La politique d’apartheid et de " purification " menée au Kosovo a fait l’objet d’une condamnation quasi-unanime. Pourtant, au moment où l’Otan commence les bombardements, il n’existe, semble-t-il, qu’une alternative : pour ou contre cette guerre ? Une option simple, dans son énoncé, mais qui pouvait être complexe dans ses motifs. Etait-il dès lors indipensable d’aligner la simplification de l’analyse sur la sobriété du choix, au risque de falsifier les faits et de tronquer les explications ? Question qui s’adresse moins aux gouvernements et aux militaires - qui pourrait s’étonner qu’ils fassent leur travail à grand renfort de désinformation ? - qu’aux journalistes, ou du moins à bon nombre d’entre eux.
Il suffit de parcourir " le sottisier du mondialisme " réuni par David Matthieu : la démonstration est accablante. Ce répertoire satirique de déclarations des politiques et des militaires, des intellectuels-journalistes et des journalistes-intellectuels, réparties en rubriques et ironiquement surtitrées laissera incrédule, même celui qui croyait que le pire en matière de propagande est toujours possible, puisqu’il existe ailleurs : du côté du gouvernement de Milosevic et des journalistes à sa solde. Mais cette revue de presse impitoyable, scandalisée par les " bobards " de l’OTAN et les légèretés des journalistes qui les ont relayés, amalgame, au risque de tout niveler, des propos inégalement indignes ; elle met en scène une collusion générale, sans distinctions ni explications. Elle paie le prix de la satire et du sarcasme : une petite musique circule entre les citations qui finit par agacer les oreilles.
C’est une musique différente, mais beaucoup plus insistante, qui court entre les pages de l’ouvrage de Michel Collon. Son démontage de la propagande de l’OTAN et des déformations, voire des falsifications, de l’information véhiculées par la majeure partie de la presse est éloquent. Mais à trop accumuler de silences derrière tant de dénonciations , la critique de Michel Collon perd vite la crédibilité qu’elle a cru gagner à grand renfort de précisions, notamment quand elle ne trouve à reprocher à Milosevic que d’avoir - pour préserver les acquis du socialisme ? - cédé à la tentation d’un nationalisme un tantinet criminel.
Ces deux livres invitent à réfléchir sur les conditions de la critique des médias. Analyser ce qu’ils disent et prendre position sur ce dont ils parlent supposent deux démarches en principe, distinctes, même par temps de guerre. Il reste qu’un point de vue politique partial que l’on est en droit de récuser peut mettre à jour de salubres vérités, fussent-elles partielles. Mais force est de constater que le soutien à l’intervention de l’OTAN détourne ses avocats, du moins en France, de tout inventaire critique des dérives du journalisme de guerre. En revanche, tourner en dérision ou, pire, céder à la contre-propagande, c’est peut-être tomber dans le piège tendu par ce journalisme-là.
C’est ce piège que Claude Guillon parvient à déjouer. Si on laisse de côté - bien qu’elle soit instructive - la polémique interne à la " mouvance libertaire " à laquelle l’auteur appartient, on peut retenir trois aperçus parmi bien d’autres. D’abord la critique des effets de " l’hallucination cathodique " au cours de la guerre : comment le témoignage - irrécusable - des images - a prétendu représenter toute la réalité et a servi d’alibi à une démission, parfois délibérée, de toute forme de rationalité. Ensuite, l’analyse des effets de censure qu’une telle présentation a favorisés au sein même d’une profession dont les porte-parole autoproclamés affichent des prétentions pédagogiques. L’examen, enfin, précisément argumenté, du " néocolonialisme " sous-jacent à l’intervention, dénié par les principaux éditorialistes qui se sont prévalus des motivations strictement humanitaires affichées par l’OTAN.
C’est une autre approche que nous proposent Raymond Clarinard et Julien Colette. L’ouvrage s’ouvre par la reconstruction, à partir des témoignages de Serbes, de Russes, d’expatriés ou de témoins directs, du récit d’une guerre que ces témoins " croient avoir vécue ". Cette " composition artificielle " vise à souligner " l’énorme divergence " existant avec la guerre " dont ont témoigné les médias occidentaux ". L’exercice serait efficace si l’on en comprenait clairement l’intention. En revanche, la deuxième partie - beaucoup plus convaincante - détaille la bataille de l’information : celle de Belgrade et surtout celle de l’Otan, avant de s’interroger sur l’éventuelle " complicité " des médias. Mais cette notion (dont les auteurs n’abusent pas) n’ explique rien, quand elle n’est pas franchement dangereuse. Faut-il rappeler que pour L’Evénément, tous ceux qui s’opposaient à la guerre de l’OTAN étaient des " complices de Milosevic " ?
Il arrive que certains journalistes ne contestent pas l’existence des falsifications. Mais toutes les objections se fracassent sur un unique argument : il n’existait pas d’autre solution, pour stopper l’épuration ethnique, que le recours à la guerre. C’est, encore et toujours, esquiver tout examen critique. Un journaliste partisan de la guerre n’était pas professionnellement obligé d’accréditer la version de l’OTAN sur la situation au Kosovo à la veille de l’intervention, sur le prétendu plan " fer à cheval ", sur " l’honnête solution de Rambouillet ", sur la légalité de l’intervention, sur le nombre de victimes, sur la véritable nature des cibles et des effets des bombardements. Ce même journaliste n’était pas davantage contraint de minorer les motivations économiques, géopolitiques et militaires sous-jacentes aux envolées humanitaires, que le scalpel analytique de Noam Chomsky a permis de disséquer. Comme il n’est pas contraint d’apporter sa caution à la campagne hargneuse, voire haineuse, qui impute, sans aucun respect pour les mots et ce qu’ils dénoncent, un " révisionisme avéré " et un " négationisme rampant " à tous ceux qui, au lieu de nier les faits, les rétablissent et qui, plutôt que de banaliser le crime, tentent de le saisir et de le dénoncer dans sa singularité.
Pour la plupart des journalistes dominants, l’autocélébration indécente, commencée au plus fort de la guerre a pour contre-partie la condamnation vengeresse, un an après. Comment expliquer les dérives de l’information que cherche à masquer ce cumul d’un plaidoyer et d’un réquisitoire ?
Régis Debray qui - avec d’autres - vient une nouvelle fois de faire les frais de la condamnation, ne fournit peut-être pas une réponse vraiment satisfaisante, mais il ménage de nombreuses ouvertures. On peut ne pas partager l’idée directrice de son essai - le passage du pouvoir spirituel, essentiellement religieux, des mains du clergé à celles des journalistes, devenus les nouveaux " fonctionnaires du sacré social " - et relever cependant des aperçus suggestifs qui ne dépendent pas strictement de cette idée : l’affermage des organes d’information à " une poignée d’intervenants " qui cumulent, au sommet de la profession, les prestiges du journalisme et ceux de l’essayisme ; la modification des rapports entre le pouvoir symbolique de la presse et le pouvoir politique des gouvernements, qui rehausse le rôle de légitimation du premier ; la conversion des titres du militantisme en atouts du journalisme, etc... etc... etc. On suivra surtout Régis Debray quand il s’efforce de montrer comment l’idéal des droits de l’homme peut dégénèrer en idéologie : une idéologie qui sanctionne l’effondrement de tout point de vue politique, au profit d’un succédané de politique-morale-pour-éditorialistes. Qu’importe alors la vérité pour peu qu’on ait la certitude. Qu’importe les faits pourvu qu’on ait l’ivresse de pouvoir prendre une pose avantageuse, toutes fleurs moralisantes au bout du fusil.
Henri Maler