Lire la présentation du débat, le début de l’intervention d’Alain Lipietz.
Ça commence par un article d’Ariane Chemin paru le 8 septembre 2001. Avec une très grande honnêteté, celle-ci m’appelle début septembre : " Dites-moi, il y a un gars qui dit que vous avez rédigé le programme économique du FLNC. " Je réponds : " Non, à mon avis, non ". Mais enfin je ne peux pas en jurer puisque je sais que le programme économique du FLNC reflète assez bien - il date de 1990 ou 1989 - le discours que je tenais en général, à l’époque, sur le développement local, dans mes cours ou conférences. N’importe quel Corse pouvait lire mes articles, assister à mes cours ou conférences, et dire après qu’il s’en était inspiré. À tel point que j’ai été invité par le DESS de l’université de Corte (c’était mon premier contact avec la Corse) pour présenter mes travaux sur le développement local.
Or, expliquais-je à Ariane Chemin, trois jours avant que j’aille à Corte, j’ai reçu ce programme économique du FLNC, avec un petit mot : qu’est-ce que j’en pensais ? Et l’étudiante du DESS qui est venue me chercher à l’aéroport d’Ajaccio me dit " Il y a ici deux personnes du FLNC qui viennent d’être amnistiées et qui voudraient discuter avec vous de ce programme ". Je discute avec eux, en route, dans la voiture. Donc, ce programme, je l’avais en main parce qu’ils me l’avaient envoyé.
Ariane Chemin me dit " C’est très important. Ou bien le programme était publié quand vous avez eu cette première discussion. Ou bien c’est à cette occasion que vous avez "participé à sa rédaction". Si l’on peut établir la date à laquelle vous êtes allé en Corse, ça règle la question. " Je lui dis : " Je n’en sais strictement rien, c’est quand je travaillais sur le développement local, ça s’est terminé par un bouquin qui date de 1992, Les Régions qui gagnent ".
Ariane Chemin me rappelle deux jours après : " J’ai trouvé, vous êtes allé à Corte le 5 mai 1990 pour faire une conférence sur le développement local. " Je dis : " Parfait ! Quand est-ce que le programme est sorti ? - En 1989 ! " Donc c’est réglé. Elle fait l’article du 8 septembre en présentant les deux versions : un type nommé Stella dit que Lipietz a collaboré au programme du FLNC, Lipietz dit que non. Mais le titre du Monde est tout à fait différent : " Quand Alain Lipietz aidait le FLNC à rédiger son programme. "
Aïe ! Si je n’arrive pas à prouver que je n’ai eu aucune interaction avec le FLNC avant mai 1990, je ne peux pas prouver que je n’ai pris connaissance de ce programme qu’au moment où je suis allé à Corte. J’avais très bien pu collaborer sans le savoir avec un militant du FLNC ! Ca pouvait être un étudiant de mon DEA. Hypothèse pas idiote, puisqu’une journaliste de Corsica qui va me retirer cette épine du pied un peu plus tard, en publiant une interview du vrai rédacteur du programme du FLNC, était effectivement une ancienne étudiante de mon DEA. Ça pouvait être dans le cadre du Cedetim, où je suis souvent intervenu, en particulier sur le développement économique local. Il est tout à fait possible qu’il y ait eu quelqu’un du FLNC dans la salle à ce moment-là. Bon, je ne pouvais rien prouver.
Encore une fois, je ne vais pas faire un truc anti-Bourdieu " La télévision c’est formidable ", mais je dois reconnaître qu’encore une fois la télévision avait enquêté. Le soir même du 7 septembre, après la publication de l’article du Monde daté du 8, terrorisé, je me mets devant la télévision " Comment ça va sortir ? " Ça commence très fort sur France 2 : " Révélation du Monde ", on voit en gros plan des images d’une conférence de presse du FLNC, cagoules, kalachnikov, etc. Un petit document apparaît sur fond noir : " c’est ce document qu’Alain Lipietz est supposé avoir écrit ". Le nommé Stella, cité par Ariane Chemin, apparaît, interviewé par France 3 : " Oui, on a discuté du programme économique du FLNC avec Alain Lipietz, quand il est venu à Corte faire une conférence devant les étudiants." Pouf ! Mon principal accusateur avait " oublié " quelle était la date de publication du programme du FLNC ! D’ailleurs le lendemain, dans Le Parisien, il était également interviewé et disait que ce programme, en 1990, on en discutait, et qu’il a été publié à la fin 1990. Il se trompait simplement d’un an ; c’était fin 1989, ça n’est pas difficile à prouver.
Donc, mon principal accusateur donnait l’indication qui me manquait, c’est-à-dire confirmait qu’il n’y avait pas eu d’interaction entre le FLNC et moi avant ce voyage à Corte, huit mois après la publication du programme du FLNC ! À partir de ce moment, plus aucun journaliste honnête n’avait le droit de maintenir cette accusation.
