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Le « journalisme post-politique » éparpillé façon puzzle par Frédéric Lordon

par Julien Salingue,

Le 22 novembre, Frédéric Lordon publiait sur son blog hébergé par Le Monde diplomatique un long texte titré « Politique post-vérité ou journalisme post-politique ? ». Si certains développements de l’auteur dépassent largement notre champ d’intervention, il n’en demeure pas moins que ce texte constitue de notre point de vue un salutaire exercice de critique des médias.

Nous avons donc décidé d’en publier plusieurs extraits [1]. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre résumer un texte aussi riche et dense, mais plutôt d’inciter à en lire la version intégrale sans nécessairement reprendre à notre compte l’ensemble de ses dimensions [2].

Les médias font leur autocritique : « Oui, mais quand même non »

Les premières lignes du texte donnent le ton :

Un système qui, le lendemain de l’élection de Donald Trump, fait commenter l’événement par Christine Ockrent – sur France Culture… – et le surlendemain par BHL interviewé par Aphatie, n’est pas seulement aussi absurde qu’un problème qui voudrait donner des solutions : c’est un système mort. On ne s’étonnera pas que le thème des morts-vivants connaisse un tel regain d’intérêt dans les séries ou dans les films : c’est l’époque qui se représente en eux, et c’est peut-être bien le sentiment confus de cette époque, à la fois déjà morte et encore vivante, qui travaille secrètement les sensibilités pour leur faire apparaître le zombie comme le personnage le plus parlant du moment.

Et Frédéric Lordon d’évoquer le référendum de 2005, les étapes successives de la montée du Front national, le Brexit, la victoire de Donald Trump… Autant d’épisodes que les « morts-vivants » digèrent sans se remettre en cause, ou à peine :

Alors les médias, un peu sonnés à force, commencent à écrire que les médias pourraient avoir eu une responsabilité. Le propre du mort-vivant cependant, encore debout mais en instance de mourir, c’est que rien ne peut plus le ramener complètement vers la vie. Aussi, la question à peine posée, viennent dans l’instant les réponses qui confirment le pur simulacre d’une vitalité résiduelle, et la réalité de l’extinction en cours. Y a-t-il responsabilité des médias ? « Oui, mais quand même non ».

Les grands médias s’arrangent en effet pour formuler eux-mêmes les termes de leur remise en question, afin de neutraliser toute critique radicale et de circonscrire les problèmes en prétendant qu’ils se réduiraient au fait de ne pas avoir « vu venir » ces événements :

Comme on veut cependant donner tous les gages de la meilleure volonté réflexive, on concède qu’on doit pouvoir encore mieux faire pour connaître ce qui agite les populations réelles, et l’on promet de l’enquête, du terrain, de la proximité, de l’immersion, bref de la zoologie. On se demande alors si le contresens est l’effet d’une rouerie de raccroc ou d’une insondable bêtise. Car si l’élection de Trump a révélé « un problème avec les médias », ça n’est que très superficiellement de « ne pas l’avoir vue venir » : c’est plutôt d’avoir contribué à la produire !


Une mystérieuse « France de la colère et du rejet »

Cette prétendue autocritique est tournée en dérision par l’auteur, nombreux (et savoureux) exemples à l’appui, de la précarisation des salariés des médias brandie – par une ruse de la déraison éditocratique – comme un argument censé démontrer que les journalistes ne sont pas déconnectés de la « vraie vie », aux diverses déclarations d’intention faisant du « retour au terrain » le remède à tous les maux :

On pourra égailler autant qu’on veut des bataillons de pigistes précarisés dans la nature avec pour feuille de route « le retour au terrain », on ne voit pas trop ce que cette dispersion pourrait produire comme révisions éditoriales sérieuses, qui auraient dû survenir il y a longtemps déjà, et ne surviendront plus quoi qu’il arrive. On en a plus que l’intuition à cette phénoménale déclaration d’intention du directeur du Monde qui annonce avoir constitué une « task force » (sic) prête à être lâchée à la rencontre « de la France de la colère et du rejet » [3], et l’on mesure d’ici l’ampleur des déplacements de pensée que des enquêtes ainsi missionnées vont pouvoir produire auprès de leur commanditaire.

