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Quand Libération enquête au Venezuela

Le 15 octobre 2002, "Libération publie" un article de Jean-Hébert Armengaud dont le titre (à peine corrigé par le sous-titre) résume le sens : " Venezuela : Hugo Chavez, l’impopulaire, prend l’air. Le Président, très contesté dans son pays, maintient sa visite éclair en Europe malgré les rumeurs de putsch." Quant au contenu, il est suffit d’en reproduire quelques extraits pour comprendre les réponses de Frédéric Lévêque et de Thierry Deronne que nous publions ici, avec leur autorisation, sous forme de tribunes.

Un article très " tendance"

(Les passages soulignés le sont par nous)

" (...) L’ex-commandant putschiste, auteur d’un coup d’Etat manqué en 1992, triomphalement élu en 1998 après avoir été amnistié et de moins en moins populaire depuis, dirige aujourd’hui une démocratie fragile, un pays profondément divisé entre pro et antichavistes.

Dérives autoritaristes. [Accusation de l’opposition, comme on va le lire, reprise à son compte par Libération. Note d’Acrimed]

Dimanche, le président populiste de gauche, qui se veut l’héritier du Libertador Simon Bolivar, a mobilisé des centaines de milliers de partisans dans les rues de Caracas [dans une manifestation qui, à la différence de celle de l’opposition, ne mérité pas - voir plus bas - d’être ici qualifiée de " gigantesque ". Note d’Acrimed].

Une marée humaine dans laquelle les bérets militaires à son effigie se mêlaient aux portraits de Che Guevara. La manifestation, qui s’est déroulée pacifiquement, commémorait les six mois de son retour au pouvoir, après en avoir été écarté quarante-huit heures par un éphémère coup d’Etat, le 11 avril.

Elle répondait aussi à la gigantesque manifestation de l’opposition, qui avait, elle aussi, rassemblé plusieurs centaines de milliers de personnes, jeudi, et dont le mot d’ordre était la démission de Chavez, accusé de dérives autoritaristes depuis sa réélection en 2000. L’opposition, agglutinée notamment derrière la Confédération vénézuélienne des travailleurs et la fédération des chefs d’entreprise, a lancé un "ultimatum" à Chavez pour qu’il convoque des élections anticipées, faute de quoi elle appellerait à une grève générale le 21 octobre. C’est déjà un tel mouvement qui, en dégénérant en affrontements, avait provoqué le coup d’Etat du 11 avril. (...) "

Lire l’article (lien périmé)

La lettre-réponse de Frédéric Lévêque

Bonjour, Monsieur Jean-Hebert ARMENGAUD,

Je vous écris pour vous faire part de ma désapprobation et de ma fatigue à lire des articles malhonnêtes à propos de la situation au Venezuela, du régime ’bolivarien’ et de son président.

Depuis des mois, depuis le coup d’Etat, nous sommes nombreux ici en Europe et dans le monde à passer notre temps à nous plaindre de l’information publiée par la presse sur le Venezuela.

Manipulations, incompétence, malhonnêteté, retranscription sans vérification de dépêches d’agence, on trouve un peu de tout dans les reportages publiés par vos nombreux collègues.

Je réagis ici plus spécifiquement à votre article publié ce mardi 15 octobre dans Libération "Venezuela : Hugo Chavez, l’impopulaire, prend l’air" à l’occasion de la tournée européenne du président Chavez, élu à deux reprises avec une large majorité au poste de président de la république bolivarienne du Venezuela, et renforcé à son poste par l’adoption de la nouvelle constitution particulièrement progressiste en 1999.

Ainsi, comme vous le dites, M. Chavez serait "impopulaire", "très contesté". Sur quelle donnée vous basez-vous ? Les dépêches tendancieuses d’AP ou d’AFP ? Vos contacts avec le "Bloc de la presse" local qui a énergiquement participé au coup d’Etat d’avril dernier ? Je vous avoue que quand près de 2 millions de personnes descendent dans la rue à la fin août pour soutenir le président et qu’une telle démonstration se répète un peu plus d’un mois plus tard, j’ai difficile à croire que le président Chavez soit impopulaire et si contesté ! M. Chirac et ou M. Bush sont loin de pouvoir se prévaloir d’un tel soutien, mais vous ne prétendez pas qu’ils sont "impopulaires" ou "très contestés". Croyez-vous que 7 millions (estimations officielles) de personnes seraient descendues dans la rue ici en Europe pour remettre un président à son poste ?

Pour écrire de telles affirmations, avez-vous été au Venezuela ? Avez-vous rencontré cette majorité sociale qui soutient la ’Révolution bolivarienne’ ? Etes-vous allé dans un club de golf ou dans un de ces nombreux quartiers populaires (les ’barrios’) qui entourent Caracas pour oser écrire de telles contre vérités ?

Comment osez-vous comparer une manif de soutien à Chavez avec une manif de l’opposition ? Cela n’a rien à voir !

