À tout Président, tout honneur : le jury était présidé par Jean-Noël Jeanneney, historien, certes, mais aussi spécialiste des célébrations : ancien Président de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, membre du Haut comité des célébrations nationales [1]. Célébrer est un véritable job.
On pourra relever, non sans malice, que l’endogamie sociale trouve ici une première vérification puisque Jeanneney, ancien secrétaire d’État, est le fils d’un ancien ministre, le petit-fils d’un ancien ministre (qui fut aussi président du Sénat) et la lauréate 2015 est également la fille d’un ancien ministre. Sciences-po les a couvés puisque Jean-Noël Jeanneney et le père de la lauréate ont été tous deux enseignants à Sciences-po et que le Président et la lauréate sont d’anciens élèves de Sciences-po.
Outre Jean-Noël Jeanneney, le jury est composé de 14 membres. Et comme le jury intègre chaque année le lauréat de l’année précédente, les 8 anciens lauréats en sont membres (à la différence du Prix Albert Londres qui ne retient que les lauréats des deux années précédentes [2]) : Frédéric Taddeï (2007), Emmanuel Laurentin (2008), Nicolas Demorand (2009), Jean-Jacques Bourdin (2010), Jean-Michel Aphatie (2011), Anne-Sophie Lapix (2012), Marc Voinchet (2013), Thierry Demaizière (2014) [3]. Un tel jury, qui réunit des consacrés en charge de la consécration, mérite donc le grand prix de la cooptation – qu’il devrait se décerner lui-même.
Complété par six importants, mais sans-grade, ce jury est un club de célébrants qui ont en commun de croire et de faire croire que le job de passeur de plats est un métier d’élite qui occupe (avec celui d’éditorialiste) le sommet des métiers du journalisme. Qui mieux que des importants peut honorer leur importance en honorant chaque année un important qui rejoindra à son tour le club des importants ? Rivaux dans la course aux honneurs et aux postes, mais associés pour communier dans le culte du plus beau métier du monde.
La fermeture sur soi du (tout) petit monde réuni en jury est à l’image du (tout) petit monde interrogé par Léa Salamé, « vaillante garde-frontières (sociales) sur France Inter » et réciproquement [4].
Et comme le mercato des éditorialistes et chargés d’entretiens leur permet de passer de station en station et de chaîne de télé en chaîne de télé, on ne sera pas surpris de voir que, sous la présidence de Jean-Noël Jeanneney - ancien patron de Radio France, le groupe de la station de radio où officie la lauréate -, le jury réunisse des élus qui sont majoritairement passés par France Inter ou France 2 [5].
On ne sera donc pas surpris non plus de découvrir que France Inter, pour en partager les bénéfices symboliques, s’honore du prix décerné à Léa Salamé. Sur le site de France Inter, un article dithyrambique, dédié à la gloire de la gagnante, célèbre « son talent journalistique », sa « maîtrise des dossiers », sa « curiosité inégalée », « sa solide culture éclectique, sa ténacité dans l’art du questionnement, sa capacité à rebondir et à multiplier les angles », « son sang-froid et son élégance ». Bref : « "En une saison, son entretien du 7h50 a devancé tous les concurrents. Rapide, tenace, efficace, Léa sait aussi surprendre, séduire, dérouter. Elle est à l’antenne comme elle est dans la vie, fonceuse, inquiète, fantasque, bosseuse. Une vraie et très grande journaliste", se félicite Laurence Bloch, directrice de France Inter. » Reine de l’audimat, elles a « devancé ses concurrents » ! Signe ultime de qualité journalistique… Qualité que n’a pas manqué de relever Patrick Cohen, animateur de France Inter qui a félicité sur France Inter sa collègue de France Inter.
N’en doutons pas : la critique n’empêche pas de savoir admirer quand il le faut. Savoir admirer peut même être admirable. À condition que cette admiration, à supposer même qu’elle soit justifiée, n’étouffe pas tout sens critique. Et que cette admiration et ce sens critique ne s’exercent pas seulement pour évaluer si Léa Salamé mérite de figurer en tête d’un palmarès, comme nous invite à en débattre la médiatrice du « Plus » (annexe du site de L’Obs) en ouvrant le « débat » : « [Débat en +] Léa Salamé est-elle vraiment la meilleure intervieweuse de l’année ? » (souligné par nous). Voilà au moins un prix qui ouvre un « débat » de fond ! La prochaine fois, il faudra peut-être organiser des primaires.
Bienvenue au club, Léa Salamé… en dépit de l’absence de Jean-Pierre Elkabbach. Pourquoi ne pas décerner à ce proscrit le prix du meilleur interviewer des cinquante dernières années ?
Henri Maler et Denis Souchon