Des plateaux confinant à l’entre-soi policier
Examinons d’abord les invités qu’ont choisis Yves Calvi et son équipe pour « décrypter l’état d’urgence », le 20 avril :
– Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et accessoirement auteur du Terrorisme pour les nuls [1] ;
– Christophe Barbier, directeur de la rédaction de L’Express ;
– Céline Berthon, secrétaire générale du syndicat majoritaire des… commissaires de police, le SCPN ;
– Jean-Luc Calyel, ex-chef de groupe du Groupe d’intervention de… la gendarmerie nationale (GIGN).
Pour parler de l’état d’urgence, Yves Calvi invite donc, en plus de Christophe Barbier, un fidèle de l’émission peu connu pour ses sympathies libertaires, deux flics et un professeur de criminologie adepte du mélange des genres, lui qui a dirigé pendant 16 ans AB Associates, « société de conseil en sécurité et gestion des crises ». On présume que l’état d’urgence pourra dormir tranquille, et qu’aucun contradicteur ne viendra contester son bien-fondé ni discuter ses résultats et éventuelles dérives sur le plateau d’Yves Calvi.
Lors de l’émission du 18 mai, rebelote. Calvi s’entoure de quatre invités, cette fois-ci, pour discuter « tout simplement » de « violence » (c’est le titre de l’émission) :
- Alain Bauer, encore, auteur d’un « Que sais-je » sur Les Polices en France [2] ;
- Christophe Barbier, encore, toujours directeur de la rédaction de L’Express ;
- Jean-Claude Delage, secrétaire général du syndicat de police Alliance (premier syndicat de policiers en France, étiqueté à droite par Yves Calvi lui-même) ;
- Catherine Nay, journaliste-éditorialiste pour Europe 1 et pour Valeurs actuelles.
En deux émissions, le dispositif n’a donc guère été modifié. Le présentateur de « C dans l’air » sait s’entourer, comme on le voit, d’invités variés : un plateau composé pour moitié des mêmes invités, dont on devine que la position à l’égard des forces de l’ordre n’aura pas changé en un mois...
Des sujets d’une infinie variété et d’un déroutant pluralisme
À une exception près [3], l’ensemble des sujets de ces deux éditions de « C dans l’air » sont à sens unique : hommage appuyé aux forces de police, délégitimation des critiques à leur encontre, le tout avec un déséquilibre flagrant dans les interventions et les témoignages recueillis.
20 avril :
– Les « nouveaux schémas d’intervention » du ministère de l’Intérieur : un reportage consacré à la réorganisation des services de police et de gendarmerie dans le cadre de l’état d’urgence.
– « Simulation d’attaque terroriste à la gare Montparnasse » : un reportage au cœur d’un exercice policier.
– « L’image des forces de police dans la population française » : un reportage qui explique que si la police est critiquée par certains, elle demeure très populaire. Avec des interventions de Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Jean-Christophe Cambadélis, Éric Ciotti, d’un témoin de violences policières et de Philippe Martinez (« prenant ses distances » avec l’affiche de la CGT-Communication dénonçant les violences policières).
18 mai :
– La manifestation contre la « haine anti-flics » : un reportage sur la manifestation parisienne du 18 mai tout en empathie avec les policiers. Avec des interventions d’un contre-manifestant, de Bernard Cazeneuve, d’un policier manifestant, d’un dirigeant d’Alliance police nationale et du député d’extrême-droite Gilbert Collard.
– « Qui sont les casseurs ? » : un reportage qui tente (sans grande réussite) d’éclairer les téléspectateurs sur le phénomène des « casseurs ». Avec des interventions de Michel Cadot, préfet de Police de Paris, un chercheur du CNRS, une sociologue et d’un syndicaliste du Syndicat national des cadres de la sécurité intérieure.
– Y a-t-il un « laxisme judiciaire » ? : Avec des interventions de la procureure de la République de Besançon, de Françoise Martres (présidente du Syndicat de la magistrature), de Virginie Duval (présidente de l’Union syndicale des magistrats), et de Jean-Jacques Urvoas (ministre de la Justice).
