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Que s’est-il passé place de la République (2) ? Informations désinformées sur le « saccage » du « mémorial »

par Aurore K. , Henri Maler, Julien Salingue,

Dans un précédent article consacré aux « informations désinformées des journaux télévisés », nous posions déjà cette question : « Que s’est-il exactement passé le dimanche 29 novembre 2015 sur la Place de la République à Paris ? » Et nous indiquions : « Pour que l’on puisse s’en remettre aux médias, encore faudrait-il qu’ils disposent des moyens d’observer, d’enquêter de recouper des témoignages, au lieu de s’en remettre à une vision étroitement policière quand ce n’est pas, tout simplement, à la version de la Police. » Or un examen plus détaillé de la fabrication de l’information permet de relever des manquements consternants, mais très significatifs : voilà qui mérite que l’on revienne en détail sur les informations désinformées diffusées par les grands médias, à commencer celles concernant le « saccage » du « mémorial ».

Rappel

Dans le cadre de l’état d’urgence, la préfecture de police avait interdit la manifestation prévue dimanche 29 novembre, à l’occasion de la journée mondiale de mobilisation pour le climat. Deux mobilisations se sont tenues malgré tout ce dimanche, veille de l’ouverture du sommet de l’ONU sur le changement climatique (COP21) : une chaîne humaine sur le parcours de la manifestation interdite, une action symbolique et un rassemblement à République. Mais que s’est-il exactement passé ? Pour le savoir, il était impossible de s’en remettre, comme on l’a vu, aux journaux télévisés de 20 h du 29 novembre, entièrement focalisés sur une version tronquée d’affrontements violents.


1. La focalisation scandalisée sur les « casseurs »

Chaque événement dramatique a son lot de poncifs, ces quelques mots clés répétés en boucle par la majorité des médias, dans les flashs infos, articles et JT. En ce qui concerne la manifestation du dimanche 29 novembre, il fallait avant tout retenir que des « casseurs » ont « saccagé » le « mémorial » en hommage aux victimes des attentats, allant même jusqu’à « piller » fleurs et bougies.

Ainsi, selon France 2 [1], ces « casseurs » ont « en partie détruit le mémorial dédié aux victimes des attentats en jetant des bougies, des pots de fleur » sur les CRS. Pour TF1 [2], « le mausolée en hommage aux victimes des attentats est saccagé ; pots de fleur et bougies servent de projectiles ». Pour RFI [3], « lors de ces heurts, des manifestants ont lancé des chaussures et des bougies, pris à même le sol sur le lieu de mémorial pour les victimes des attentats commis en janvier et novembre. » Et la plupart des médias, reprenant ces informations, se font l’écho de réactions de passants : « révoltant », « indécent », « inadmissible ».

Sur le site de BFM, de Ouest-France, de La Dépêche ou encore de L’Express, on retrouve les mêmes témoignages de passants : ceux de Bertrand Boulet, membre de l’association « 17 plus jamais » (« Cette statue, c’est la tombe des victimes des attentats »), mais aussi de Serena, 18 ans qui « cherche la bougie marron à paillettes » d’une amie, ou encore celui de Laurène, une manifestante de 19 ans : « Cette semaine, j’ai vu un père venu exprès des États-Unis pour déposer une bougie pour sa fille tuée au Bataclan ». Des phrases répétées à l’identique, et pour cause : ces commentaires ne proviennent pas d’un travail de terrain effectué par les différentes rédactions, mais d’une dépêche AFP où tous les témoignages convergent dans la même direction.

La plupart des grands médias ont mis en opposition les actions « non-violentes » du matin et le « saccage » du « mémorial » des victimes des attentats. D’un côté, il y a donc les actions symboliques, et notamment le dépôt de plusieurs milliers de chaussures, par Avaaz, sur la place de la République, geste dont la dignité est louée, quand il n’est pas placé dans une continuité tacite des commémorations des attentats. D’un autre côté, les dégâts de l’après-midi qui sont l’expression d’un « non respect de la mémoire des victimes » selon les paroles de Bernard Cazeneuve qui sont reprises en boucle, sur les chaînes de télévision, les stations de radio et les sites internet, à l’image du Huffington Post : « Les actes violents, notamment jets de projectiles, commis par certains manifestants doivent être dénoncés "avec la plus grande fermeté par respect pour les victimes des attentats", a ajouté le ministre de l’Intérieur. »

