Addendum au " Narco News White Paper " sur les médias et la liberté de la presse au Vénézuela.
Lire le début de la lettre d’Al Giordano à Robert Ménard.
Mais revenons au sujet qui nous occupe, la liberté de presse au Venezuela.
Bon nombre des préoccupations de votre organisation ont été déforcées par le simple fait que vous semblez confondre critique des médias commerciaux - l’usage de la parole pour contrer la parole, que beaucoup d’entre nous, journalistes, considèrons comme un droit sacré, même pour des personnalités officielles élues - et "attaques" contre la liberté de la presse.
Dans votre rapport annuel de 2002, vous écriviez : Le président Hugo Chávez poursuit ses attaques sur les médias en 2001. En février, se décrivant lui-même comme proche des pauvres, il a accusé "un groupe de quatre ou cinq personnes qui ont accumulé le pouvoir de l’argent et des médias au cours des années" de mener une "conspiration" pour ne pas parler des succès de son gouvernement. Lors d’une cérémonie, quelques jours plus tôt, il a crié : "A bas les journalistes et les capitalistes". En janvier, il a accusé Miguel Henrique Otero, rédacteur en chef du quotidien El Nacional, d’être le jouet "d’intérêts pervers" après que ce journaliste l’ait accusé de construire un pouvoir personnel. Le média, qui est devenu virtuellement le porte-parole de l’opposition, après la disparition des partis traditionnels discrédités par quarante années de pouvoir, a rejoint le mouvement de grève générale du 10 décembre 2001, mené par les patrons et les entreprises, contre la politique de Chávez.
Que vous mettiez sur le même plan le droit sacré d’user d’une parole libre et des "attaques" contre les médias est, de la part de votre organisation, une hypocrisie.
Les médias commerciaux méritent de telles critiques, particulièrement au Venezuela, où la majorité des quotidiens, des radios et des télévisions nationaux ne respectent pas les règles les plus élémentaires en matière d’éthique et de loyauté journalistiques.
Vous parlez de "la disparition des partis politiques traditionnels" d’une manière qui escamote opportunément le fait que le peuple les ait rejetés par les urnes. Ils ne représentent plus la majorité. Ils ne représentent que la richesse. Et quand, comme vous le remarquez, les médias commerciaux ont tenté de remplir le rôle de représentants des classes riches - au point de promouvoir et de soutenir un coup d’Etat violent- vous avez manifesté le même mépris du petit peuple et de leur droit souverain à choisir leur propre gouvernement. S’il n’y a pas d’opposition sérieuse au Venezuela, c’est précisément parce que ses membres ne peuvent être comptés qu’en dollars, pas en votes.
Ce que vous avez dénoncé, à Reporters sans frontières, c’est la parole elle-même : et personnellement, je ne pense pas être le seul à m’étonner qu’une organisation de défense de la liberté de la presse ait pu s’engager dans un tel discours orwellien, si nuisible aux principes de la liberté de parole et de la liberté de la presse.
Par son rôle actif dans la détérioration du droit à la liberté de parole pour tous, les médias commerciaux ont purement et simplement fabriqué un boomerang pour leurs propres droits : je ne ferai pas un cours d’expert en "liberté de la presse" sur cette dynamique - votre organisation a, en parole, dit la même chose, mais n’a pas su remplir en acte les missions qu’elle s’était elle-même imparties.
Les médias commerciaux, pas seulement mais spécialement au Venezuela, ont confisqué la voix de la majorité des citoyens, celle des pauvres, et les ont donc évincés du discours public. A la place, elle a réservé l’accès aux ondes aux seuls secteurs riches - en Amérique latine, ces secteurs sont correctement désignés par le terme d’ oligarchie - mais malgré cela le public a trouvé un moyen supérieur de s’exprimer : des élections libres et loyales.
Je ne dois pas devoir rappeler à votre organisation qu’avant l’élection spectaculaire de Chávez comme président du Venezuela, en 1998, et les cinq élections qui ont suivi et dans lesquelles le peuple a, à chaque fois, entériné et rallié son programme de façon écrasante, le Venezuela était, sous l’ancien régime, un pays plus dangereux pour les journalistes qu’il ne l’est aujourd’hui.
Selon le rapport annuel 1991-1992 de PROVEA, le principal groupe de défense des droits de l’Homme au Venezuela, il y eut, cette année-là, cent vingt-cinq attaques contre des journalistes individuels dans ce pays : blessures physiques, interférences, menaces, persécutions légales, saccages, saisies, emprisonnements et fusillades, tout cela en relation avec leurs activités journalistiques. Cette année-là, régulièrement, des sections entières étaient supprimées et marquées du titre "CENSURADO", censuré, de la première page des journaux nationaux parce que les autorités gouvernementales ordonnaient que des faits spécifiques ne soient pas publiés.
