1. Haro sur les auditeurs « irrationnels » et « complotistes »
Sur le site de Radio France, c’est en ces termes que le rôle du médiateur est résumé : « Le poste de médiateur a été créé pour offrir aux auditeurs/internautes de Radio France la possibilité de se référer à une instance impartiale ».
Une impartialité que les auditeurs de France Inter ont pu apprécier dans le « rendez-vous » du 22 avril, finement intitulée « Linky le compteur qui rend fou »… La présentation de l’émission sur le site de France inter résume bien l’état d’esprit du médiateur et des journalistes présents :
Une présentation dont l’impartialité saute aux yeux et que Bruno Denaes reprendra mot pour mot à l’antenne :
- Sonia Devillers (s’adressant au médiateur) : « Vous vouliez pour commencer interroger Bruno Duvic avec les questions de Mélanie. »
- Bruno Denaes : « Exactement, Mélanie et puis quelques autres militants qu’on peut considérer peut-être un peu aveuglés par leur combat, qui demandent : “Comment... combien avez-vous été payé par ERDF pour faire votre émission et la promo de ce compteur ?” »
Après avoir sélectionné et mis en exergue les critiques outrancières de quelques auditeurs, les journalistes, encouragées sur cette voie par le médiateur, ramènent celles des autres à des peurs irrationnelles ou à du complotisme. Ce sont d’abord les réseaux sociaux, et singulièrement Youtube, qui sont mis en cause :
- Sonia Devillers : « Alors pour que tout le monde comprenne bien, il faut aussi savoir que derrière il y a les réseaux sociaux, qu’il y a le web, que ce sujet est devenu extrêmement épineux et qu’il y a d’autres relais d’influence que les journalistes, que les médias traditionnels, je vous propose d’écouter une youtubeuse très, très regardée. »
- Extrait sonore de la vidéo (voix de femme en pleurs) : « L’obligation a été votée d’installer pour tout le monde des compteurs Linky et il y a des gens qui essayent de prévenir que c’est hyper dangereux, ils le savent depuis le début ceux qui ont déployé tout ça. On est face à un crime contre l’humanité ».
- Sonia Devillers : « Alors, il faut bien qu’on vous précise que ceci n’est pas un sketch, ce n’est pas un numéro d’humoriste sur Youtube. Bruno Denaes, vous vouliez interroger à ce sujet Anne Brunel. »
- Bruno Denaes : « Exactement, c’est d’ailleurs Anne Brunel qui l’a découverte en quelque sorte sur Youtube. Qui est cette personne, c’est une spécialiste de Linky ? »
À ce moment de l’émission, on ne sait trop pourquoi la journaliste choisit de présenter une vidéo (outrancière) vue moins de 40 000 fois, comme l’inspiratrice des auditeurs ayant interpellé la rédaction de France inter… Puis Anne Brunel explique peu ou prou qu’elle a débusqué un complot d’auditeurs complotistes :
- Sonia Devillers : « Et des complotistes il y en a derrière ces réactions sur Linky ? »
- Anne Brunel : « […] Il y a des gens qui sont, je dirais, imprégnés d’un discours complotiste, c’est-à-dire convaincus qu’il y a quelque part, dans la société, au-dessus de ce qu’on appelle "le peuple", donc le grand public, un certain nombre de forces maléfiques, dont les médias, disent-ils, "mainstream" je dirais, les grands médias grand public, mais aussi les grandes institutions mais aussi l’élite dirigeante des pays sont donc l’incarnation de ces pouvoirs maléfiques. Et les personnes qui sont en butte à l’institution, les personnes qui craignent les grands forces commerciales par exemple, "Big Pharma", les grands labos pharmaceutiques, donc tous les gens qui vont être très craintifs vis à vis des médicaments, vis-à-vis de l’obligation vaccinale, vis-à-vis de la médecine classique, chimique, vont avoir cette tendance à s’imprégner d’un discours de nature complotiste parce que ça va recouper leurs propres inquiétudes. »
Après une telle série d’amalgames et de généralités, on reste coi, mais pas Bruno Denaes qui estime visiblement sa mission de médiation accomplie et préfère analyser, sans doute en sa qualité d’expert ès « gens », cette tendance généralisée au complotisme : « Se faire peur, on a l’impression que les gens adorent ça ». Oui, car « les gens », renchérit Anne Brunel, « adorent trouver des réponses qui correspondent à ce qui les convainc déjà ».
Quoi que l’on pense de la cause et des arguments des opposants au compteur Linky et des protestations qu’ils ont émises à la suite des émissions de France Inter, on peut se demander si c’est bien le rôle d’un médiateur, qui devrait être un facilitateur de dialogue, d’exposer de la sorte ses parti-pris en faveur du travail de ses collègues, et surtout de disqualifier en bloc et par tous les moyens, voire de tourner en ridicule les auditeurs qui s’adressent à lui.
Une manière de procéder d’autant plus contestable que Bruno Denaes semble coutumier du fait, puisqu’il récidive dès lors que les interpellations se font un peu trop critiques à son goût.
