Jean Quatremer, évidemment
À tout seigneur tout honneur, c’est avec Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles dont nous avons eu à de multiples reprises l’occasion de saluer les exploits, que nous ouvrirons le bal. Le mercredi 22 juin, veille du référendum, il était l’un des invités de l’émission « Europe Hebdo », sur LCP [2], et nous a offert ses lumineuses lumières. Alors que le scrutin n’a pas encore eu lieu, Jean Quatremer, questionné sur les modalités d’un éventuel Brexit, explique qu’il y aura deux types de négociations : sur la sortie de la Grande-Bretagne, et sur les nouveaux accords qui lieront Grande-Bretagne et Union européenne. La suite est… savoureuse :
Il y a ceux qui veulent, les pays de l’Est, d’Europe de l’Est, les Pays-Bas, qui aimeraient bien mener les deux négociations de front afin de rendre moins douloureuse la sortie britannique. Mais le problème, c’est que si on rend la sortie britannique pas douloureuse, ça va donner des arguments à Marine Le Pen, à l’extrême-droite européenne, et ça risque d’avoir un effet de contagion donc l’idée c’est plutôt de rendre cette sortie la plus brutale et la plus douloureuse possible […]. Pour éviter l’effet de contagion, il faut que le départ soit douloureux. C’est aussi simple que ça.
Des propos qui ont valu à Jean Quatremer d’être cité sur le compte Twitter de LCP :
En d’autres termes, si les Britanniques votent « leave », il faudra leur en faire payer le prix, et de préférence le prix fort. En cherchant bien, on pourrait imaginer que Jean Quatremer se fait maladroitement, au cours de cette tirade, le porte-parole de la position « dure » sans nécessairement la reprendre à son compte. Mais ce serait mal connaître le journaliste de Libération qui sortira du bois (où il était fort mal caché), après le vote, lors d’une table ronde organisée à Sciences Po Paris [3], au cours de laquelle il joue le « modérateur »… sans aucune modération. Extrait [4] :
Pour la première fois, et je trouve ça fascinant ce qui va se passer, c’est que là, on va mettre en œuvre et on va voir grandeur nature ce qui se passe quand un pays, qui en plus n’est pas totalement intégré à l’Union européenne, quitte l’Union européenne. Et c’est ça qui est intéressant. Et ça panique l’extrême droite, ça panique complètement l’extrême droite, parce qu’ils se disent… ils ont compris que ça va mal se passer. Ce que tu disais tout à l’heure, à propos de Boris Johnson, même de Nigel Farage, qui dit « finalement, il n’y a pas urgence », c’est que les mecs se rendent compte qu’ils se sont fait sauter eux mêmes ! Et là, c’est génial, on ne doit pas être gentils avec les Britanniques ! Quand je dis « il faut être méchant avec les Britanniques », moi je fais partie des gens qui poussent à fond pour que ce soit dur, c’est parce qu’il faut qu’on voie ce que c’est ! Voilà. Moi, ils ont voulu sortir, et on va respecter leur vote, mais jusqu’au bout ! Ils vont le bouffer jusqu’au bout ! Et c’est ça qu’on doit faire.
« Ils vont le bouffer jusqu’au bout ». Une formule qui ne manque pas d’élégance, et qui traduit malheureusement plus que l’état d’esprit du seul Jean Quatremer à l’égard de ces Britanniques qui n’ont rien compris et qui doivent payer.
Les Britanniques, ces « crétins »
Dans les heures et les jours qui ont suivi le scrutin, on a ainsi vu se multiplier les reportages et les articles filant la métaphore de la « gueule de bois » :
C’est même le titre de la revue de presse de RFI en date du 29 juin :
Si l’on comprend bien la métaphore, ces Britanniques irresponsables ont donc voté alors qu’ils n’étaient pas en pleine possession de leurs moyens, réalisant, le lendemain du vote, le geste déraisonnable, voire irrationnel qu’ils ont commis la veille. Confirmation dans Sud-Ouest le 26 juin : « Comme au lendemain d’une soirée bien arrosée. On a refait le monde, rêvé d’un avenir radieux. Et puis, au matin, on se réveille sous les coups de boutoir de la gueule de bois du siècle. C’est un peu ce que vit le Royaume-Uni depuis le vote historique de jeudi qui a sanctionné la sortie du pays de l’Union européenne. » Mais ce n’est qu’une image…
À l’appui de cette « thèse », de nombreux articles ont été consacrés à des électeurs britanniques « regrettant déjà leur vote » (pour le Brexit évidemment) :
Aucune idée, bien évidemment, de la représentativité de ces quelques témoins, dont on reconnaît parfois, au passage, qu’ils ne sont pas nombreux. Ainsi sur le site d’ Europe 1 : « À en croire plusieurs témoignages dans les médias et sur les réseaux sociaux, plusieurs Britanniques regrettent déjà d’avoir voté en faveur d’une sortie de l’Union européenne ».
« Plusieurs ». Diantre. Mais l’accumulation de titres au sujet de ces électeurs est venue, consciemment ou non, à l’appui de la « thèse » de la « gueule de bois » [5], certains ne se privant pas de généralisations abusives et… méprisantes :
No comment…
Le « vieux » Britannique : voilà l’ennemi !
Il serait toutefois malhonnête d’affirmer que l’ensemble des Britanniques ont été désignés à la vindicte eurobéate. Une catégorie a été particulièrement ciblée : les électeurs les plus âgés. Il semble en effet ressortir de diverses enquêtes d’opinion réalisées en Grande-Bretagne que la société britannique serait fracturée entre les « vieux », majoritairement pour le « leave », et les « jeunes », majoritairement pour le « remain ».