Avant la constitution bolivarienne de 1999, qui garantit la liberté de la presse dans ce pays à un degré qui n’avait jamais existé, il y avait des lois qui interdisaient expressément la liberté de la presse : l’acte sur les télécommunications de 1940 autorisant la censure préalable, par le gouvernement, de tout média ; des peines sévères pour tout journaliste qui ne révélait pas ses sources confidentielles ; une loi sur le secret militaire et gouvernemental ; plus tard vint aussin la loi de 1994, qui exigeait de chaque citoyen voulant exercer une activité de journalisme d’avoir un diplôme bac +2, ce qui, dans un pays pauvre,avec un système d’éducation lamentable,équivalait à exclure la majorité des citoyens de l’excercice journalistique. Il y eut aussi une loi sur le "secret d’Etat" qui établissait que "les documents de l’administration nationale publique sont, par nature, réservés à un usage officiel".
Aujourd’hui, du fait des choix, faits démocratiquement, de la majorité des citoyens vénézuéliens, il y a davantage de liberté de la presse qu’il n’y en a jamais eu au Venezuela. Jusqu’au mois dernier, quand les forces pro-putschistes ont injustement arrêté le journaliste Nicolás Rivera, pas un seul journaliste n’était en prison dans le pays, sous le gouvernement Chávez.
Je suis un journaliste qui a parlé, seul à seul, avec des centaines de personnalités publiques de tout bord du débat politique au Venezuela - en particulier pour enquêter sur la liberté de la presse, les comportements des médias (commerciaux comme communautaires) et l’attitude du public envers la presse - et je vous l’affirme : Reporters sans frontières se trompe à ce point qu’il se discrédite en tant que défenseur de la liberté de la presse.
Le "discrédit de la presse" au Venezuela a une seule responsable, et une seule : la presse commerciale. En tant que classe, les médias commerciaux au Venezuela, et particulièrement ceux de la capitale, Caracas, sont les plus mensongers, les moins professionnels, les moins exacts, les plus anti-pluralistes et les moins crédibles de tous les médias régionaux de l’hémisphère sud, mis à part peut-être ceux du Paraguay. Le reprocher à Chávez, comme l’ont fait Reporters sans frontières et d’autres, c’est insulter le public vénézuélien. C’est une inversion des causes. Qu’est-ce qui est arrivé en premier : le discrédit de la presse ou Chávez ? CPJ prétend que Chávez est la cause de ce discrédit. Je vous informe aujourd’hui qu’il n’en est justement pas la cause, mais le résultat. Et quand il critique le comportement corrompu des médias de ce pays, il représente véritablement le point de vue de la majorité qui l’a élu, en partie pour être un rempart contre les abus des médias commerciaux.
L’image que vous dressez du public, mené par le bout du nez par ses leaders élus, est élitiste et hostile aux valeurs démocratiques et, en tant que journaliste et citoyen, j’attends mieux d’une organisation qui prétend protéger les journalistes et la liberté de la presse. Au minimum, nous sommes en droit d’attendre une enquête digne de ce nom sur les deux versants de l’histoire du Venezuela, et pas le récit partisan et intéressé que Reporters sans frontières en a donné.
Impunité est un mot dont nous tous, qui cherchons à défendre la liberté de la presse, devons répondre. Je vous demande, à vous et à votre comité directeur, de considérer - et de corriger - l’impunité que vous avez procurée aux vrais usurpateurs de la liberté de la presse au Venezuela, par votre abandon délibéré des vrais journalistes en danger, ceux des médias communautaires de ce pays, et votre endossement iraisonné des assertions de membres corrompus et intéressés des médias commerciaux qui, pendant ces trois jours d’avril 2002, ont démontré leur hostilité envers les principes de la démocratie et de la liberté de parole que votre organisation leur a pourtant attribué.
Votre organisation, par la production d’assertions inexactes sur le Venezuela, et par sa façon d’esquiver son rôle de défenseuse des véritables journalistes menacés, aujourd’hui emprisonnés, a rendu un bien mauvais service à la cause même qu’elle prétend poursuivre.
Malheureusement, si le peuple et ses dirigeants élus du Venezuela, ou d’autres pays, vous racontaient ceci, vous les accuseriez sans doute de menacer votre liberté de parole, comme vous l’avez malhonnêtement clamé, de façon répétée, quand le public a combattu de mauvaises paroles par d’autres paroles.
Ceci dit, je vous le rappelle, cette critique est celle d’un journaliste. Un journaliste qui a dû défendre, plus que la plupart sans doute, sa propre liberté de publier et qui a obtenu, de ce combat, des droits légaux importants pour tous les journalistes. Un journaliste dont les dires reflètent les vues de nombreux journalistes authentiques et de nombreux travailleurs des médias communautaires. Nous allons maintenant entamer ce débat au sein de notre profession, de journalistes à journalistes, et en parlant, à la vue du grand public, aux organisations qui prétendent nous protéger. Ce n’est pas seulement notre droit, mais c’est aussi notre devoir, de faire le nettoyage au sein de notre propre corporation, et de le faire en employant l’arme même que nous tenons pour sacrée : la parole.
Bienvenue à ce dialogue. J’espère que vous y participerez et que vous répondrez aux douze questions posées, dans un esprit de transparence, d’autocritique et de correction.
