Novlangue...
L’armée israélienne porte, dans la novlangue inépuisable du journalisme dominant, le nom familier qu’elle se donne ou que les israéliens lui donnent : Tsahal. Langue rugueuse pour nos oreilles occidentales, l’arabe ne met pas à la disposition des journalistes de termes aussi doux et exotiques.
Un film, Tsahal, réalisé par Claude Lanzmann il y a plusieurs années avec le dessein de glorifier l’armée israélienne, a contribué à la popularisation de ce nom en France.
Dans le cadre de l’émission « Le téléphone sonne » sur France Inter, David Pujadas (France 2), Jean-Marie Charon, Bertrand Vannier (France Inter) et Edwy Plenel (Le Monde) réagissent au traitement du conflit par les médias. Interrogé par un auditeur, Frédéric, sur l’utilisation, partisane, par les journalistes du nom de « Tsahal » pour parler de l’armée israélienne, Bertrand Vannier répond :
« C’est un débat que nous avons eu à la rédaction de France Inter. Tsahal, je ne le savais pas, c’est un acronyme. Alors, je ne parle pas hébreu, cela veut dire TSva Hagana LéYisraël, l’armée de défense d’Israël. Nous avons eu ce débat et j’ai demandé aux journalistes de la rédaction de France Inter de ne plus prononcer le mot de " Tsahal " quand ils parlent de l’armée israélienne car il y a risque de confusion à partir du moment où les Israéliens donnent - ce qui était un acronyme, ils en ont fait une sorte de surnom, diminutif affectueux pour l’armée qui est centrale, essentielle à l’Etat d’Israël - et donc je préfère que sur France Inter nous n’utilisions plus le terme de Tsahal. » (souligné par nous)
Quand on l’accuse de partialité pro-palestinienne, Plenel, offusqué, réplique : « Nous avons écrit qu’Arafat ne voulait pas la paix. » C’est exact. Dans le cours de l’émission, Plenel, très critique de Sharon, précisera : « Tsahal a annoncé près de 150 morts sur Djenin. » Le Monde daté du 13 avril 2002 utilise deux fois le terme de « Tsahal » dans l’article de « une ». Page 2, un article est titré : « Tsahal admet que des centaines de personnes ont été tuées ou blessées. » L’utilisation de « Tsahal » est très habituelle dans ce quotidien et ailleurs.
« Tsahal » donc, depuis plusieurs mois, se livre à des « représailles » et à des « ripostes », en réponse aux attentats-suicides. Vocabulaire de l’auto-défense qui explique, par le simple choix des mots, le « cycle de la violence » qui ne serait en rien imputable à la violence de l’occupation israélienne et à l’offensive du gouvernement d’Ariel Sharon visant, depuis le début, à enterrer les accords d’Oslo et à détruire l’Autorité paletinienne.
Les informations expéditives de la télévision usent et abusent de ce vocabulaire… et trouvent dans Le Monde une caution « de référence ». Ainsi, dans un article de « une », du 9 mars, on peut lire, repris de l’article que ’lon peut lire en page 2 : « Un cycle ininterrompu d’attentats et d’attaques palestiniennes et de représailles israéliennes - les plus brutales depuis septembre 2000- a fait plus de cent morts en quelques jours. » En revanche, se conformant ainsi à la réalité, Gilles Paris, dans un article du Monde daté du 13 mars 2002 écrit : « A quelques heures de l’arrivée de l’émissaire américain Anthony Zinni (...) Israël a poursuivi ses offensives militaires d’envergure contre les zones autonomes palestiniennes. » Des offensives qui, ainsi présentées, ne sont pas de pures actions de représailles.
L’action de « Tsahal », dans la langue du certains journalistes, consistait, au début de la nouvelle phase de la guerre sans nom, en « ré-occupations » des territoires occupés. Nous dira-t-on jamais comment l’on peut ré-occuper ce que l’on occupe déjà ? Mais peut-être ne s’agit-il que de la "ré-occupation" des quelques enclaves urbaines concédés aux palestiniens. En effet, en dehors d’elles, les forces israéliennes se bornaient à contrôler 500 " check point " et les routes stratégiques (interdites à la circulation des palestiens)… Comme de simples observatoires et de libres voies de communication ?
Il est vrai que nous savions déjà qu’il existe sur le territoire palestinien de simples « implantations », à la rigueur des « colonies », mais sans qu’il soit toujours nécessaire de parler de colonisation et encore moins de colonialisme.
Quand il n’est pas question de « ré-occupation », on parle - comme l’administation américaine - des « incursions » : version euphémisée d’une invasion qui n’en mériterait pas le nom. Mais qui bénéficie peu à peu de deux nouveaux vocables : « offensive » et « opérations », au moment même où ils sont déjà en retard sur la nature des actions de l’armée israélienne. Or c’est déjà le cas quand Le Figaro du 4 avril titre (en page 2) : « Israël poursuit son offensive en Cisjordanie ». Mais que dire lorsque l’on entend sur LCI, mercredi 10 avril à 13h30 : « A Jenine, l’opération continue » ? Pourquoi avaliser ainsi le langage militaire de l’armée israélienne, alors qu’il s’agit manifestement de l’invasion massive d’un territoire déjà largement occupé par les forces israéliennes ?