Je passais le soir dans l’émission " On ne peut pas plaire à tout le monde ", chez Marc-Olivier Fogiel, une interview sur la question (extraits vidéo accessibles dans le Best of du 7 septembre - lien périmé). Je m’explique plus ou moins bien, des journalistes m’attendent à la sortie, à minuit je donne une mini-conférence de presse. Le lendemain, nouvelle mini-conférence de presse, etc. Je crois l’affaire réglée.
Je lis Le Monde le lendemain, (daté du 9-10 septembre). Et, comme si de rien n’était, je lis " Les révélations du Monde ", etc. Dans l’article d’Ariane Chemin il y avait deux versions, ma version est prouvée, eh bien non ! Pour Le Monde, la version officielle est l’autre ! Et, je vous l’ai lu, au 1er janvier 2002, c’est toujours le cas.
Donc à partir de ce jour-là, officiellement, pour Le Monde, dessin de Plantu en première page à l’appui, où je suis représenté en petit FLNC, je deviens définitivement l’auteur du programme économique du FLNC. D’ailleurs, en vacances entre Noël et le Jour de l’An, je suis allé en Guadeloupe, et tout le monde m’a accueilli avec déférence comme auteur du programme économique du FLNC. Je répondais : "On a beaucoup exagéré... ", mais j’ai senti qu’en Guadeloupe ce n’était pas considéré forcément comme une tare !
Bon. À partir de ce moment-là je comprends que Le Monde, ou plutôt une partie du Monde est décidée à me tailler un costume de terroriste. On entrevoit une bataille entre Béatrice Gurrey, sur le thème " C’est lui et donc c’est un scandale ", et Ariane Chemin, qui essaie de " protéger " son scoop ", en disant, le 11 septembre, en substance, plus personne ne se souvient de rien, d’ailleurs à l’époque tout le monde discutait avec tout le monde. Effectivement le PS venait d’amnistier le FLNC, et discutait avec lui, le FLNC discutait avec l’UPC pour préparer ce qui allait devenir la coalition Corsica Nazione...
Le mystérieux éditorialiste du Monde intervient le lendemain, un peu pataud, sur le thème " enfin cette histoire d’avoir rédigé le programme, c’était pas scandaleux, mais de toute façon, ce sont des bagarres internes aux Verts, ça ne nous concerne pas, ça n’est pas une question sur la Corse ". À nouveau, une partie du Monde essaie de défendre le processus de Matignon contre une autre partie qui essaie de couler et Matignon et le candidat des Verts. C’est intéressant parce que ça donne un éclairage sur l’autonomie relative des différents journalistes qui ne disent pas la même chose, des éditorialistes qui ne disent pas la même chose, en particulier les caricaturistes, la passion des journalistes pour défendre leur scoop...
Une petite anecdote à ce propos. Pendant une de ces conférences de presse où je démonte le pseudo-scoop d’Ariane Chemin, un journaliste du Journal du Dimanche me dit à la fin : " Mais, vous en avez beaucoup des histoires comme ça, dans votre passé, qui peuvent être exploitées ? - Ah la la ! J’en ai plein ! " Par exemple, un jour en 1995, dans un meeting sur la parité hommes-femmes, une Basque s’approche de moi : "Est-ce que vous pourriez venir faire une conférence pour l’Assemblée des femmes de Biscaye sur les 35 heures et l’emploi des femmes ?" Je suis d’accord. Grande salle de Bilbao, au moment où je monte à la tribune, elle me dit : " Attention, toute la direction de l’ETA est dans la salle "." Je raconte cela au journaliste du JDD. " Vous pourriez dire, lui dis-je, que j’ai rédigé le programme de l’ETA..." Eh bien, il l’a fait !
Il l’a fait. Dans le JDD du 9 septembre, Denis Boulard écrit " Il a aussi tenu, à Bilbao, des conférences devant l’Assemblée des femmes de Biscaye, une des... vitrines légales de l’organisation séparatiste et terroriste basque ETA. Lipietz le reconnaît et précise dans un rire : " On m’a prévenu qu’il y avait dans l’assistance toute la direction de l’ETA " ". L’Assemblée des femmes de Biscaye, ce sont les féministes de Biscaye, de Bilbao. Il y a des femmes de l’ETA certes, mais il y a des trotskistes, des communistes, des indépendantes. La vitrine légale de l’ETA s’appelle Batasuna. Alors je me dis " Mais il est fou ce type ". Eh bien non ! Ca marche ! En France, c’était un peu gros quand même, ça n’est ressorti nulle part. Mais dès la semaine suivante ça ressort dans The Economist : " Il a travaillé avec l’ETA ". Et quand on dit ETA en Angleterre tout le monde lit, " donc avec l’IRA ". Et, évidemment ça ne rate pas, dans la semaine qui suit The Guardian en remet une louche : " A travaillé avec l’ETA, etc.". Vous voyez comment un " scoop " qui foire dans un pays n’est pas perdu, il peut avoir un destin outre-Manche, et donc éventuellement outre-Atlantique.
