Accueil > Critiques > (...) > L’invasion de l’Irak [2003 : L’Irak et la guerre américaine]

Les mots de la guerre contre l’Irak

par Henri Maler,

Une "coalition", des "alliés", des "aides humanitaires", des "bavures". Mais pas une "invasion" ?

Coalition

« Un détail qui m’énerve prodigieusement : l’utilisation du mot "coalition" par les médias (et principalement les radios) pour désigner les troupes américaines et leurs supplétifs britanniques. Ce mot n’est-il pas un rebut de la première guerre du Golfe ? » écrit Jean, correspondant d’Acrimed.

Selon le dictionnaire, une coalition est une "association de plusieurs nations contre un ennemi commun".

Plusieurs nations étant engagées dans l’attaque contre l’Irak, l’usage du terme "coalition" pourrait se comprendre, avec la réserve suggérée par Jean : c’est d’abord une offensive des Etats-Unis d’Amérique, comme l’a montré le rejet du processus onusien dès lors qu’il ne conduisait pas à un alignement inconditionnel sur le projet belliciste de Washington.

Mais, si une coalition est l’"association de plusieurs nations", comment comprendre le recours à l’expression "coalition américaine", comme dans Le Monde (daté 23-24 mars, page 2) : « La coalition américaine ouvre plusieurs fronts pour frapper Bagdad » ?

Les « Alliés »

Non contents de désigner l’attelage américano-britannique (flanqué de quelques troupes auxiliaires) par le mot - la "coalition - qu’emploie le chef de file des bombardiers, nombre de médias ont trouvé plus simple, plus clair, plus percutant sans doute de le nommer "les alliés".

De France Info où le terme prolifère à TF1 où il barbouillait la bouche de PPDA le soir du 19 mars, de France 2 où il s’incruste occasionnellement à d’autres où on l’entend plus rarement, une évidence s’est imposée : une alliance ... est composée d’"alliés"

Un seul exemple. Dans le journal de 20 heures de TF1, le lundi 24 mars 2003, Patrick Poivre d’Arvor, à trois reprises au moins, se laisse aller. D’abord : « Le gros des troupes alliées poursuit son avancée sur Bagdad ». Ensuite : « Les troupes alliées semblent rencontrer des difficultés qu’elles n’avaient pas prévues ». Et enfin, plus sobrement : « Les alliés ne semblent pas avoir pris Bassorah et Oum Ksr ».

Dans une version précédente de cet article [1], on pouvait encore s’interroger :

« Est-ce en pesant bien le sens des mots, que Le Monde s’est épanché dans son numéro daté du 25 mars 2003, avec le sous-titre suivant : "Des morts, des prisonniers, des erreurs de tirs : les premiers revers des alliés" ? Comme c’est le seul cas que nous ayons - pour l’instant - relevé dans ce quotidien, nous le plaçons en note... »

La note est désormais superflue. A la « Une » du Monde daté du 28 mars, ce résumé : « L’offensive alliée marque le pas ». Une annonce qui renvoie sans doute à une article de la page 2 qui, plus justement titré « L’offensive américano-britannique entre dans sa deuxième semaine », ne mentionne pas les « alliés ». Le Monde s’est rangé à l’évidence que susurre PPDA : une alliance est nécessairement composé d’« alliés ». Donc : les troupes américaines et anglaises, ce sont tous simplement « les alliés ».

On voudrait croire à un effet de la simple routine ou de la nostalgie éplorée : pour ces alliances dont la France faisait partie dans les guerres précédentes.

A moins qu’il ne s’agisse, plus cyniquement, de faire jouer toutes les résonances historiques de ce terme, venues de la dernière guerre mondiale. A défaut d’en être, nous aurions ainsi une alliance qui combattrait pour nous contre le nouvel Hitler du moment.

Aide humanitaire

Une même expression pour l’aide des ONG et le ravitaillement convoyé par les troupes américaines et britanniques...

Avec une inconscience professionnelle qui coïncide curieusement avec leur récit militarisé de la guerre américaine du point de vue de la guerre américaine, la plupart des reporters de télévision et nombre de journalistes de la presse écrite amalgament sous l’expression d’ « aide humanitaire », l’aide militairement désintéressée que s’efforcent d’apporter la Croix-Rouge et un certain nombre d’ONG et le ravitaillement convoyé par les troupes américaines et britanniques à des fins politico-militaires parfaitement identifiables : tenter de séduire les « populations » (comme ils disent...) dont ils ont provoqué ou précipité la détresse et le dénuement.

Qu’importe aux yeux de nos chers envoyés spéciaux et autres présentateurs de journaux télévisés si l’ « humanitaire militaire » est une contradiction dans les termes que dénoncent certaines organisations (comme elles l’ont fait notamment lors de la guerre en Afghanistan). Qu’importe si l’invasion américaine est la cause immédiate la plus directe des privations de nourriture et d’eau potable ! Qu’importe si les irakiens ont été les victimes d’un embargo de dix ans qui est une des causes moins immédiates d’une situation alimentaire et sanitaire dont près de 500000 enfants sont morts et qui a miné la santé de tant d’autres ! Qu’importe si le marchandage « pétrole contre nourriture », que ce soit ou non avec la complicité active du régime irakien, a littéralement pris en otage tout un peuple !