Toutes les manifestations de l’opposition sont organisées la semaine et les contingents de manifestants sont emmenés sur place et nombreux sont ceux qui sont payés pour le faire ou pour se mettre en grève, tout cela, notamment, grâce au financement que reçoit l’opposition de nombreuses fondations (de façade) nord-américaines. Comment osez-vous mettre les deux manifestations sur le même pied ? L’une ayant lieu pour appuyer un processus de changement social progressiste et l’autre pour rétablir le vieux système corrompu, clientéliste et raciste, de parti unique à deux têtes qui a régné durant 40 ans au Venezuela. Comment peut-on traiter les leaders de l’opposition de personnes respectables ? N’ont-ils pas assez démontré, lors du coup d’Etat, à quoi ressemblait leur projet ? Comment osez parler de "dérives autoritaristes" alors que jamais il n’y eut autant de libertés au Venezuela ?

Savez-vous que les seuls prisonniers du coup d’Etat sont des personnes qui soutiennent le processus bolivarien ? Eh oui, Chavez a le gouvernement mais pas l’Etat. L’administration de la Quatrième république est toujours, en partie, en place.

Avant d’écrire un autre article sur le Venezuela, je vous conseille de vous y rendre et de rencontrer les gens qui ont été victimes des perquisitions, de la torture, les familles des militants bolivariens assassinés sur le Pont Llaguno et aux alentours du palais de Miraflores le 11 avril. Allez par exemple dans la communauté de Urachiche qui essaie tant bien que mal de récupérer des terres dans l’Etat de Yaracuy, dans la cadre du décret-loi des Terres. La loi leur a reconnu le droit d’occuper des terres en friche occupées illégalement depuis des années par une entreprise pour y développer un projet économique et social. Si le droit est avec eux, les autorités de l’"ancien régime" contrôlent encore cet Etat, ce qui explique les exactions de la police, les tortures, les disparitions, les agressions à balles réelles dont ils sont victimes. Dites-moi où sont les "dérives autoritaristes" au Venezuela ? Les leaders paysans de l’Etat de Zulia assassinés soutiennent la "Révolution bolivarienne" et c’est eux les victimes, tandis que les Ortega (CTV), les médias privés, FEDECAMARAS (l’organisation patronale) continuent leurs manoeuvres de déstabilisation en toute impunité !

Je me remémore les grands discours des médias français au lendemain du premier tour des présidentielles en avril dernier sur la sauvegarde de la démocratie. Qu’attendez-vous pour vous rendre compte que c’est la démocratie aussi qui est en jeu, en danger au Venezuela aujourd’hui, une démocratie à laquelle des millions de gens essaient de donner un contenu de fond, une démocratie qui ne se construira pas grâce à Chavez, mais grâce aux gens, aux millions de Vénézuéliens qui s’organisent actuellement, qui discutent, qui participent et qui soutiennent de manière critique le président qu’ils ont élu.

Merci de m’avoir lu.

Frédéric Lévêque, Bruxelles, Belgique

La lettre-réponse de Thierry Deronne

Cher Monsieur,

Nous sommes de nombreux journalistes en Europe et en Amérique Latine à avoir été particulièrement choqués par le dernier article de Libé sur le Venezuela ("l’impopulaire prend l’air"...) , qui bien que conforme à ce que nous avons l’habitude de lire chez vous ou dans Le Monde, atteint des degrés inhabituels d’erreur. Le président Chavez, d’emblée dépeint comme populiste, ex-putschiste, etc ... y est dit "de plus en plus impopulaire". Or dimanche passé la plus grande manifestation d’appui au processus bolivarien, qui a frôlé les deux millions de participants, démontre simplement le contraire. Contrairement à celle de l’opposition, inférieure en nombre, financée par les grands groupes économiques mais dont Libé s’est aussitôt fait, abondamment, l’écho, celle-ci s’est forgée en quelques jours et grâce aux ressources de la population elle-même. Elle ne s’est pas faite à la "cubaine" (mobilisation obligatoire) mais dans une vaste spontanéité issue de la majorité pauvre. Laquelle commémorait sa propre mobilisation qui permit de rétablir spectaculairement la démocratie en avril dernier. On peut avoir l’appréciation qu’on veut sur la personne de Chavez, mais on ne peut passer, si on est journaliste professionnel, à côté de faits aussi élémentaires.

Celui que vous dites ex-putschiste, autoritaire, etc. devrait vous intéresser, au-delà des clichés de consommation courante, comme figure nouvelle de militaire converti à la démocratie, et probablement et sans lyrisme aucun, comme le plus légitime des présidents d’Amérique Latine, puisqu’élu plusieurs fois, et haut la main, en peu de temps, à la suite de la nouvelle constitution. La liberté de la presse est totale au Venezuela, par ailleurs, puisque les médias y sont libres d’organiser un... coup d’Etat, et qu’aucun de ces médias n’a été d’ailleurs sanctionné à la suite de ces implications. Comme "autoritaire" on a vu pire.

Où sont l’indépendance d’esprit et la curiosité intellectuelle de Libé ? Pourquoi ne pas cultiver au Venezuela l’acuité de vos bonnes feuilles sociologiques qui nous ont fait regarder la France au fond des yeux ? Un peu d’empirisme et moins d’à priori ne tuent pas le journalisme, croyez-moi.

Thierry Deronne

Résident au Vénézuela depuis huit ans, licencié en communications sociales de l’IHECS (Bruxelles 1985), journaliste indépendant et fondateur de la télévision communautaire Teletambores (Maracay, Venezuela)

 
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