2. Les « oreilles militantes » des auditeurs, le travail irréprochable des journalistes
Voici comment il introduit l’émission de France Info du 7 mai sur France Info : « Alors beaucoup de réactions en effet, et de questions liées à l’actualité sociale, des réactions, il faut quand même le préciser, souvent partisanes. Je le constate d’ailleurs régulièrement, beaucoup d’auditeurs ont tendance parfois à écouter avec des oreilles un peu militantes. »
Puis un peu plus loin dans l’émission, alors que Grégory Philipps, directeur adjoint de la rédaction de France Info, met en cause la bonne foi des auditeurs, comme cela semble être une habitude dans les émissions du médiateur, Bruno Denaes le coupe pour surenchérir :
- Grégory Phillips : « Je pense que ce qui est intéressant dans cette période c’est qu’on est dans une période de crispation, on le voit bien, de la société française, et j’ai envie de dire que les auditeurs entendent un petit peu ce qu’ils ont envie d’entendre, et que comme vous le disiez tout à l’heure, Bruno, selon... [il est interrompu] »
- Bruno Denaes : « Oui moi je le constate aussi en effet en tant que médiateur. »
Cette critique de la partialité des auditeurs semble même être un élément récurrent des émissions du médiateur. Elle s’accompagne logiquement d’une disqualification systématique des critiques émises, de rappels laudateurs de l’exemplarité du travail des journalistes de Radio France, ainsi que de la nécessité du médiateur… Sur bien des sujets, le procédé est similaire.
Ainsi, le 18 juin, sur France Info, le « Rendez-vous du médiateur » est censé porter sur les réactions des auditeurs au traitement des récents attentats. Ce jour là, Grégory Philipps aura moins de 3 min pour s’expliquer sur les remarques envoyées par les auditeurs avant que Bruno Denaes n’intervienne pour relativiser aussitôt leur portée critique, et surtout réorienter la discussion vers un tout autre terrain : l’excellence de France Info !
Bruno Denaes : « Alors, précisons que bien souvent dans les réactions, bien souvent ce sont des gens qui sont très, très sensibilisés ou militants à certaines causes. Parlons aussi maintenant de l’organisation à France Info. Alors, les auditeurs se sont félicités de la réactivité de votre antenne. Alors, vous avez commencé déjà à en parler un petit peu, comment ça s’est passé dimanche et comment vous avez réagi ? »
S’ensuit une explication de l’organisation de France Info qui ne répond en rien aux remarques des auditeurs, mais qui occupera tout le reste de l’émission, permettant à Bruno Denaes et Gregory Philipps, qui ne veut pourtant pas « lancer des fleurs [aux] équipes » de la chaîne, d’insister sur la « prudence », la « responsabilité » et la « réactivité » dont elles auraient fait preuve.
Une médiation exemplaire que Bruno Denaes réitérera le 2 juillet lors d’un autre « Rendez-vous », consacré cette fois au traitement du « Brexit » par France Info. Là encore, le médiateur introduit les critiques des auditeurs avec un sens de la contextualisation qui n’appartient qu’à lui :
Bruno Denaes : « Alors, soyons précis pour commencer, ce sont des auditeurs parmi les plus anti-européens qui nous ont principalement écrit. À les lire, France Info n’aurait diffusé que des opposants au retrait du Royaume-Uni. Alors que répondez-vous Isabelle [Labeyrie], vous qui étiez d’ailleurs à Londres au moment du vote ? »
Une impartialité manifeste que confirmera la suite de l’émission, Bruno Denaes appuyant sans retenue les proclamations de vertu des deux journalistes, quand il ne donne pas, simplement, son avis sur la question :
- Edwige Coupez : « Et tout cela sans parti pris de votre part ou des journalistes qui étaient sur le terrain ? »
- Isabelle Labeyrie : « C’est le travail d’un journal que de ne pas prendre parti, mais de refléter ce qu’il entend et ce qu’il voit sur le terrain. »
- Bruno Denaes : « Et je confirme parce qu’en effet j’ai entendu tous ces reportages ; alors, on reproche aussi, concernant les invités français sur l’antenne : "Vous n’avez choisi que des politiques ou des spécialistes pro-européens", nous dit Gaël. Alors je pense qu’hormis le Front National, la plupart d’ailleurs des hommes politiques français sont plutôt pro-européens [sic]. »
[…]
- Bruno Denaes : « Alors plusieurs auditeurs s’attaquent également à la présentation des conséquences du Brexit. "Vous n’avez présenté que les aspects négatifs et non les bienfaits", écrit Jean. Alors, en étant peut-être un peu provocateur, il y a des bienfaits ? [re-sic] »
Sans doute cette dernière remarque rassurera-t-elle les auditeurs à l’origine de ces accusations de parti-pris...
Dans ces émissions, la mise de côté et le dénigrement de la critique des auditeurs est toujours solidaire d’une idéalisation du travail journalistique qui fait de toute critique, fut-elle constructive, une attaque contre la profession elle-même. Une idéalisation qui veut que les journalistes, parce qu’ils ne font que « relate[r] des faits ou les explique[r] », fassent preuve d’une relative objectivité ou impartialité. Pointer des biais dans le traitement de l’information est dès lors insupportable ou inaudible en ce que cela risque de mettre au jour l’écart (souvent béant) entre cette mythologie qui est aussi une idéologie professionnelle et la réalité du travail de journaliste, mais aussi et surtout, les véritables causes de cet écart.
Finalement, cette attitude du médiateur face aux interpellations des auditeurs rejoint le constat fait à de maintes occasions par Acrimed : la critique des médias n’est tolérée dans les médias dominants – Bruno Duvic ne reconnaît-il pas qu’« il est toujours bon d’avoir un regard critique sur son travail quand on est journaliste » ? –, que lorsqu’elle provient de l’intérieur du système médiatique, c’est-à-dire lorsqu’elle est, par définition, préalablement contrôlée et neutralisée. Et peut-être est-ce là le véritable rôle du médiateur ?
Sarah Bourdaire