Par un tour de magie guerrière, les victimes « israéliennes » - indubitablement « "civiles et innocentes » - des attentats-suicides, perdent tout qualificatif quand elles sont palestiniennes. Un exemple parmi d’autres : Pierre-Luc Séguillon (éditorial de 13h50 sur LCI, mercredi 8 avril), à propos du dernier attentats, parle des « victimes civiles innocentes des attentats dont les (sic) Palestiniens ont fait le moyen de leur résistance ». Mais omet de parler des « victimes civiles innocentes de l’invasion miltaire », dont il serait évidemment simpliste de dire que « les Israéliens ont fait le moyen de leur occupation ». D’ailleurs, toujours sur LCI, le même jour, si l’on prend soin de préciser, en parlant des 13 réservistes israéliens tués à Jenine, qu’il faut en rapporter le chiffre à celui de la population d’Israël, il suffit, pour parler des victimes palestiniennes, d’évoquer au conditionnel un « bilan entre 100 et 200 morts », dont le chiffre ne doit être rapporté à rien.
Comment désigner le bâtiment, cerné par une armada de chars dans lequel Arafat et ses conseillers sont enfermés ? C’est un « bunker », ainsi que nous l’apprend un titre du Figaro (lundi 15 avril) : « Rencontre sans résultat dans le bunker d’Arfafat ». D’où l’on peut conclure que tout bâtiment cerné par une armée quelconque se transforme ipso facto en « bunker ». La veille, la présentatrice du journal de France 2 avait mentionné, non sans brio, « le bunker où le leader palestinien est retranché ».
Et cela au moment même où, se refusant à parler de « massacre » pour désigner les effets de l’action américaine à Jenine, la prudence impose à la plupart des journalistes de n’avoir aucun mot pour désigner les tueries dont ils font eux-mêmes état.
« Dérives »
Grand analyste des mots de la guerre, Le Monde condamne vigoureusement les « dérives » du gouvernement d’Ariel Sharon et de l’armée israélienne. Dans un éditorial, daté du 11 avril 2002 - « Les mots de Sharon » -, on peut lire ceci :
« Il y a d’abord, la dérive des mots, et elle n’est pas la moins grave. Quand Ariel Sharon assure, comme il l’a fait mardi 9 et mercredi 10 avril, qu’il mène en Cisjordanie une guerre pour la "survie" d’Israël - il a aussi parlé de celle du peuple juif -, il assène une énorme contre-vérité. Si ignoble et monstrueux, à tous points de vue, que soit le terrorisme palestinien, la survie d’Israël n’est pas en jeu dans l’affrontement en cours. »
Mais se souvenant qu’Ariel Sharon est réputé pour être très émotif, notre éditorialiste poursuit : « Le premier ministre israélien a peut-être parlé sous le coup de l’émotion provoquée par un nouvel attentat-suicide. »
Et se souvenant également de l’usage intempérant du terme de « génocide », lors de la guerre du Kosovo, Le Monde précise : « Mais sa façon de galvauder les mots, d’en tordre le sens, n’est pas neutre ; elle est la marque de tous les extrémismes. »
Car une dérive en entraîne une autre : « Si la "survie" du pays est en jeu, alors tout est justifié... Et, notamment, la dérive qui s’ensuit, celle de la politique du pire (...) »
Contre ces « dérives » une seule solution : la « médiation » . Tel est en effet le nom que porte l’intervention équidistante et équilibrée, comme chacun l’a remarqué, dans le conflit, du gouvernement américain… Ainsi donc voici la politique du pire : « (…) A quelques heures de l’arrivée du secrétaire d’Etat américain à Jérusalem, jeudi, M. Sharon s’emploie à torpiller à l’avance sa mission de médiation. »
Plus loin, on peut lire encore : « M. Nétanyahou emploie lui aussi des mots et des métaphores inquiétantes, quand il parle d’ "éradiquer" le terrorisme, de "purger" les territoires et insulte à demi-mot l’ensemble des gouvernements européens. Mais cette dérive sémantique correspond, là encore, à une dérive politique à Jérusalem. »
Grand analyseur des options sémantiques bélliqueuses qu’il comprend comme des « dérives », Le Monde semble aveugle à ses propres options sémantiques… et politiques.
Toutes ces désignations - mondesques ou non - sont déjà des explications.
Un dernier exemple parmi des centaines d’autres. Dans Le Monde du samedi 7 et du dimanche 8 avril 2002, on pouvait lire le titre suivant : « Dans Ramallah, entre snipers israéliens et activistes pacifistes, la population profite d’une courte levée du couvre feu. »
Passons pudiquement sur l’absurdité ou l’imbécillité de la présentation d’une population prise entre des militants désarmés venus pour la protéger et des militaires prêts à tirer. La population serait prise entre des « snipers » et... des « activistes ». Le vocabulaire, une fois encore, mérite un temps d’arrêt. Des « snipers » : ce terme qui désigne vaguement « tireurs isolés » remplace opportunément des expressions qui figurent dans le corps de l’article de Bruno Philip (qui n’est pas forcément responsable du titre…) : « tireurs d’élite de l’armée israélienne » et « soldats qui tirent sur les ambulances ». Quant à « activistes », cela vous a un petit air péjoratif…
Ce n’est pas tout : forts du certificats d’innocence qu’ils délivrent aux mots qu’ils emploient, nombre de journalistes trouvent que les images sont coupables. A suivre ...
La suite : Des images coupables ?
Documentation : Acrimed et PLPL.
( Première rédaction : 9 avril 2002 - Actualisations : 14 et 16 avril 2002)