Or le mal est beaucoup plus profond, et les remises en question superficielles ne règleront rien. Et ce n’est pas la nouvelle « grille d’analyse » à la mode chez certains éditorialistes diagnostiquant une entrée dans l’ère de la « post-vérité », qui inversera la tendance :

C’est que pour avoir depuis si longtemps désappris à penser, toute tentative de penser à nouveau, quand elle vient de l’intérieur de la machine, est d’une désespérante nullité, à l’image de la philosophie du fact-checking et de la « post-vérité », radeau de la méduse pour journalisme en perdition. L’invocation d’une nouvelle ère historique dite de la « post-vérité » est donc l’un de ces sommets que réserve la pensée éditorialiste : une nouvelle race de politiciens, et leurs électeurs, s’asseyent sur la vérité, nous avertit-elle (on n’avait pas vu). Des Brexiteers à Trump, les uns mentent, mais désormais à des degrés inouïs (plus seulement des petits mensonges comme « mon ennemi c’est la finance »), les autres croient leurs énormités, on peut donc dire n’importe quoi à un point nouveau, et la politique est devenue radicalement étrangère aux régulations de la vérité. C’est une nouvelle politique, dont l’idée nous est livrée là par un gigantesque effort conceptuel : la « politique de la post-vérité ». Soutenue par les réseaux sociaux, propagateurs de toutes les affabulations – et à l’évidence les vrais coupables, ça la presse l’a bien vu.


L’avènement du « fact-checking » et du journalisme post-politique

Cette « grille d’analyse » a pour corollaire l’avènement du « fact-checking », pratique journalistique en vogue qui consiste à opposer à la « post-vérité » la « vérité des faits », réponse-miracle de ces chefferies éditoriales qui déplorent la crédulité du public et s’émeuvent de la fin du rôle prescripteur des médias traditionnels :

Katharine Viner [4] en vient logiquement à conclure que Trump « est le symptôme de la faiblesse croissante des médias à contrôler les limites de ce qu’il est acceptable de dire » [5]. Le tutorat moral de la parole publique, spécialement celle du peuple et des « populistes », voilà, sans surprise, le lieu terminal de la philosophie éditorialiste de la « post-vérité ». Comprendre ce qui engendre les errements de cette parole, pour lui opposer autre chose que les postures de la vertu assistée par le fact-checking, par exemple une action sur les causes, ne peut pas un instant entrer dans une tête d’éditorialiste-de-la-vérité, qui comprend confusément que, « les causes » renvoyant à ce monde, et l’hypothèse d’y changer quoi que ce soit de sérieux étant par principe barrée, la question ne devra pas être posée.

Les tenanciers du débat public ont ainsi une lourde part de responsabilité dans les phénomènes qu’ils prétendent dénoncer, voire même combattre. A fortiori lorsqu’ils entendent réduire le débat public à une confrontation entre les « idéologues » (ceux qui prétendent que les choses pourraient être autrement) et les « réalistes » (eux-mêmes, qui savent ce qu’est le monde et donc ce qu’il ne peut pas être) :

La frénésie du fact-checking est elle-même le produit dérivé tardif, mais au plus haut point représentatif, du journalisme post-politique, qui règne en fait depuis très longtemps, et dans lequel il n’y a plus rien à discuter, hormis des vérités factuelles. La philosophie spontanée du fact-checking, c’est que le monde n’est qu’une collection de faits et que, non seulement, comme la terre, les faits ne mentent pas, mais qu’ils épuisent tout ce qu’il y a à dire du monde. […]

Le fact-checking qui, épouvanté, demandera dans un cri de protestation si c’est donc qu’« on préfère le mensonge à la vérité », est sans doute ici hors d’état de saisir l’argument qui n’a rien à voir avec l’exigence élémentaire d’établir correctement des faits, mais plutôt avec l’accablant symptôme, après Trump, d’une auto-justification des médias presque entièrement repliée sur le devoir fact-checkeur accompli. Trump a menti, nous avons vérifié, nous sommes irréprochables. Malheureusement non. C’est qu’un Trump puisse débouler dans le paysage dont vous êtes coupables. Vous êtes coupables de ce qu’un Trump n’advient que lorsque les organes de la post-politique ont cru pouvoir tenir trop longtemps le couvercle sur la marmite politique.


