ce que l’on apprend en prenant connaissance soit des rapports des organisations internationales, soit des analyses, reportages ou enquêtes parus dans un certain nombre de journaux - étrangers pour la plupart. Ce que nous savons désormais sur ce qui s’est passé au printemps 1999 et sur ce qui est advenu depuis apporte un terrible démenti à ce qu’il faut bien appeler une opération de propagande. Bien sûr, je ne généralise pas : on a pu lire de bonnes choses dans L’Humanité, dans Le Figaro, dans Marianne, dans des éditoriaux du Nouvel Observateur, etc., mais nous sommes loin du compte par rapport à la presse étrangère.

Il y aurait donc, selon vous, une sorte de " spécificité française "...

Dominique Vidal. A l’époque de la guerre, il n’y a pas eu de grande différence entre la plupart des grands médias français et étrangers, si ce n’est de tonalité : ici, l’on avait l’impression de se heurter à un mur ; ailleurs, on a pu noter davantage d’ouverture et de sang-froid. Un exemple : le fameux plan " Fer à cheval " présenté comme une preuve accablante de la préméditation des crimes serbes et " dévoilé " par Joschka Fisher et Rudolf Sharping, dont on sait aujourd’hui qu’il est plus que sujet à caution... Si l’on va sur Internet, on ne va trouver, en français, que des versions présentant alors ce plan comme avéré, alors qu’en Allemagne ou dans des pays de langue anglaise se publiaient déjà à l’époque des articles mettant en doute sa réalité. Dans un second temps, notamment depuis l’été 1999, la différence s’accentue : en France, une terrible difficulté à l’autocritique ; à l’étranger, massivement, et dans de grands journaux " politiquement corrects ", des enquêtes critiques, accumulant les preuves contre les arguments avancés par l’OTAN. Je pense, en particulier, au Wall Street Journal, à El Païs, à Der Spiegel, à The Guardian, etc.

Vous affirmez que, " l’aune des buts qu’affichait l’OTAN, l’opération se solde par un échec "...

Dominique Vidal. A vrai dire, il ne reste presque rien des arguments avancés au moment de la guerre. On nous a dit : " Le régime de Slobodan Milosevic est responsable de la guerre parce qu’il a refusé de signer les accords de Rambouillet " ; on sait aujourd’hui que les Etats-Unis entendaient soit mettre les Serbes à genoux en leur imposant le déploiement au Kosovo d’une force de l’OTAN dotée d’un droit de passage dans l’ensemble de la fédération yougoslave, soit bloquer la négociation afin de déboucher sur l’intervention. On nous a dit : " Un génocide est en cours, il faut l’arrêter ", on sait maintenant que, selon les rapports du TPI pour l’ex-Yougoslavie, 2 108 cadavres ont été exhumés de la terre du Kosovo et que 4 266 Kosovars albanais ont été déclarés disparus par leurs proches. Il y a donc eu des massacres, cela ne fait aucun doute. Les forces militaires et paramilitaires serbes se sont souvent comportées d’une manière barbare, comme en Bosnie. Mais de là à parler de génocide... On nous a dit : " Oui, mais l’épuration ethnique avait commencé. " Certes, mais le rapport de l’OSCE indique : " Les tueries sommaires et arbitraires devinrent un phénomène généralisé dans tout le Kosovo avec le début de la campagne aérienne de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie dans la nuit du 24 au 25 mars. " Quant à la victoire militaire de l’OTAN, le rapport secret de l’aviation américaine révélé par Newsweek nous apprend que " les bombes alliées ont détruit 14 tanks, et non 120, 18 transports de troupes blindés, et non 220, 20 pièces d’artillerie, et non 450 ". Bref, ce qui a fait céder le régime serbe, ce sont les coups portés non à ses forces militaires, mais à la population civile par une politique de caractère terroriste...

Le mot n’est-il pas exagéré ?