Des invités au diapason
Comme on pouvait s’y attendre, ce ne sont pas les invités qui apportent un contrepoids à ce manque flagrant de nuance dans les « analyses » et de pluralisme dans les témoignages. La composition monocolore des plateaux produit en effet les résultats attendus : un chant continu de louanges pour les « forces de l’ordre ». C’est ainsi que le 20 avril, il ne sera finalement guère question de l’état d’urgence, mais que nous assisterons davantage à un passage en revue des mérites des forces de police et des difficultés qu’elles rencontrent. Ni les deux policiers, ni le criminologue, ni le patron de L’Express ne proposeront un discours critique sur celui-ci, et ce n’est pas Yves Calvi, comme on le verra plus loin, qui redressera la barre.
Le 18 mai, le schéma est le même : un « débat » à sens unique, durant lequel chacun des invités multiplie les hommages appuyés aux forces de police et les critiques sans ménagement à l’encontre des « casseurs » et de la CGT, quand ce n’est pas de l’ensemble des manifestants contre la Loi Travail. Chacun a bien évidemment le droit, s’il le souhaite, d’affirmer sa sympathie ou son empathie pour les policiers, voire même son antipathie pour ceux qui critiquent les forces de police et qui les accusent de violences. Mais ce qui est ici frappant – et condamnable –, c’est l’absence totale, comme dans l’émission du 20 avril, de point de vue un tant soit peu divergent. De même que pour parler de l’état d’urgence, on n’invite pas, par exemple, de magistrats critiques de ce dispositif (et ils sont nombreux), de même on n’invite pas, pour parler des « violences » dans les manifestations, de représentants syndicaux (hormis ceux des syndicats policiers).
Et lorsque la parole est donnée, dans les reportages, à des personnes émettant des critiques à l’égard des forces de police, ce n’est que pour mieux les tourner en ridicule par la suite – sans que les personnes en question ne puissent bien sûr se défendre. C’est ainsi que les deux magistrates qui remettent en question la thèse du « laxisme judiciaire » dans le troisième reportage de l’émission du 18 mai sont immédiatement contredites par un Alain Bauer comme d’habitude tout en nuances : « En fait le système judiciaire a un problème avec la prison. C’est une idéologie, une théologie de la libération, qui considère qu’en fait la prison serait l’école du crime. Donc, dit par les magistrats, c’est plus surprenant que dit par les avocats par exemple. Et donc ils considèrent mécaniquement, depuis la création du Syndicat de la magistrature c’est même idéologisé, c’est une théorie affirmée par le substitut Baudot [4], qui explique qu’il ne faut pas être égal, qu’il faut protéger les pauvres contre les riches, les faibles contre les forts, et toute la théorie va jusqu’au bout. » Circulez.
Yves Calvi : journaliste ou porte-parole du ministère de l’Intérieur ?
Il ne faut pas compter sur Yves Calvi pour faire contrepoids face à l’unanimisme de ses invités. Il se pose en effet en ardent défenseur du ministère de l’Intérieur et de la police, dont il met en avant la parole sans jamais la critiquer, comme en témoigne par exemple la présentation qu’il fait, le 20 avril, de l’émission consacrée à l’état d’urgence qui aurait pu, semble-t-il, être assumée par Bernard Cazeneuve :
« “L’heure n’est pas à la concurrence des forces de police mais à l’unité”. Ces propos du ministre de l’Intérieur devant nos unités d’élite du GIGN, du RAID et de la BRI donnent le ton et le programme d’une certaine façon. Le ministre annonce désormais un délai d’intervention de 20 minutes maximum en cas d’attaque terroriste, et la prolongation de l’état d’urgence a été adoptée ce matin en Conseil des ministres. »
Pour informer les téléspectateurs du contenu de son émission, Yves Calvi se contente donc de relayer la parole du ministre de l’Intérieur, et d’informer de ses décisions.
