Des conclusions… peu concluantes : vérification ne rime pas toujours avec information
Puisqu’il s’agit de vérifier les faits, jugeons sur pièce. Prenons l’exemple du « Vrai du faux », la chronique quotidienne de fact-checking sur France Info, à propos de Benoist Apparu, qui a déclaré, début septembre 2014, que le plus le chômage augmentait, plus le FN en bénéficiait électoralement (quelles qu’elles soient les élections).
Pour vérifier cette assertion, France Info dresse alors les deux courbes (votes FN et taux de chômage) et constate sans grande surprise que Benoist Apparu s’est trompé : les deux courbes ne sont pas strictement parallèles. Le score du FN peut augmenter alors que le taux de chômage baisse - et vice-versa. Le vote FN ne serait donc pas lié aux taux de chômage ? Pas si simple pour France info : « Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe aucun lien entre le chômage et le vote Front national. » assure le chroniqueur à l’antenne. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’une « étude du cabinet Taddéo » (que Le Monde a d’abord publié et que France Info relaie donc à son tour) montre, pour les villes de plus de 10.000 habitants, que plus le taux de chômage est élevé, plus le score du FN l’est aussi.
Alors, oui ou non, les résultats électoraux du FN sont-ils corrélés au taux de chômage ? Mi-chèvre mi-chou, France Info conclut que « Pour résumer, Benoist Apparu se trompe quand il affirme que les courbes du chômage et du Front National se suivent depuis 50 ans. Par contre, la perte d’emploi peut effectivement expliquer en partie le succès du FN. » Mission accomplie : les « faits » ont été vérifiés.
Qu’a-t-on appris ? À dire vrai, pas grand-chose. On cherchera en effet la moindre information dans cette chronique : plutôt que de délivrer une information, ce « fact-checking » livre simplement un artefact informationnel (on présume d’emblée que le chômage est un facteur de vote FN et on vérifie cette hypothèse en testant une corrélation simpliste, alors qu’une corrélation ne renseigne pas mécaniquement sur un éventuel lien de cause à effet entre deux phénomènes observés).
Des réponses à des questions volontairement orientées politiquement
Prenons un autre exemple : les « Désintox » de Libé. Précisons d’emblée que les « fact-checking » de Libération sont souvent de très bonne facture, mais souffrent malgré tout, parfois, d’une autre tare du « fact-checking » : la trop grande focalisation sur la lecture des faits concernés que veut imposer l’auteur(e) des déclarations – quitte à passer à côté d’une présentation plus rigoureuse. En effet, à vouloir systématiquement « fact-checker » les élus et politiques, le risque est grand d’exercer un effet loupe sur leur lecture de l’événement.
Illustration. Le 25 septembre dernier, à propos de la loi Taubira sur l’individualisation des peines, Libération publie un article – « Brice Hortefeux et le laxisme de la réforme pénale » – démontrant que la sortie de Brice Hortefeux, selon laquelle la loi aboutira à « ce que 30 % des condamnés à de l’incarcération » ne soient finalement pas emprisonnés, est une aberration. Bien vu ! On comprend que la loi Taubira aura, au contraire de ce qu’affirme M. Hortefeux, un impact très limité sur les peines d’emprisonnement.
Mais la question de fond que pose la loi Taubira est-elle d’ergoter sur le nombre effectif de futurs prisonniers… ou de remettre en cause le principe même de l’emprisonnement ? De ce point de vue, la vérification des faits opérés par Libération aura certes l’appréciable effet de déconstruire les mensonges de Brice Hortefeux… Mais elle n’est pas autosuffisante. On peut se demander si, en l’absence d’une mise en contexte plus générale, cette mise au point n’aura pas contribué, incidemment et involontairement, à modifier les termes du débat en adoptant comme référence centrale les positions les plus favorables à la détention généralisée ?