Votre organisation, dans son comportement à l’égard du Venezuela et son abandon des journalistes persécutés, qui ne sont pas d’accord avec vos jugements erronés et intéressés sur ce qui s’est réellement passé là-bas, a causé un grand dommage aux principes-mêmes que vous devez défendre.
Il est temps pour vous, Monsieur Ménard, en tant qu’individu, et pour chaque membre de votre comité directeur, de remettre en question ce que peut être votre rôle.
Vous pourriez commencer par protéger Nicolás Rivera et les journalistes des médias communautaires du Venezuela, en accord avec vos propres missions et règles, et en répondant aux douze questions que je vous pose et que je reproduis ci-après, pour votre facilité.
Je vous prie d’agréer, Monsieur Ménard, l’expression de ma considération distinguée.
Cordialement,
Al Giordano
Rédacteur
The Narco News Bulletin http://www.narconews.com/
narconews@hotmail.com
12 questions pour Reporters sans frontières
(1) Reporters sans frontières, ayant été informé de faits d’une toute autre nature que ceux que votre organisation a admis, dénoncera-t-elle les détentions illégales des journalistes de radio Nicolás Rivera de Radio Perola, Jorge Quintero et Lenín Méndez de Radio Senderos, et enquêtera-t-elle à ce propos ?
(2) Reporters sans frontières admettra-t-il la véritable cause de ces attaques : l’existence de forces de police ripoux et conspiratrices, qui jouissent d’une forme particulière d’impunité, précisément parce qu’elles sont soutenues par les corporations des médias commerciaux du Venezuela ?
(3) Reporters sans frontières dénoncera-t-il les incursions illégales et les menaces des 11,12 et 13 avril 2002, perpétrées par la dictature de Carmona à l’encontre de Radio Perola, Radio Catia Libre, Catia Tve et Radio Fé y Alegría (radios de l’église catholique) ?
(4) Reporters sans frontières dénoncera-t-il enfin la tentative de coup d’Etat du mois d’avril - et toute future tentative au Venezuela ou contre quelque gouvernement démocratiquement élu que ce soit - comme la toute première menace à l’encontre de la liberté de la presse ?
(5) Reporters sans frontières fera-t-il des excuses publiques aux journalistes des médias communautaires du Venezuela, ainsi qu’au public en général, pour avoir fermé les yeux en ne dénonçant pas le coup d’Etat d’avril dernier, et corrigera-t-il son organisation interne pour s’assurer que ce type de négligence de la part d’une organisation de défense de la liberté de la presse ne se reproduise plus jamais dans de telles périodes de crise ?
(6) Dans l’intérêt particulier de ceux d’entre nous qui sont journalistes sur internet (et dans l’intérêt particulier de Narco News et de moi-même), Reporters sans frontières prendra-t-elle acte de l’arrêt de la Cour suprême de New-York de décembre 2001, dans l’affaire Banco vs Menendez, qui établit :
a) de meilleures bases juridiques pour les plaintes en diffamation, en établissant la compétence des cours américaines sur les journalistes étrangers, et b) les règles de base qui étendent aux journalistes d’Internet les protections du premier amendement aux Etats-Unis (affaire Sullivan vs New-York Times) ?
(7) Reporter sans Frontière enquêtera-t-il et dénoncera-t-il la censure de toutes les chaînes de télévision commerciales au Venezuela, les 12 et 13 avril 2002, censure exercée à l’encontre de ses propres journalistes - plus personne ne conteste aujourd’hui qu’il y eut un black-out sur l’information - en les empêchant de diffuser les faits relatifs au soulèvement de la société civile contre les putschistes, contre la dictature militaire de ces sombres journées ?
(8) Reporters sans frontières enquêtera-t-il et dénoncera-t-il les menace de Miguel Angel Martínez, de la Chambre des Diffuseurs de Radio, "d’interférer" avec les fréquences des radios et des télévisions communautaires, en employant à cette fin la technologie et les équipements des diffuseurs commerciaux affiliés à son organisation ?
(9) Reporters sans frontières enquêtera-t-il et dénoncera-t-il la fermeture forcée de Canal 8 - la télévision publique du Venezuela - par la dictature de Carmona, en avril 2002, et le silence complet des médias commerciaux sur ce sujet ?
(10) Quelle est la position de Reporters sans frontières sur la participation d’organismes commerciaux de diffusion d’information au Venezuela, tel que le quotidien El Nacional et le quotidien La Hora, par la censure de leurs propres pages, le 9 avril dernier, pour se rallier à la "grève nationale" politiquement partisane qui - ceci est clair pour tout le monde, rétrospectivement - avait pour objectif de provoquer le coup d’Etat du 11 avril ?
(11) Reporters sans frontières pourrait-il présenter et dénoncer comme des menaces à la liberté de la presse l’exclusion des listes d’accréditation, par les gouvernements et les institutions internationales, des journalistes associatifs, indépendants, communautaires et des journalistes d’Internet ?
(12) Reporters sans frontières assignera-t-elle une partie des vingt membres de son état-major à la surveillance et à l’enquête sur les attaques prévisibles à la liberté de la presse, durant les prochains sommets internationaux et manifestations altermondialistes ?