Dominique Vidal. Il faut bien employer cet adjectif, sauf à considérer que la destruction systématique de tout ce qui contribue à la vie - ou plutôt à la survie - d’un peuple ferait partie des lois " normales " de la guerre... Voilà pour la guerre. Mais l’après-guerre souligne également l’hypocrisie des Occidentaux. On nous parlait de " Kosovo multiethnique ", les 800 000 Kosovars albanais expulsés y sont revenus, mais on en a expulsé brutalement 250 000 Serbes et Tziganes. On nous parlait d’un " Kosovo démocratique " ; or, l’UCK a tout fait pour monopoliser le pouvoir en s’appuyant, d’une part, sur les mafias en tout genre et, d’autre part, sur les forces militaires reconverties dans le TMK, d’ores et déjà accusé d’assassinats (pas seulement de Serbes, mais de Kosovars albanais modérés), d’extorsion de fonds et autres délits. On nous disait : " Tout cela va permettre de chasser Milosevic du pouvoir " ; mais il s’y cramponne, face à une opposition qui s’organise, mais reste divisée et discréditée par la manière dont l’Occident l’a soutenue - je pense à l’aide en fioul apportée aux seules villes qu’elle dirigeait. On nous parlait de " stabilisation de la région " ; en fait, les menaces d’affrontements se sont multipliées : entre la Serbie et le Monténégro, mais aussi entre Kosovars albanais et serbes à Mitrovica, sans oublier ce que certains médias nomment bizarrement le " Kosovo oriental ", cette partie du sud de la Serbie où une organisation proche de l’UCK tente de développer une lutte armée. Si le régime de Slobodan Milosevic - acculé soit par son opposition, soit par la pression externe - voulait se lancer dans une nouvelle fuite en avant, toutes les conditions, ou presque, en seraient malheureusement réunies. Nous sommes entrés dans une nouvelle zone de tempêtes dans la région.

Vous parlez souvent de " la presque totalité des médias ". Or il semble que le paysage soit tout de même plus contrasté aujourd’hui qu’il ne l’était au moment de la guerre...

Dominique Vidal. Je distinguerais quatre sortes de réactions. D’abord, il y a celles qui se sont déjà dit à l’époque - ou se disent depuis - que " trop, c’est trop ", et poursuivent un travail d’enquête, d’investigation et d’analyse : je pense, par exemple, à l’article d’Elisabeth Lévy dans la revue Le Débat [1]. Ensuite, il y a celles qui ont été favorables à la guerre et qui, avec courage et lucidité, tirent des leçons de ce qu’elles ont appris, comme l’éditorialiste William Pfaff dans The International Herald Tribune du 11 mai dernier : " Les révélations de Newsweek sur les mensonges de l’OTAN quant à sa guerre de bombardement du Kosovo posent une question : quels autres mensonges nous a-t-on racontés ? (...) Qu’allons-nous encore apprendre sur ce qui s’est passé au Kosovo avant l’intervention de l’OTAN ? Sur la connexion américaine avec l’UCK et la promesse qui lui aurait été faite, s’il y en eut une ? Qu’en est-il de la diplomatie qui a conduit à la guerre et de celle qui y a mis un terme ? " Troisième type de réactions, ce que j’appellerais "l’entre-deux" : ainsi, Le Monde, amené à revenir sur ce qu’il avait affirmé, fournit à ses lecteurs, parfois avec retard, des éléments qui démentent ses propres assertions, mais sans jamais rappeler ce que ces dernières furent : il a par exemple évoqué en avril la mise en doute de l’existence même du plan Fer à cheval par le général allemand Heinz Loquai, mais sans signaler qu’à l’époque il avait fait sa " une " sur ce " plan ", qui plus est sans utiliser le conditionnel... Enfin, il y a ceux qui, parmi les partisans de la guerre, se cramponnent à leurs positions désormais indéfendables et pratiquent - c’était le cas, le 3 mai, de la tribune du Monde signée d’Alain Brossat, Muhamedin Kullashi et Jean-Yves Potel - une forme de terrorisme intellectuel : ils dénoncent le " révisionnisme " de tous ceux qui s’attachent à rechercher la vérité sur la guerre du Kosovo. Démarche paradoxale : ces pourfendeurs de " négationnisme " nient en bloc tous les faits dont j’ai parlé, jusqu’à théoriser leur autisme en se plaignant, je les cite, d’" un chantage à la preuve formelle " et d’un " pédantisme de l’exactitude "...

Devrait-on, plus qu’avant, " se méfier " des journalistes ?