Ou encore sur le site du JDD : « Selon Bernard Cazeneuve, il y a bien eu "un rassemblement pacifique, une chaîne humaine qui s’est bien passée" place de la République, mais "un groupe de casseurs, dans l’irrespect total de la mémoire de ceux qui ont perdu la vie à l’occasion des attentats, (a) joué avec une extrême violence un jeu qui doit être condamné avec la plus grande fermeté". Les forces de l’ordre sont intervenues, selon lui, "immédiatement pour mettre hors d’état de nuire ces individus" ».

Par l’entremise des déclarations du ministre de l’Intérieur (jamais commentées), ou par certains raccourcis journalistiques, le lien est ainsi fait entre un événement aussi légitimement chargé d’émotion que les tueries du 13 novembre et une journée de mobilisation contre la Cop21.

En stimulant les affects et non la réflexion, la charge émotionnelle des images et des propos concernant le mémorial occulte non seulement le reste des informations concernant la manifestation (notamment le caractère marginal des manifestants « violents »), mais aussi les revendications des personnes mobilisées.

Quelles étaient-elles ? Difficile de le savoir dans la mesure où le sujet n’a été que rarement abordé, alors que ces revendications étaient pourtant claires : exigence de véritables mesures écologiques, levée de l’interdiction de manifester, voire de l’état d’urgence. Qui plus est, les médias ont utilisé de manière interchangeable les expressions « manifestation interdites suite aux attentats » et « manifestation interdite suite à l’état d’urgence », comme s’il s’agissait de synonymes ou que le lien de cause à effet était évident et tombait sous le sens, au lieu de s’interroger sur les conséquences de l’état d’urgence en termes de droits et de libertés démocratiques.


2. Une version médiatique ajustée à celle de la Police ?

Non seulement l’information n’a été que partielle, mais elle a de plus été, de toute évidence, partiale. En effet, s’il est vérifié que des manifestants ont contribué au dit « saccage », il est non moins vérifiable que les forces de police y ont largement participé [4]. Mais, comme nous l’avions indiqué à propos des JT de France 2 et de TF1, seule la version ajustée à celle de la Préfecture de police, voire inspirée par elle, a, dans un premier temps, été relayée.

Un « sujet » diffusé dans l’émission « Télé matin », et mis en ligne sur le site de France TV le 30 novembre à 12 h 26 reprend la même antienne : le mémorial saccagé (exclusivement par des manifestants bien sûr), des témoins indignés, François Hollande scandalisé. Et c’est tout [5].

De même, en guise d’informations, 20 Minutes met en ligne le 30 novembre à 7 h 57 une vidéo : un pot-pourri des informations biaisées et tronquées diffusées sur plusieurs radios et plusieurs chaînes de télévision [6].

De même encore, sous le titre « Manifestation sur la place de la République : le mémorial aux victimes des attentats saccagé », leFigaro.fr diffuse, sans le moindre recul, des images fournies par de Préfecture de Police. Ces images sont ainsi présentées : « La Préfecture de Police a rendu publiques des images de vidéosurveillance qui montrent certains manifestants s’emparer de bougies dédiées aux victimes, autour de la statue de Marianne, pour les lancer sur les CRS, lors des heurts de dimanche. » Problème : ces images ne montrent à peu près rien de ce qui est annoncé. Et surtout pas de « saccage ».

Mais qu’importe : Eugénie Bastié, journaliste au Figaro qui, à en croire les messages de son compte Twitter, était sur les lieux, informe directement. Sous le titre « COP21 : le saccage du mémorial place de la République suscite l’indignation », elle prend à partie les manifestants qui ont « pillé le mémorial aux victimes des attentats du 13 novembre au pied de la statue pour jeter les bougies aux policiers ».

Parler de « pillage » est pour le moins excessif, mais soit ! L’auteure ne manque pas de mentionner notamment que « plusieurs personnes parviennent à former une chaîne humaine autour du mémorial pour protéger les fleurs et les bougies, bientôt rejoints par les CRS ». À l’en croire, ce serait donc pour protéger le mémorial des « casseurs » qu’une chaîne humaine aurait été formée. Même version à Libération, dans un article publié le 29 novembre au soir [7] : « Certains militants violents se servent sur le mémorial aux victimes des attentats, y récupèrent des bougies ou des pots de fleurs qu’ils jettent sur les policiers tandis que d’autres, plus modérés, forment une chaîne autour de la statue pour la protéger ».

