(Lire la première partie : "Libération" et Noam Chomsky (1).)
I. Une lettre d’universitaires
À Monsieur Jean-Michel Helvig, - le 8 juin 2000.
Nous vous prions de bien vouloir publier la lettre qui suit dans votre rubrique " Rebonds " ou sous toute autre forme que vous jugerez appropriée. Tous les signataires sont enseignants universitaires. Dans l’attente de votre réponse et en vous en remerciant par avance, je vous prie, Monsieur, d’agréer mes salutations distinguées. Gilbert Achcar
Lorsqu’on procède à la critique d’une œuvre ou d’un écrit, le critiqué est en droit d’attendre qu’on ne le disqualifie pas avant examen, mais au contraire que l’on discute sérieusement ses positions et ses arguments en essayant de les restituer pour en montrer les faiblesses supposées. C’est pourquoi nous devons dire notre stupéfaction devant le traitement réservé à Noam Chomsky dans le numéro du 25 mai 2000 de Libération. Fait inhabituel, le " Rebonds " de Chomsky est précédé d’un chapeau de Jean-Michel Helvig qui prend parti de façon péremptoire pour Yves Laplace et l’article qu’il a publié antérieurement dans Libération contre le livre de Chomsky Le Nouvel Humanisme militaire. Leçons du Kosovo. Selon Jean-Michel Helvig, il n’y aurait pas eu d’invective contre Chomsky, alors que ce dernier est accusé d’imposture par Yves Laplace. Lui-même, pour faire bonne mesure, parle de Chomsky comme d’un obsédé de la dénonciation de l’impérialisme, qui aurait relativisé les crimes des Khmers rouges (pure calomnie comme le montre Chomsky lui-même) et, bien sûr, ceux de Milosevic.
Tout lecteur un peu attentif des écrits de Chomsky et plus particulièrement de son dernier livre peut constater qu’il s’agit là de contrevérités. La condamnation qu’il porte sur l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie ne repose pas sur une quelconque indulgence pour Milosevic et encore moins sur une sous-estimation du nombre de ses victimes. Elle est fondée, en fait, sur une analyse très serrée de la conférence de Rambouillet et des objectifs qu’y poursuivaient les États-Unis. Dans son livre, Chomsky s’est efforcé de démontrer que toutes les ressources de la diplomatie n’avaient pas été exploitées et cela délibérément pour avoir la possibilité de frapper la Yougoslavie en sauvegardant la crédibilité de l’OTAN. Il a également voulu montrer que ce n’était pas l’humanitaire qui était essentiel dans l’affaire en se référant à l’indifférence, voire à la complicité des occidentaux devant les exactions et les massacres commis par l’État turc contre les Kurdes pendant les années quatre-vingt-dix. C’est tout cela qu’il faut réfuter, si l’on veut discuter sérieusement Noam Chomsky.
Dans sa réplique à la réponse de Chomsky, Yves Laplace se surpasse. Il prétend que Chomsky joue de la Turquie pour faire oublier le Kosovo alors que le livre revient longuement sur ce qui s’est passé au Kosovo depuis 1989 à partir d’une documentation abondante. Il l’accuse ensuite de double langage en matière de génocide et de révisionnisme, ce qui revient à dire que Chomsky serait à classer du côté de Rassinier et de Faurisson. Accusation monstrueuse, insupportable, d’autant plus insupportable qu’elle ne peut citer à son appui aucun texte de Chomsky. Il est vrai qu’Yves Laplace se fonde sur un passage du livre de Chomsky où ce dernier attribue aux États-Unis dans leurs guerres d’Indochine plus de morts qu’aux Khmers rouges. Cela revient-il à nier le génocide cambodgien ? Certainement pas, mais cela invite à s’interroger sur le nombre des victimes au Vietnam et sur la responsabilité des États-Unis dans la victoire des Khmers rouges (qui deviendront les alliés des occidentaux après 1979). Yves Laplace nous dit aussi que Noam Chomsky oublie dans son livre les victimes de Milosevic en Bosnie et en Croatie (alors qu’il limite son propos explicitement au Kosovo). Puis par un glissement sémantique incroyable, cet oubli devient " une lassante dénégation en creux d’un crime majeur ", qui relève d’une " logique de fossoyeur amnésique " selon les termes élégants d’Yves Laplace. Ce n’est plus de l’invective ou de la calomnie, c’est de l’injure la plus basse.