Un choix « journalistique » auquel se conformera Yves Calvi durant toute l’émission, en se montrant, en outre, particulièrement inquiet de l’état de santé de la police française. En témoigne, par exemple, la première question qu’Yves Calvi pose à une des deux représentants de la police, Céline Berthon : « Est ce que vous allez tenir le coup ? Parce que, on va dire que nos forces de l’ordre au sens le plus large du terme sont quand même mises sous une pression extrêmement importante depuis plusieurs mois. »
Ainsi qu’au second représentant de la police, Jean-Luc Calyel (GIGN) : « Comment fait-on… Vous allez me dire ce sont des professionnels et c’est vrai mais euh… J’ai envie de vous dire pour maintenir sous pression dans une durée aussi longue des unités d’élite comme par exemple le GIGN ? »
Enfin, l’introduction d’Yves Calvi au premier reportage confirme également le ton : « Alors rappelons donc que l’état d’urgence a été prolongé de deux mois aujourd’hui même et en Conseil des ministres. Le but est de couvrir les grandes manifestations sportives de l’Euro et du Tour de France. Au-delà du cadre juridique et des délais, le ministre de l’Intérieur annonce un nouveau schéma tactique : il s’agit principalement d’améliorer la coopération et la coordination de nos unités d’élite du RAID, du GIGN et de la BRI. Officiellement, il n’est plus de zones du territoire français où nos services ne puissent intervenir en plus de 20 minutes… »
Par ces trois interventions, à chaque fois, Yves Calvi prend le parti de relayer, sans recul ni critique, le discours du ministère de l’Intérieur et se montre visiblement soucieux de la santé de « nos » forces de police. Journalisme ou porte-parolat ?
Yves Calvi confesse sa passion « du travail de la police »… jusqu’à en oublier le sujet de son émission
Pour comprendre pourquoi un numéro de « C dans l’air » peut être consacré à l’état d’urgence sans que jamais celui-ci soit interrogé, il faut peut-être s’arrêter sur la confidence qu’Yves Calvi fait à ses invités à la suite du premier reportage : « C’est passionnant parce qu’on est au cœur du travail de la police et de la gendarmerie. » Cette phrase pourrait expliquer pourquoi le sujet de l’émission – l’état d’urgence – est uniquement vu par le prisme de la police : c’est parce qu’Yves Calvi trouve cela « passionnant ». Et puisque c’est « passionnant », le même Yves Calvi invite des policiers dans son émission, qui vont parler avec « passion » de leur métier et des difficultés qu’ils rencontrent. En bout de chaîne, la « passion » d’Yves Calvi aboutit à une émission qui traite logiquement beaucoup de police et très peu d’état d’urgence.
On pourrait penser que la suite de l’émission compense ce tropisme. Il n’en est rien : que ce soit via les deux autres reportages ou les commentaires d’Yves Cavi, le même ton domine [5].
Un mois et quelques manifestations plus tard, dans son émission du 18 mai, Yves Calvi s’interroge de nouveau sur les conditions de travail et le bien-être des policiers : « J’avais envie de vous demander si vous étiez soulagé, après une journée de manifestation de ce type Jean-Claude Delage ? », puis : « Est ce que vous avez l’impression d’être entendu ? »
Et, en fin d’émission, de reprendre : « À ce stade-là je ne peux pas ne pas vous poser la question : est-ce qu’on a la matraque un peu lourde quand on est fatigué ? Tous ceux qui nous regardent ce soir savent effectivement… que vous êtes… enfin avec une charge de travail faramineuse depuis des mois, avec les attentats, les manifestations, les mouvements sociaux, je vais vous dire il est pas illégitime de penser que… un, un policier peut être effectivement à bout de nerfs ou en tout cas fatigué. »
Ou comment traiter des violences policières en s’interrogeant sur ce qui pourrait les excuser… Calvi semble d’ailleurs tellement proche du discours policier qu’il n’a aucun mal à se faire comprendre d’eux :
- Yves Calvi : « En règle générale, s’il fallait résumer avec des mots simples les instructions qui vous sont données, c’est : disperser, arrêter des gens, savoir être violent avec ceux qui le sont, ça peut s’exprimer simplement ? »
- Jean-Claude Delage : « Savoir être violent, ça je ne l’ai jamais entendu. »
- Yves Calvi : « Non, mais… »
- Jean-Claude Delage : « On se comprend, Yves Calvi, voilà. »
- Yves Calvi : « Voilà. »
« Décryptage » de service public ou échanges entendus ?