Des vérifications très partielles
Un dernier exemple nous permettra d’illustrer un des écueils qu’affronte tout « fact-checking » : présenter les faits, oui, mais lesquels ? Car les pratiquants et promoteurs du « fact-checking » tendent parfois à sacraliser « les faits » en leur donnant le pouvoir de trancher n’importe quelle polémique, n’importe quel débat.
Pour un certain nombre de cas, c’est effectivement le cas. Ainsi, quand « Les Décodeurs » (Le Monde) démontrent que la proposition de Marine Le Pen, selon laquelle il faudrait déchoir de la nationalité française les Français partis « faire le djihad », ne peut être mise en place à cause des verrous juridiques actuels, les « faits » juridiques closent effectivement le débat, parce qu’ils sont incontestables.
En revanche, quand France TV info vérifie les déclarations d’Alain Juppé sur sa gestion des dépenses publiques, les « faits » sélectionnés sont plus contestables. Pour contrôler si oui ou non M. Juppé dispose d’un « bon bilan en matière de comptes publics », comme il déclarait lors de son passage dans l’émission « Des paroles et des actes » (France 2) du 2 octobre dernier, France TV info s’appuie sur… la source mentionnée par Alain Juppé lui-même (le think-tank « L’Institut Montaigne ») !
Trois problèmes se posent, dans ce cas :
- En matière de source, d’abord : France TV ne questionne pas la source mobilisée, évidemment à dessein, par M. Juppé ;
- Au sujet des faits choisis, ensuite : la chaîne de service public cite, sans le vérifier, le chiffre donné par « L’Institut Montaigne » ;
- Idéologique enfin : l’auteur de l’article ne remet jamais en question le fait selon lequel baisser la dépense public est un bien en soi - une idéologie pourtant propre à un champ politique particulier.
Bref, le « fact-checking » aura, en réalité, été tout relatif : la vérification aura seulement eu pour but de vérifier que M. Juppé n’avait pas abusé de l’argument d’autorité (c’est-à-dire qu’il ne faisait pas dire à la source mobilisée ce qu’elle ne disait pas). Une vérification pas inutile, mais qui ne prouve en rien que le bilan de M. Juppé en matière de comptes publics est positif. À moins, en effet, d’accorder un crédit spontané aux chiffres présentés par L’Institut Montaigne et à accepter comme fait établi les bienfaits des baisses de « dépenses publiques ».
Des faits… et de leur utilisation
Vérifier certains faits pour apprécier le débat public… ou vérifier les faits simplement parce qu’ils sont vérifiables ? La question mérite d’être posée puisque les trois exemples ci-dessus ont un point commun : les faits ne permettent pas mécaniquement, simplement parce que ce sont des « faits », de « vérifier » une argumentation. C’est ici qu’il convient de discuter les faits choisis dans la pratique journalistique du « fact-checking » : il ne s’agit pas toujours de vérifier certains faits parce qu’ils sont de bons outils pour apprécier un argumentaire ou une pensée, mais ces faits sont parfois vérifiés… simplement parce qu’ils sont vérifiables et dès lors qu’ils le sont.
Comment en est-on arrivés là ? Rapidement devenu victime de son succès, le « fact-checking » est en réalité devenu un genre quasi-autonome dans certains médias : équipe dédiée, chronique quotidienne, rubrique hebdomadaire, etc. In fine, puisqu’une case est à remplir, il fallait vérifier à tout-va. Et dans l’urgence, souvent, seules les données les plus rapidement vérifiables sont analysées. Résultat : une vérification industrielle de « faits », mais une production parfois famélique d’informations.
Cette logique n’est d’ailleurs pas proprement française : aux États-Unis, le célèbre site d’informations politiques « Politifact », récipiendaire du prix Pulitzer en 2009, s’est mis à fact checker n’importe quoi suite au succès de ses rubriques « Mensonge de l’année » et « Pants on fire ». Même succès, même dévoiement.
Benjamin Lagues