Dominique Vidal. Je n’aime pas beaucoup qu’on s’en prenne globalement aux journalistes : on glisse vite vers des généralisations abusives, en oubliant trop facilement les conditions dans lesquelles les journalistes sont amenés à exercer aujourd’hui leur métier. Que l’on me comprenne bien : chacun est responsable de ce qu’il fait et aucun des problèmes que je vais évoquer ne permet d’exonérer qui que ce soit de ce qu’il a dit, écrit ou montré. Cela étant dit, on ne peut pas réfléchir à ce qui s’est passé sans prendre en compte plusieurs éléments. Tout d’abord, le rapport entre les médias, le pouvoir et l’argent. L’évolution accélérée qui a conduit la plupart des moyens d’information à tomber dans la nasse de grands groupes industriels ou financiers se paie : personne ne sera étonné d’apprendre que les journaux qui sont la propriété de marchands d’armes ont été favorables à la guerre ! Ensuite, et pour une part en raison de cette intimité, on constate une influence beaucoup plus forte du pouvoir politique sur les médias, a fortiori quand il y a consensus dans la classe politique, et surtout en période de " cohabitation ". Troisième aspect : le mode de sélection et de formation des journalistes pose un problème sérieux. Issus d’un milieu social privilégié, nombre d’entre eux passent par le moule de Sciences po et des écoles de journalisme. Rien d’étonnant si, parmi ces jeunes professionnels, baignés d’idéologie dominante, on compte de moins en moins de " rebelles "... Enfin, il faut bien voir que les rédactions, tous médias confondus, sont de moins en moins nombreuses, avec de moins en moins de " spécialistes " : si vous envoyez au Kosovo quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds dans les Balkans, vous pourrez lui faire raconter davantage de bêtises qu’à un fin connaisseur de la région qui saura, par exemple, que l’UCK est un mélange d’anciens " enverhodjistes " - issus de la direction la plus stalinienne du mouvement communiste européen - et d’anciens de l’extrême droite et de purs mafieux... A tout cela, il faut ajouter les effets de la précarité, la difficulté de s’opposer à une hiérarchie lorsqu’on n’a pas de contrat, mais aussi le manque de temps pour lire, pour se cultiver. Voilà qui explique la dégradation de la capacité critique de la profession et sa dérive vers le spectaculaire et l’à peu près, dans le cadre d’une course de vitesse absurde : nous sommes aux antipodes d’Albert Londres et même de Pierre Lazareff - sans oublier, bien sûr, Hubert Beuve-Méry...

Le titre même de votre ouvrage fait référence à " l’opinion ". L’estimez-vous manipulable au point d’avoir abandonné tout sens critique au moment du conflit ?

Dominique Vidal. Il ne faut pas prendre les gens pour des idiots ! Ce qui me frappe, justement, c’est que le bourrage de crâne à propos du Kosovo a visé une population, en France et dans toute l’Europe, qui était plus que partagée vis-à-vis de la guerre. C’est pour cela que l’OTAN, les gouvernements et les médias partisans de cette opération ont eu recours à l’instrument reconnu comme le plus efficace, à savoir l’émotion, et en l’occurrence l’émotion née de la situation des réfugiés. Je ne crois pas du tout qu’il faille hausser les épaules devant cette réalité : nous avions effectivement devant nous des gens qui souffraient, des familles martyrisées, des enfants qui avaient perdu leurs parents... L’effet a été d’autant plus important qu’existait un sentiment de culpabilité à l’égard de ce qui s’était passé en Bosnie. Pour des millions de gens, l’idée qu’on avait laissé faire alors une épuration ethnique épouvantable et des massacres sans nom, sans que les gouvernements occidentaux n’aient rien fait - d’où ce sentiment rétrospectif d’impuissance et de honte - a donné à cette émotion suscitée par le sort des réfugiés un fort impact politique. C’est pourquoi tant de gens se sont dit : " Cette fois, on ne laissera pas un génocide s’accomplir "... D’autant que les hommes politiques, comme les médias, ont usé et abusé, chez nous, de la référence permanente à la Seconde Guerre mondiale : avant la guerre, on a traité de " munichois " ceux qui lui étaient opposés ; lorsque les bombardements ont commencé, le mot " génocide " est apparu dans la bouche des principaux dirigeants occidentaux ; et maintenant, on l’a vu, certains osent taxer de " négationnisme " ceux qui tentent un bilan sérieux de la guerre. Qu’on me comprenne bien : si le génocide des juifs a, pour moi, une spécificité irréductible, les victimes d’Auschwitz, comme le dit Paul Ricœur, " sont par excellence les délégués auprès de notre mémoire de toutes les victimes de l’Histoire ". Pour la petite communauté albanaise, 2 108 morts, 4 266 disparus, c’est énorme ! Mais si l’on veut parler de génocide dans ce cas, il faut inventer un autre mot pour la Shoah, les Arméniens, les Khmers, les Rwandais, sans oublier les Indiens d’Amérique...

Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran et Cyrille Poy

(1) Serge Halimi et Dominique Vidal : L’opinion, ça se travaille (Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo), Editions Agone, collection Contre-feux, 98 pages, 35 francs.

 
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Notes

[1" Kosovo, l’insoutenable légèreté de l’information ", par Elisabeth Lévy, Le Débat n°109, mars-avril 2000. (Note d’Acrimed)

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