Durant toute la première émission, portant sur l’état d’urgence, le temps consacré à l’état d’urgence est approximativement de 9 minutes 30 secondes. Rappelons qu’un « C dans l’air » dure 65 minutes. Ainsi, aucun questionnement sur les effets de l’état d’urgence sur le quotidien de la population, sur les citoyens les plus impliqués dans l’actuel mouvement social ni sur les résultats ou les dérives de cet état d’urgence ne viendra perturber le salon de thé policier hébergé par le service public.
De même, la seconde émission ne propose qu’une vision très partielle du sujet qu’elle souhaite « décrypter » – la violence émaillant les manifestations – et unilatérale : celle de la police. Rien sur les manifestants blessés, rien sur les motivations des manifestants, rien sur les déviances des pratiques policières, sur lesquelles les points de vue critiques ne manquent pas et sont à la portée de tout journaliste un peu curieux : elles sont par exemple rigoureusement analysées par deux chercheurs du CNRS dans cet article.
Pour autant, que ce soit dit pour être tout à fait clair : inviter des policiers pour « décrypter » l’état d’urgence n’est pas condamnable en soi. Leurs points de vue doivent être entendus, comme tous les acteurs du mouvement social, quelle que soit leur position.
En revanche, n’inviter que des policiers en y adjoignant un professeur de criminologie (Alain Bauer) et des éditorialistes réputés pour leurs positions conservatrices est une curieuse manière de « décrypter » un sujet. En réalité, ce n’est pas à des « décryptages » qu’ont assisté les téléspectateurs durant ces deux émissions, mais à une campagne de soutien aux forces de police. Une fois de plus, Yves Calvi [6] privatise une émission de service public pour mener des opérations de maintien de l’ordre sous couvert de « débats ».
Benjamin Lagues, Étienne Capron et Julien Salingue
Annexe 1 : À deux doigts d’évoquer les violences policières, Yves Calvi se ressaisit
Retour le 20 avril, durant l’émission consacrée à l’état d’urgence. Immédiatement après le dernier reportage, consacré à l’image de la police et à l’affiche du syndicat Info’com-CGT, Yves Calvi y va de son commentaire à propos de l’affiche : « Derrière l’affiche, qu’on peut raisonnablement trouver idiote de la CGT, y a une vraie question, qu’on pourrait appeler la proportionnalité de la réponse policière… Ca va, si vous voulez, de l’arrêt : “Bonjour madame, montrez-moi vos papiers” en voiture au maintien de l’ordre quand il y a des manifestations. Dans les deux cas, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce sont même des vraies questions. »
Une manière d’enfin aborder, quitte à traiter du sujet de l’état d’urgence uniquement via la question policière, les violences policières ? Non ! Suite à quelques secondes de réponse d’Alain Bauer, expliquant qu’on ne voit pas tout ce qui passe avant les interventions policières (« les crachats, les jets de produits divers, les insultes… »), Yves Calvi s’empresse de couper son invité. Pour le contredire ? Non ! Pour mieux abonder dans son sens : « Le jour où le jeune homme… Je me permets d’insister parce que c’est une information, il y avait eu plusieurs dizaines de policiers blessés le jour où ce jeune homme a pris ce coup, en effet qui paraît tout à fait disproportionné. » Une information qu’Yves Calvi et son équipe ont probablement recueillie en enquêtant… À moins qu’ils ne se soient contentés de lire les communiqués de la préfecture de Police ?
Annexe 2 : Florilège de « questions SMS » lors de l’émission consacrée à la « violence » dans les manifestations
Et soudain :
Christophe Barbier monte alors au créneau :
« Est-ce que ce serait efficace sur les casseurs ? Comme disait Catherine Nay, il y aura dans quelques semaines le référendum de Notre-Dame-des-Landes, ils iront tous là-bas [7]. Vous verrez que s’il y a l’occasion d’aller dans une réunion internationale ou un rendez-vous politique, il y aura de nouveau des rendez-vous de violence [sic]. La Loi El Khomri est un prétexte pour les casseurs. » Rompez les rangs.