Il a fallu à Causeur une nuit de réflexion avant de publier le 30 novembre à 5h30 du matin un élégant article [8] signé par le rédacteur en chef, Daoud Boughezala, qui cumule la dénonciation des affrontements « provoqués » par des manifestants, une dénonciation hyperbolique, falsifiée et tronquée du « saccage » du mémorial et le mélange entre les auteurs des affrontements et les arrêtés. Extrait :

Jetant des chaussures contre la maréchaussée pour protester contre l’interdiction de leur manifestation […] certains sont allés jusqu’à piller le monument improvisé en hommage aux victimes des derniers attentats pour lancer des bougies aux CRS. Sacrilège suprême que cette atteinte à la mémoire des 130 victimes du vendredi 13, de la part de ces antifascistes imbibés de nihilisme. Le bruit du vol d’un hélicoptère quadrillant le quartier complétait cette scène digne des pires séries B. Bilan de la journée : 341 arrestations, 317 gardes à vues et Mediapart qui crie à la dictature policière.

Et cetera, et cetera [9].

Une « circulation circulaire » d’informations identiques qui ne manque pas d’interroger, a fortiori dans la mesure où elles s’avèrent partielles, pour ne pas dire fausses.

Qui a « saccagé » le « mémorial » ? Les « casseurs », entonnent-ils en chœur, quand ils n’accusent pas tout simplement « les manifestants ». Or, si des manifestants ont contribué au « saccage » en se saisissant de bougies et autres pots de fleurs, il était rapidement avéré (dès le dimanche soir) que le « sacrilège suprême » a été accompli par les forces de police qui ont copieusement détruit le mémorial en tentant d’évacuer le centre de la place de la République et de chasser des manifestants réfugiés au pied de la statue [10].


3. D’autres versions, d’autres sources

Dans ces conditions, on est en droit de s’interroger sur le rôle des « grands « médias comparé à d’autres sources d’information…

Mieux valent les indépendants que les dominants ? Le jour même de la manifestation, on pouvait lire, dans un article de Médiapart (réservé aux abonnés) qu’un premier face à face entre des manifestants et la police – « Premiers jets de bouteilles et premières répliques avec des grenades lacrymogènes » – est suivi d’un second :

Un nouveau face-à-face entre une centaine de militants radicaux et les CRS a rapidement lieu côté rue du Temple (…) Les premiers lancent divers projectiles et reculent dès que les seconds chargent. Alors que certains parviennent à s’emparer des divers objets disposés au pied du monument central en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, des militants plus pacifistes organisent une chaîne humaine pour protéger les lieux. Il n’empêche, bougies et pots de fleurs vont bel et bien être utilisés contre les forces de l’ordre. Tandis qu’une partie des dégâts sera aussi causée par les charges des CRS » [11].

Mieux valent les témoins que les journalistes ? Plus éloquente encore, une vidéo qui - titrée ironiquement « Des individus violents en marge de la COP 21 » ne dissimule pas son parti-pris. Publiée sur Facebook, elle montre distinctement que les forces de police ont profané le mémorial, comme le montrent également les images de cette autre vidéo également publié sur Facebook, ou encore cette vidéo de Stéphane Trouille, journaliste, documentariste indépendant, qui montre elle aussi l’intervention policière sur le mémorial (premières secondes), ainsi que des « violences » peu traitées par les grands médias [12] :


Violences policières // Manifestation pour le climat et les libertés fondamentales // Paris from stéphane trouille on Vimeo.