L’aveuglement, intentionnel ou non, de nos envoyés spéciaux et autres commentateurs avisés, sans doute animés d’une non moins aveugle sincérité ... humanitaire ne les incitent pas à pousser la compassion au-delà de ce qu’autorise un vocabulaire armé.

Comment dire autrement ? Parler simplement de ravitaillement militaire. Il y aurait ainsi : le nom : « ravitaillement » et sa sobre qualification : « militaire ».

Le problème sous-jacent, pourtant, n’est pas nouveau [2].

Libération, avant le commencement de l’invasion de l’Irak, titre à la « Une », le 4 mars 2003 : « Irak : Humanitaires contre militaires ». Un titre précisé par ce sous -titre : « Mobilisation chez les ONG, qui dénoncent la volonté américaine de les encadrer en cas de guerre. » L’article correspondant (p. 2 et 3) - de Thomas Hofnung - porte pour surtitre : « Des ONG françaises dénoncent la tutelle que veut imposer le Pentagone sur les opérations d’assistance ». Titre : « Des humanitaires en guerre d’indépendance ». Sous titre : « Ciblage de aides, désignation des victimes à secourir ... ils craignent que leur action soit dénaturée. »

Et l’article de citer et de commenter (notamment) un communiqué commun des organisations suivantes : Action contre la faim (ACLF), Médecins du Monde (MDM), Handicap International, Première urgence, Solidarités et Enfants du Monde qui, face à la création par le Pentagone, d’un « Office de la reconstruction et de l’aide humanitaire », proclament leur refus « de subordonner (leur) action sur le terrain à une autorité militaire qui est partie au conflit  » et rappellent que « l’aide humanitaire ne peut pas être considérée comme une arme au service du conflit ».

Une critique réitéré, entre autres, dans une tribune de Jean-Jacques Ruffin, Président d’Action contre la faim, parue dans Le Figaro du mercredi 2 avril 2003 sous le titre : « Non à la résolution « Capitulation contre nourriture ». ».

Autant de prises de position qui pourraient inviter à un minimum de prudence, sinon de décence. Et bien, non !

Dans Le Journal du Dimanche du dimanche 6 avril (p. 3), on peut lire ceci, sous la signature de S.J. !

«  Humanitaire . Conscients de la faiblesse actuelle de l’aide humanitaire distribuée dans le dans le sud de l’Irak, des responsables américains ont annoncé hier que deux navires chargés de 56.000 tonnes de blé - une quantité suffisante pour nourrir 4, 5 millions d’Irakiens pendant un mois - faisaient route en direction du port d’Oum Qasr. »

Quelle est la cause de la « faiblesse » dont « des responsables américains » seraient « conscients » ? Quelle est cette « aide humanitaire », qui serait déficiente ? Celle qui seule en mérite le titre ou le ravitaillement, convoyés par les militaires et auxiliaires de leur combat ? Ces questions ne méritent même pas d’être posées.

Des « bavures »

Les bombardements « ciblés » et les armes « intelligentes » atteignent des civils et multiplient les blessés et les morts. « Dégats collatéraux » disent les militaires. Et les journalistes refusent désormais de reprendre à leur compte ce vocabulaire obscène.

Mais nombre d’entre eux continuent de dire « bavures », non sans éprouver une grande gêne, parfois. Ainsi Alain de Chalvron, lors d’un « direct » sur France 2 parlait d’une « grosse, grosse bavure » [3], corrigeant par l’insistance sur l’adjectif l’indécence du substantif.

La presse écrite, à la différence de la radio ou de la télévision, peut tenter de se dédouaner en mettant les « bavures » entre guillemets. Encore cette maigre protection contre la barbarie des mots n’est-elle pas générale. Quelques exemples [4] :

 Le Figaro, Jeudi 27 mars 2003, p. 3. Surtitre : « Deux bombes se sont abattues hier sur un quartier populaire au nord de la capitale irakienne ». Titre : « Première bavure de la coalition à Bagdad : 14 morts, 30 blessés ».

L’auteur de l’article - Adrien Jeaulmes, envoyé spécial à Bagdad - place, il est vrai, la « bavure » (et l’ « erreur ») entre guillemets.
Mais il conclut ainsi son article, après avoir invoqué les « conditions météo épouvantables » :
« Cette première « bavure » est aussi le résultat de l’habile stratégie irakienne, consistant à disperser ses forces à l’intérieur des villes. Chaque civil tué augmente à la fois la réprobation de l’opinion internationale, et l’hostilité des populations irakiennes face à la coalition anglo-britannique ».
Tout compte fait, il s’agit à peine d’une « bavure », mais de la conséquence d’une erreur accidentelle, d’une météo épouvantable et d’une stratégie irakienne intentionnelle.

 Libération, Lundi 31 mars 2003, p. 10. Titre : « Souk de Chala : bavure américaine ou irakienne ». Le titre supprime les guillemets dont l’auteur avait entouré la « bavure » et la « tuerie ».