Mais du simple « constat » sociologique, on a rapidement dérapé vers la stigmatisation des électeurs britanniques les plus âgés, jugés coupables de tous les maux et accusés d’égoïsme vis-à-vis des « jeunes ». Avec les fulgurances de certains journalistes et éditocrates, au premier rang desquels l’inévitable Jean-Michel Aphatie :
Jean Quatremer, s’adressant aux électeurs « anglais et gallois » [6] :
Vous avez pris le risque de diviser pour longtemps votre société entre, d’une part, jeunes, diplômés et urbains, massivement « remain », et, d’autre part, vieux, peu diplômés et ruraux, massivement « leave », une fracture sociale pour longtemps béante.
Mais aussi Hélène Bekmezian, du Monde :
Qui s’est également fendue d’une plaisanterie au goût... douteux :
Rendons grâce à ces esprits chagrins : en Suisse aussi, les « vieux » ont été célébrés, comme dans le quotidien Le Temps (26 juin) :
Au-delà du caractère accusateur du discours, il existe un problème majeur, qui n’a pas semblé inquiéter nos journalistes et éditorialistes : les enquêtes d’opinion sur lesquelles s’appuie cette opposition entre « les jeunes » ayant voté « remain » et « les vieux » ayant voté « leave », indiquent que les plus jeunes se sont en réalité massivement abstenus. Ainsi de ces chiffres diffusés par Sky News, qui précisent le taux de participation par tranche d’âge :
Soit, si l’on tient compte de l’abstention, les résultats suivants [7] :
En d’autres termes, s’il est vrai que les plus jeunes ont moins voté pour le Brexit, c’est également, si l’on tient compte de l’abstention, chez les plus jeunes que l’on trouve le moins de votants pour le « remain ». Ces données sont-elles fiables ? Pas nécessairement. Mais dans la mesure où elles reposent sur les mêmes enquêtes d’opinion que celles qui ont servi à développer le discours de la « fracture » générationnelle, on ne peut qu’être (naïvement ?) surpris du fait que les eurobéats aient soigneusement sélectionné les données afin de n’utiliser que celles qui servaient leur discours…
Interlude : Bernard-Henri Lévy
Bernard-Henri Lévy y est, bien évidemment, allé de sa contribution. Et c’est dans les pages du Monde [8], quotidien dont il est, rappelons-le, membre du Conseil de surveillance, qu’il s’est épanché le 25 juin. Extrait :
Ce « Brexit », c’est la victoire, non du peuple, mais du populisme. Non de la démocratie, mais de la démagogie. C’est la victoire de la droite dure sur la droite modérée, et de la gauche radicale sur la gauche libérale. C’est la victoire, dans les deux camps, de la xénophobie, de la haine longtemps recuite de l’immigré et de l’obsession de l’ennemi intérieur. C’est, dans tout le Royaume-Uni, la revanche de ceux qui n’ont pas supporté de voir les Obama, Hollande et autres Merkel donner leur avis sur ce qu’ils s’apprêtaient à décider.
C’est la victoire, autrement dit, du souverainisme le plus rance et du nationalisme le plus bête. C’est la victoire de l’Angleterre moisie sur l’Angleterre ouverte sur le monde et à l’écoute de son glorieux passé. C’est la défaite de l’autre devant la boursouflure du moi, et du complexe devant la dictature du simple.
BHL ne s’embarrasse pas de nuances, sans doute parce qu’il connaît à merveille la situation politique et sociale britannique, lui qui avait fait preuve d’une lucidité toute philosophique le jour du scrutin :
Brexit ou pas, BHL reste BHL.
L’Union européenne ou le « chaos »
Dans les jours qui ont suivi le scrutin, on a en outre vu se développer dans les médias dominants un discours particulièrement alarmiste, probablement destiné à convaincre les lecteurs, auditeurs et téléspectateurs que sortir de l’Union européenne signifiait, sinon l’enfer, au moins le « chaos ». Ainsi, à la « une » du Monde (papier) le 28 juin :
Ou sur le site du quotidien le 1er juillet :
Notons que le même jour, on trouvait une autre occurrence du mot « chaos » dans les titres des articles du Monde.fr :
En espérant que, malgré le Brexit, Boko Haram ne se développera pas en Grande-Bretagne…
Le Monde a également joint sa voix au chœur des eurobéats déterminés à rendre les Britanniques responsables de tous les (futurs) maux de l’Europe, entretenant un climat particulièrement anxiogène :
Et comme le ridicule ne tue pas :
Et que dire de ce titre du Figaro ?
Inutile de préciser que l’incident de l’Eurostar n’avait (évidemment) rien à voir avec le Brexit…
Face à l’irresponsabilité des Britanniques, on a donc pu compter sur la responsabilité et la clairvoyance d’éditocrates et de journalistes qui, signalons-le au passage, n’étaient pourtant pas les derniers à nous « vendre », il y a peu de temps encore, le « modèle britannique ».
Des esprits clairvoyants qui, à en croire Laurent Joffrin, lui aussi dépité du vote des Britanniques, étaient en bonne compagnie :
Pour l’Union européenne, la défaite est cinglante. La Commission, la Banque centrale, les gouvernements, les partis de gouvernement, tout ce que le continent compte d’esprits raisonnables et ouverts ont eu beau multiplier les mises en garde, et parfois les menaces, rien n’y a fait.
Aussi « raisonnables et ouverts » que tous les donneurs de leçons de l’éditocratie ? Probablement.
Julien Salingue (grâce à une observation collective)
Post-Scriptum : Le poids des mots, le choix des photos
Nos remerciements à Slate.fr pour ce titre et cette photo tout en nuances :