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"Le Monde" et la culture

Marketing libéral-choc et commentaire radical-chic

Quand paraît IBM et l’Holocauste du journaliste Edwin Black, Le Monde participe avec ardeur au lancement marketing qui, quoi que l’on pense de l’ouvrage, en pollue la réception. Mais Le Monde, dont le sens moral, ne peut pas être pris en défaut, en profite pour mettre en cause le malaise que suscite … le spectaculaire-marchand et détourner la critique de la culture par Walter Benjamin. En deux épisodes [*].

Marketing libéral

La publication du livre du journaliste Edwin Black IBM et l’Holocauste ne pouvait pas laisser indifférent . Sans doute est-ce en raison de l’importance de cet ouvrage que Le Monde lui a consacré une double page ... et a accepté de participer à l’opération de marketing qui a présidé au lancement du livre.

Dans Libération, on pouvait lire l’article confraternel suivant, rédigé par Odile Benyahia-Kouider, sous le titre "Un succès marketing" :
« On ne sait pas encore si IBM et l’Holocauste sera un best-seller, mais il remportera sûrement la palme du "lancement le mieux orchestré de l’année". Lorsque le livre a atterri dans les rédactions, hier matin à 6 heures, quasiment personne n’avait eu vent de l’affaire. (...) L’exclusivité a été négociée, contre rétribution, avec quelques médias. Ainsi, l’éditeur français Robert Laffont a démarché Le Monde et, moyennant finances (10 000 francs dit-on), l’a autorisé à en reproduire quelques extraits et à avoir connaissance des épreuves avant ses concurrents. L’Express a obtenu l’interview exclusive de Black, en partie diffusée dès hier sur son site web. Côté télé, c’est TF1 - "la plus à même de diffuser largement le livre", reconnaît l’éditeur - qui a été choisie pour faire "un sujet" au 20 heures. (...) »

(Première publication : février 2001 - titre modifié)

Commentaire radical

Ainsi la publication du livre d’Edwin Black, IBM et l’Holocauste est-elle soutenue par une opération de marketing qui suscite, pour le moins, un léger malaise. Mais il a donné à l’éditorialiste anonyme du Monde l’occasion de nous gratifier d’une très morale leçon d’histoire.

Sous le titre "Modernité et barbarie", on pouvait lire dans notre "quotidien de référence" du 13 février 2001, ceci :

« Le recours au spectaculaire pour entretenir le souvenir de l’abomination suscite toujours un peu de gêne et d’embarras. »

Dont acte : c’est également vrai des mises en page spectaculaires et des exclusivités extraordinaires de certains quotidiens.

« Crime des crimes, le crime contre l’humanité est suffisamment sidérant, au sens propre, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rajouter dans l’excès. (...).C’est donc cette gêne et cet embarras que l’on ressent après avoir lu le livre-enquête d’Edwin Black, IBM et l’Holocauste. Peut-on vraiment réduire, en un stupéfiant raccourci, l’ampleur de la « solution finale » à « l’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine » ? L’extermination de six millions d’hommes, de femmes et d’enfants peut-elle être résumée à un scénario « technique » où IBM, ses machines mécanographiques Hollerith et ses cartes perforées joueraient un rôle essentiel, sinon principal ? Le démographe Hervé Le Bras et l’historienne Annette Wieviorka ont exprimé ici même (Le Monde du 13 février) leurs doutes et leurs réserves. Mais en les accompagnant d’un hommage à ce que le travail d’Edwin Black apporte de neuf et qu’éclipse, paradoxalement, sa thèse par trop spectaculaire : la mise en évidence, à partir d’archives le plus souvent inédites, de la longue collaboration entre IBM et le nazisme, sans scrupules ni états d’âme. »

Question : Le spectaculaire-marchand est-il vraiment "paradoxal" ?

« Ce seul fait-là devrait suffire en ce qu’il nous redit pour l’avenir. Ainsi donc la barbarie peut faire bon ménage avec la modernité : l’ancêtre de l’ordinateur, de cet instrument qui au coeur de la modernité d’aujourd’hui, a accompagné l’horreur et l’inhumanité d’hier. « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie » : cette phrase terrible est venue, en 1940, sous la plume de Walter Benjamin, avant qu’il ne se suicide à la frontière franco-espagnole, de crainte d’être livré aux nazis. »

Walter Benjamin mobilisé par le quotidien qui couvre d’éloges Alain Minc : c’est du radical-chic au service du libéral-choc !

« C’est cette leçon-là qu’il nous faut retenir et que nous rappelle aujourd’hui l’histoire d’IBM : la modernité, la culture, l’industrie, la technique, la science, l’économie, la finance, la richesse, etc., ne sont pas, en soi, des antidotes suffisants à la barbarie de l’homme. »

Pauvre Benjamin ! Dans la liste des "documents de la culture" : l’économie, la finance, la richesse ! Ainsi les documents auxquels sont consacrées les pages du Monde les plus nombreuses et les plus complaisantes ne seraient pas des antidotes au mal dont ils témoignent et qu’ils suscitent … Ce mal qui, sous la plume de l’éditorialiste moralisant devient (BHL, au secours !) la " barbarie de l’homme " en général.

« Le progrès économique, technique, scientifique ne suffit pas à nous prémunir contre notre inhumanité. Une leçon qui vaut aussi bien pour le génocide rwandais, d’une planification méthodique et systématique, renvoyant à notre modernité et non pas à d’ancestrales violences africaines ; que pour les crimes commis en ex-Yougoslavie sous la direction symbolique d’un banquier (la profession de Milosevic) et d’un psychiatre (celle de Karadzic), deux métiers qui symbolisent notre fin de siècle. »

La profession de banquier, symbole de la barbarie ? Le Monde cède manifestement à l’anticapitalisme vulgaire... Le métier de psychiatre, symbole de "notre fin de siècle" ? Le Monde cède visiblement à l’antipsychiatrie libertaire...

(Première publication : février 2001 - titre modifié)

 
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Notes

[*Prélevés, sans modification, dans une ancienne présentation chronologique du Monde des années 1999-2002 : la date de publication antérieure est indiquée à la fin de chacun d’entre eux.

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