Quant à la « chaîne humaine » destinée à protéger le mémorial des dégâts, il semble bien, au regard des vidéos, des photos et des différents témoignages, qu’il ne s’est pas tant agi de le protéger des « casseurs » que des… CRS, qui finiront par évacuer violemment certains des militants ayant protégé le mémorial. Version appuyée par exemple par ce témoignage publié sur Basta ! :

Un cercle de manifestants est formé pour protéger la statue de la République et les objets déposés pour les morts du 13 novembre pour éviter qu’ils ne soient utilisés comme projectiles. Le cercle se défait sous l’avancée des gardes mobiles. Les lignes de CRS et gardes mobiles commencent à se resserrer et à enfermer les manifestants sur le terre-plein central. Les CRS avancent se frayant un chemin à coup de matraque, broient les bougies, photos, fleurs disposées pour les morts du 13 novembre. Les manifestants leur crient : « Mais vous ne respectez rien, même pas les morts ?! ».

Une pensée pour Eugénie Bastié du Figaro qui expliquait, souvenons-nous, que « plusieurs personnes parviennent à former une chaîne humaine autour du mémorial pour protéger les fleurs et les bougies, bientôt rejointes par les CRS ». « Rejointes » ? Il fallait l’oser…

Mais rien n’y fait : quand, le 30 novembre 2015, interrogé sur i>Télé par Laurence Ferrari (dont chaque question se conforme à la version officielle des événements), Olivier Besancenot brandit une image qui montre que les policiers ont piétiné le mémorial, son interlocutrice change de sujet [13].

Mais il arrive parfois que les faits finissent pas obtenir une petite visibilité…

Mieux vaut tard que jamais et un peu que pas du tout ? Sur le site de BFM-TV (la « Première chaîne d’informations de France »), on peut découvrir dans un premier temps [14] un article et une vidéo des affrontements : « Paris : les images des affrontements place de la République ». Puis, complaisamment, BFM-TV diffuse le 30 novembre une vidéo titrée « Indignation des riverains après les échauffourées de la place de la République » et ressasse que les déprédations ont pour seules origines les actes de certains manifestants. Rien de très original donc…

Mais tout est possible, même sur BFM-TV ! Diffusée le 30 novembre à 16h54 et mise à jour le 30/11/2015 à 19h58, un vidéo présentée prétend répondre à la question « Heurts à Paris : qui sont les émeutiers masqués de la place de la République ? » Évidemment, la vidéo ne répond pas à la question posée par son titre. En revanche, l’articulet s’achève discrètement par cette phrase : « Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent effectivement des policiers charger avec leurs matraques sur des manifestants non cagoulés, et piétiner les fleurs déposées devant le mémorial aux victimes. » Et de publier l’éloquente vidéo de Stéphane Trouille mentionnée plus haut.

On notera en outre que certains sites, notamment ceux de Libération et du Monde ont, un peu plus de 24 heures après les « événements », admis à demi-mots que les premières informations étaient, sinon erronées, du moins discutables : « Ce que l’on sait des débordements place de la République à Paris » (lemonde.fr ; « Qui a « saccagé » le mémorial de la place de la République ? » (liberation.fr).

En revanche, on chercherait en vain des correctifs sur les principales chaines de télévisons, les principales stations de radio et les versions imprimées de nos valeureux hebdomadaires.


***



Ainsi, comme il arrive trop souvent, nombre de « grands » médias ont devancé la version policière et l’ont confirmée, au risque de renouveler, à une échelle réduite, des précédents beaucoup plus graves, comme la fausse agression du RER D ou « l’affaire » du bagagiste de Roissy [15].

La focalisation sur la version partielle, partiale et faussée des affrontements violents qui se sont soldés par le « saccage » du « mémorial » a propagé ses effets sur la présentation de la suite des événements, notamment les « violences » et les interpellations. À suivre, donc…



Aurore K., Henri Maler et Julien Salingue (documentation réunie par un collectif d’Acrimed)

 
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Notes

[1JT de 20h, 29 novembre 2015.

[2JT de 20h, 29 novembre 2015.

[4Voir ci-après.

[7« À Paris, de la chaîne humaine aux activistes qui se déchaînent », par Sylvain Mouillard , Coralie Schaub et Gabriel Siméon.

[10Comme a fini par le reconnaître la... Préfecture de police : voir cet article publié sur Buzzfeed.

[12Nous y reviendrons dans un prochain article.

[1429/11/2015 à 14h53 Mis à jour le 29/11/2015 à 23h05.

[15Sur la fausse agression du RER D, voir notre rubrique et en particulier notre article de « conclusions provisoires » ; voir également notre article sur « Le bagagiste de Roissy ».

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