Misère de la pensée fact-checkeuse

Après ce développement [6] sur le phénomène du fact-checking et ce qu’il révèle de l’impasse du « journalisme post-politique », l’auteur s’en prend à la thèse, régulièrement mise en avant par les tôliers de la critique des médias autorisée, selon laquelle les accusations de manque de pluralisme dans les médias seraient démagogiques, voire mensongères. À l’image de ce « fact-checkeur » qui essaie de tourner en dérision cette accusation en expliquant qu’il n’y a pas « un lémédia » mais « des médias » [7], puissant argument « fact-checké » par Frédéric Lordon :

« Lesjours.fr ou Le Chasseur Français » ne racontent pas la même chose nous apprend le penseur-décodeur, de même qu’« Arte c’est [pas] pareil que Sud Radio ». Comme c’est profond, comme c’est pertinent. « L’actualité sociale [n’est pas] présentée de manière identique dans L’Humanité et dans Valeurs Actuelles  » poursuit-il si bien lancé, et n’est-ce pas tout à fait vrai ? On pense aussitôt à Gilles Deleuze : « on connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités ». Misère de la pensée fact-checkeuse.

Dans le registre qui est pourtant le sien, pour ne pas trop le secouer quand même, on pourrait demander à notre décodeur combien de fois par an il entend citer L’Humanité, Politis ou Le Monde Diplomatique dans la revue de presse de France Inter, ou ailleurs, combien de fois il voit leurs représentants à la télé ou dans les radios. Voudrait-il avoir l’amabilité de se livrer à ce genre de décompte ? (on lui signale qu’Acrimed [8] s’y livre à sa place depuis deux décennies et que, de même, jamais un article d’Acrimed n’est cité dans lémédia bariolés). Au hasard, puisqu’il décode au Monde, pourrait-il fact-checker vite fait combien de reprises ont salué l’édifiante enquête de Politis sur les méthodes managériales de Xavier Niel [9], où l’on comprend tout de même une ou deux choses sur ce qui conduit de la violence néolibérale aux rages qui saisissent les classes salariées ?

Bonnes questions.


***


La dernière partie du texte, plus politique, analyse une dernière expression de la faillite du « journalisme post-politique », à savoir le (mal-)traitement médiatique de ce que Frédéric Lordon nomme « la vraie gauche », et ses conséquences sur les champs idéologique, électoral et partisan, pour nous emmener vers une conclusion intitulée « L’écroulement ? ».

Conclusion que l’on ne manquera pas d’aller découvrir sur le blog de l’auteur après avoir lu l’ensemble de son texte : une contribution salutaire eu égard aux débats politiques du moment et, en ce qui nous concerne plus directement, à l’actualisation de la critique des médias.


Julien Salingue

 
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Notes

[1Après avoir obtenu l’autorisation de l’auteur, qu’il en soit remercié !

[2Sauf mention contraire, les notes sont celles de l’auteur. Les intertitres sont, en revanche, d’Acrimed.

[3Jérôme Fenoglio, cité in « En France, les médias promettent de “réduire la distance avec les lecteurs” », Libération, 19-20 novembre 2016.

[4Éditorialiste au Guardian (note d’Acrimed).

[5Katharine Viner, « How technology disrupted the truth », The Guardian, 12 juillet 2016, Katharine Viner reprend ici une citation de Zeynep Tufekci, sociologue turque.

[6Dont nous ne donnons ici qu’un aperçu, et que nous recommandons de lire avec attention (note d’Acrimed).

[7Samuel Laurent, responsable des Décodeurs au Monde, « La post-vérité, lémédia, le fact-checking et Donald Trump », Medium France, 14 novembre 2016.

[8Voir par exemple, sur notre site : « Europe : quels économistes s’expriment dans Le Monde ? Les banquiers ! » (note d’Acrimed).

[9Erwann Manac’h et Sweeny Nadia, « Enquête sur le système Free », Politis, 18 mai 2016.

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