- Libération, mercredi 2 avril 2003. Titre de « une » : Irak - Les civils sous le feu ». Sous-titre : « Bavures et bombardements meurtriers se multiplient, comme hier près de Hilla ». La différence entre « bavures » et « bombardements meurtriers » échappera peut-être au lecteur. Mais le titre des pages 2 et 3 est moins économe de précautions : « Premiers carnages civils de l’armée américaine »

 Le Figaro, mercredi 2 avril 2003, p. 5. - Un surtitre : « La psychose, engendrée par l’attentat suicide de samedi dernier et les nombreuses victimes civiles d’hier, transforme les « libérateurs » en force d’occupation ». Difficile faire plus obscur. Le titre, en revanche est beaucoup plus clair : « Le Pentagone mis à mal par les bavures »

Quelle « bavure ? « La bavure de la route n°9 », comme l’appelle à trois reprises, le correspondant du Figaro à Washington, Jean-Jacques Mével.

De quoi s’agit-il exactement. D’un « incident », comme notre zélé correspondant rebaptise la « bavure » (ou la « tuerie », ainsi qu’il la désigne en passant) quand il est en panne de vocabulaire. Que s’est-il passé ? Ce n’est pas clair : « Les circonstances exactes de l’incident se perdent dans le brouillard de la guerre ». « Brouillard de la guerre » ! ... « Brouillard » qui se dissipe sûrement lorsque l’on apprend au passage que « tout villageois est un terroriste en puissance ». Ainsi est « terroriste » quiconque a recours aux armes contre des militaires...

Quoi qu’il en soit, le « brouillard » invite à tirer cette leçon pleine de tact :
« Victoria Clark, porte-parole de Donald Rumsfeld a choqué, en affirmant que les victimes de la guerre, quel que soit leur camp, « sont d’abord les victimes du régime de Saddam Hussein »." Jean-Marie Mével est-il choqué ? Pas vraiment à en juger par la phrase qui suit et qui commente indirectement la déclaration du porte-parole américain : « Dans la bavure de la route n°9, les responsabilités sont sûrement partagées ». Par qui ? Par les soldats américains et leurs victimes sans doute.

Difficile d’invoquer, pour justifier de tels abus, la précipitation et les délais de « bouclage » : entre deux guerres depuis 1991, quelques périodes de répit avaient été laissées à la réflexion.

« Bavure » atténue la conséquence. On met en avant une prétendue cause avant d’en décrire les effets, comme si la cause elle-même ne résidait pas avant tout dans l’existence même des bombardements !

Commencer par les faits : les bombardements provoquent des morts, souvent des tueries, parfois des carnages au, sein de la population civile. Ensuite peut venir l’explication. Mais « bavure » accrédite l’irresponsabilité et laisse penser que l’horreur est avant tout accidentelle.

Ce vocabulaire pue la propagande, même quand son usage ne serait lui-même qu’une « bavure ».

Mais pas une « invasion » ?

Non sans audace, Le Monde a commencé par appeler la guerre américaine par son nom. Dans le numéro daté du samedi 22 mars 2003, le titre de la « Une » ne laissait planer (presque) aucune équivoque : « La coalition américaine envahit l’Irak ».

Parler de coalition « américaine » n’était peut-être pas très rigoureux (une coalition suppose au moins deux Etats) [5], mais si « la coalition américaine envahit l’Irak, ... il ne peut s’agit que d’un invasion.

C’est ce que confirme d’ailleurs le titre de la page 2 du même numéro du Monde : « L’invasion de l’Irak par les troupes anglo-américaines a commencé ».

Comme le relève Pascal Riche dans Libération du 22 mars 2003 (p.22). « Lors des conférences de presse américaines, chaque mot est soigneusement choisi (...) Le mot d’ « invasion » est banni ». Est-ce une raison suffisante pour que les journalistes en fassent autant ? [6]

En effet, sauf erreur ou omission de notre part [7], Le Monde n’a pas été suivi par ses confrères et n’a pas renouvelé son audace. Ainsi, Le Monde daté du 28 mars préfère parler de « La guerre de George W. Bush ». Une façon commode de prendre ses distances, sans désavouer totalement l’invasion ?

Pourquoi le terme d’ « invasion », pourtant parfaitement approprié, est-il, en l’occurrence, absent du lexique journalistique ? Sans doute par ce que l’invasion n’étant ni légale, ni légitime doit être condamnée sans réserves, ni contorsions.

 
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Notes

[1Première version, datée du 24 mars 2003.

[2Complément du 6 avril 2003

[3La référence sera précisée dès que possible.

[4Première version : le 1 avril 2003. Complétée le 6 avril 2003

[5Voir plus haut.

[6Complément du 8 avril. H.M.

[7On n’a pas tout lu, tout vu, tout entendu. Une exception notable : dans Le Nouvel Observateur du 20-26 mars, l’article de René Backmann (p. 50-55), porte un titre explicite : "Scénarios pour une invasion". Cette lucidité resistera-t-elle à la guerre ? (Complément du 6 avril 2003. H.M)

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