Tout cela traduit une navrante dégradation de l’esprit de discussion. Yves Laplace a pris l’habitude de se draper dans l’indignation et la supériorité morale pour mieux souligner l’indignité de celui qu’il critique. Il y a là une véritable négation de ce que sont le débat, la confrontation et, disons le tout net, le droit à l’expression démocratique. Ce qu’Yves Laplace nous dit, c’est que Noam Chomsky n’est pas un interlocuteur et qu’il n’est nul besoin de le lire ou de l’écouter.
Gilbert Achcar, James Cohen, Bruno Drweski, Hugo Moreno, Isabelle Richet, Nicole-Edith Thévenin, Enzo Traverso, Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent.
(Les signataires sont tous enseignants universitaires)
II. La réponse de Jean-Michel Helvig ; 8 juin 2000
Nous avons publié une critique d’un livre de M. Chomsky, M. Chomsky a répondu sur une distance au moins égale à la critique (ce qui est exceptionnel dans le genre…), j’ai rappelé qu’au regard du texte initial de Yves Laplace il ne répondait pas au fond du sujet, j’ai exprimé effectivement une inclination positive en faveur d’un des deux interlocuteurs qui ne devrait pas vous surprendre compte tenu des positions éditoriales de Libération, j’ai évité de rappeler les engagements préfaciers de M. Chomsky en faveur de M. Faurisson - la "liberté" de M. Faurisson pas les thèses de M. Faurisson, merci, j’ai compris -car cela aurait valu la résurgence d’un débat qu’a excellemment clos Vidal-Naquet (en 1980), j’ai évité aussi de souligner combien la référence à l’ouvrage de Ponchaud sur le Cambodge est manipulatrice ( pour de simples questions de dates) car là-aussi cela nous aurait valu un nouveau flot de récusations du parti chomskyste, bref j’ai voulu en rester au Kosovo, et, pour finir, nous en resterons là, dans l’immédiat, s’agissant d’une polémique à propos d’un livre dont, sauf erreur de ma part, nous aurons été les seuls à peu près en France à signaler la parution. Comme vous semblez penser que la seule lecture du livre de Chomsky fera litière de toutes les arrogantes critiques que de sombres crétins vendus à l’impérialisme ont prétendu exercer sur les œuvres du grand homme, vous devriez nous remercier d’en avoir seulement parlé. Et vous comprendrez que la parution de votre texte ne me semble pas utile pour éclairer des lecteurs qui ont déjà eu tous les éléments en main pour se faire une opinion. Y compris à notre détriment.
Bien à vous
Jean-Michel HELVIG
II. Réponse à la réponse de Jean-Michel Helvig ; Le 13 juin 2000
Monsieur,
Nous prenons acte, avec regret, de votre refus de publier la contribution collective que nous vous avons adressée. Nous prenons acte aussi et surtout du ton hargneux de votre réponse et de votre aveu d’attitude partisane au nom des " positions éditoriales de Libération ". Comme vous avez décidé de clore le débat, tout en glissant des semblants d’arguments qui révèlent une méconnaissance du dossier, nous en resterons là nous aussi dans l’immédiat. Toutefois, les épithètes outrageantes que vous utilisez, les insinuations injurieuses et calomniatrices à l’égard des signataires de la contribution, qui contrastent fortement avec le ton très mesuré de notre texte, tout cela est symptomatique d’un esprit d’intolérance fort inquiétant lorsqu’il émane du responsable de l’une des principales tribunes de débat public en France. À ce titre, votre lettre mérite d’être versée au dossier de l’arrogance médiatique que la guerre du Kosovo a révélée dans ce pays. Elle le sera.
Bien à vous,
Gilbert Achcar et Jean-Marie Vincent