La tribune du 11 septembre
Le dernier coup du Monde, définitif, a été " l’affaire de la tribune ". Les Verts décident que je ferai une tribune sur le 11 septembre. J’ai appris à ne plus faire de petites déclarations sur les sujets délicats, il faut faire une tribune. J’avais d’ailleurs quand même fait une petite déclaration à Béatrice Gurrey, où je lui annonçais, dès le 12 septembre " Vous allez voir que la Banque centrale européenne et la Banque fédérale américaine vont relâcher les taux d’intérêt pour éviter une dépression ". Ce qu’elles ont fait, mais elle n’a pas repris ça. Je savais ce que je disais, j’avais des raisons excellentes pour le dire, Le Monde aurait pu faire un vrai scoop là-dessus...
Quelques jours après, très exactement le 22 septembre, j’envoie au Monde ma tribune sur Ben Laden, après l’avoir fait tourner parmi mes amis, corrigée, etc. Le lundi suivant elle n’est toujours pas publiée, mais il m’en revient des échos : on dit dans le monde politico-médiatique que j’ai fait une tribune " scandaleuse ", " lyrique ", " tiers-mondiste ", "pro- Ben Laden"
Je téléphone à Kajman : " Au lieu de citer des extraits vous feriez mieux de publier l’intégrale, vous l’avez, vous en avez encore l’exclusivité. " Il me répond : " Mais non, puisqu’on a déjà publié des extraits ". Je lui dis : " Mais vous vous rendez compte, déontologiquement, de ce que vous êtes en train de faire ? - Écoutez, me répond-il, c’est pas très correct, mais j’ai des ordres ". Je téléphone à Jean-Michel Helvig qui tient les pages "Rebonds" de Libération : " Il n’y a que toi qui peux me sauver, en publiant intégralement la tribune. " Il me dit : " On peut faire sauter une tribune demain, ça fait 5600 signes ". Je réponds : " Non, la mienne c’est 7900 signes, et si je coupe, on va dire que c’est ce que j’ai coupé qui était scandaleux. - Bon, d’accord, on te publie, exceptionnellement, samedi."
Ma tribune est parue intégralement le week-end des 29 et 30 septembre. Les réactions sont intéressantes, maintenant qu’on a entendu le discours de Bush sur " l’axe du Mal ". Jean-Claude Maurice, dans l‚éditorial du 30 septembre du Journal du Dimanche est celui qui a réagi le plus en détail sur ma tribune. Il dit en gros : " Finalement il n’y avait rien de scandaleux dans le texte de Lipietz, mais quand il dit aux Américains "On veut bien vous soutenir pour sanctionner un crime contre l’Humanité, mais il ne faudrait pas tomber dans l’unilatéralisme, et d’ailleurs d’une certaine façon votre unilatéralisme vous a désarmé face au terrorisme." Lipietz ne se rend pas compte que justement les Américains, après ce qui leur est arrivé, se sont massivement convertis au multilatéralisme, d’ailleurs ils viennent de payer leurs cotisations à l’UNESCO, etc. " Trois mois après, on peut mesurer ce qu’il en est de la conversion des États-Unis !
Ce qui me trouble le plus c’est qu’on aurait pu avoir un vrai débat sur ce que je disais. D’ailleurs, le débat passait quand même. D’une certaine façon, j’ai entretenu pendant toute cette époque un certain débat ! Mais les trois journaux de la gauche officielle sont intervenus, eux, avec une ligne de dénigrement systématique, quoi que je dise
J’ai déjà été beaucoup trop long, mais je pourrais prendre l’exemple de Libération, début août, sur l’amnistie en Corse.
Il reprend mes trois points (donc il les a entendus), et le journaliste dit " Alain Lipietz a encore dit qu’il fallait amnistier les prisonniers nationalistes corses. Tout en soulignant avec force qu’il ne fallait pas le faire maintenant et que quand on le ferait il faudrait etc., ses déclarations sèment le trouble etc." C’est-à-dire que même quand les trois points sont cités intégralement, l’accent est mis sur : " Mais le point important, c’est qu’il est pour une amnistie.
" Vous voyez donc la façon dont, avec conséquence, ces trois journaux ont interféré dans la vie des Verts. Je rappelle toutefois qu’ils le faisaient sur un fonds de basse continue, traduite par Le Figaro : " Il n’est pas légitime, d’ailleurs les Verts non plus ". C’est quand même Le Monde qui a porté les attaques les plus dévastatrices, mais avec des divergences internes à l’intérieur du Monde, entre des "journalistes de base", Béatrice Gurrey et Ariane Chemin ne disant pas exactement la même chose, les gens qui mettaient les titres disant toujours la même chose, les éditorialistes essayant de tempérer l’attaque pour sauver le processus de Matignon face à l’angle d’attaque de l’auteur des titres.
Je rappelle aussi que s’il n’y avait pas eu, de l’intérieur des Verts, une demande pressante pour une intervention de la presse de façon à me destituer, la presse n’aurait pas pu faire ce qu’elle a fait.
Enfin, si les trois "journaux légitimes de la gauche" ont mené une attaque assez constante, quand on regarde le détail, elle n’était pas partagée par tous les journalistes, et même pas par tous les éditorialistes. Et la "presse non légitime", Match, VSD, RMC (par rapport à France Inter par exemple) me défendait plutôt. Voilà comment j’ai vécu cette période de relation étonnante avec la presse.