1. « Échauffourées, donc arrestations » ?
La plupart des « grands médias » se sont désintéressés du caractère pacifique du rassemblement du 29 novembre dernier, et ont présenté une version tronquée, centrée sur des affrontements, en dépit des récits et des témoignages (comme ceux que l’on peut lire et entendre sur Le blog de La Parisienne Libérée [3]), dont ils ont rarement tenu compte.
Non contents d’avoir focalisé leurs comptes rendus sur les affrontements entre certains manifestants et les forces de police, la plupart des médias, en faisant état de plusieurs centaines d’arrestations et de gardes à vue, ont laissé entendre qu’un lien direct existait entre les violences commises et les arrestations. Les articles, et plus encore les titres, laissaient supposer que ces dernières visaient les manifestants qui ont eu recours à des actions violentes, ou qu’elles étaient la conséquence de la violence de certains manifestants. Certains journaux ont aussi confusément attribué ces arrestations et les gardes à vue à de banales « échauffourées ». Ces raccourcis, volontaires ou non, confondent l’ordre chronologique des événements avec une relation de cause à effet. Les mots clés et ponctuations utilisés dans la titrailles des papiers ont accentué cette pseudo relation. En substance, « Échauffourées » : « arrestations ». Autrement dit : « Échauffourées, donc arrestations ».
Dès 16 h 09, le 29 novembre, le site de Challenges attribue indistinctement à tous les manifestants la volonté d’en découdre avec la police. Ces manifestants « clament “ tout le monde déteste la police”, très loin de l’esprit Charlie [sic] qui avait fait suite aux attentats de janvier. » Phrase suivante : « Une poignée de manifestants a utilisé des bougies et des pots de fleurs déposés sur le mémorial aux victimes des attentats du 13 novembre pour les envoyer sur les policiers. » Et sans transition : « Une centaine d’interpellations ont lieu. » [4]
C’est une dépêche de l’AFP qui semble être à l’origine du raccourci qui présente les arrestations comme la conséquence des échauffourées. Nombre de sites ont recyclé ou adapté à leur goût (parfois même sans le dire) cette dépêche de l’AFP ou l’une de ses versions successives, dont la première mouture portait pour titre, si l’on en croit Le Point qui l’a publiée le 29 novembre à 16 h 51 (et modifiée à 21 h 48) : « Échauffourées place de la République : près de 300 interpellations et des condamnations politiques ».
Autre exemple : Sur le site de LCI, on découvre (dans la rubrique… « faits divers ») un article (« édité par Y.T. avec AFP le 30 novembre 2015 à 07h49 »), dont le titre résume à lui seul l’amalgame entre les échauffourées et les gardes à vue : « Échauffourées entre manifestants anti-COP 21 et CRS à Paris : 317 gardes à vue ».
C’est cette même dépêche, plus ou moins amendée, que l’on retrouve sur les sites de La Dépêche, de 20 minutes, de L’Express, d’Europe1, du Figaro, etc., comme on peut le vérifier en suivant patiemment la note [5].
L’Obs, dans un article publié le 29 novembre dès 15 h 25 ( « La manifestation écologique dégénère place de la République ») propose, en reproduisant la version de la Préfecture, de lier ainsi les événements : « Les policiers ont finalement procédé à 100 interpellations place de la République. "Ce sont des petits groupes violents qui s’en sont pris aux forces de l’ordre avec des projectiles" comme des "bougies voire une boule de pétanque", indique le préfet de police, précisant que personne parmi les manifestants ou les policiers n’avait été blessé. »
Et toujours aussi perspicace, L’Obs propose le lendemain un article (« Violences place de la République : toujours 9 gardes à vue ») qui reprend une fois encore la version policière.
En résumé : « Échauffourées », donc « interpellations et garde à vue ».
2. Des « échauffourées » : quelles échauffourées ?
Mais d’abord de quelles échauffourées parle-t-on ? Des affrontements entre quelques dizaines de manifestants et les forces de police ? Non seulement ceux-ci ont fait l’objet d’une présentation pour le moins tronquée (voir notre article précédent), mais ils n’ont aucun rapport avec les arrestations. Il n’est ainsi pas venu à l’esprit des journalistes qui donnent le chiffre des interpellations et des gardes à vue, qu’ils sont incompatibles avec celui de quelques dizaines de manifestants impliqués dans les affrontements. Mais surtout plusieurs vidéos et de nombreux témoignages montrent que ces arrestations ne concernent en rien les manifestants impliqués dans des actes de violence qui, eux, semblent avoir échappé à la Police.
À la scène inaugurale autour du « mémorial », qui a retenu l’attention partielle et l’indignation sélective de nombre de médias, ont succédé des « charges de police contre des manifestants pacifiques ». Pourquoi ne pas les désigner ainsi ? De nombreux témoignages et quelques vidéos montrent que certaines de ces charges, particulièrement violentes, avaient moins pour objectif de repousser les manifestants hors de la place que d’en arrêter au hasard quelques-uns. Pourquoi les principaux médias se sont-ils gardés de mentionner et de montrer la violence et les objectifs des charges des forces de police ? Pourquoi n’ont-ils pas indiqué que c’est à l’occasion de ces charges qu’ont été réalisées la plupart des 300 arrestations ?
Mieux valent des vidéastes que les caméras de télévision ? Ce sont quelques vidéos qui ont donné à voir ce que les grands médias se sont privés de montrer et de dire. Telle est surtout le cas de la vidéo diffusée par Taranis News, sous le titre « #COP21 : La manifestation interdite place de la République », visible sur leur site [6] : elle permet de prendre la mesure du harcèlement violent exercé par les forces de police contre des manifestants pacifiques. En particulier on y voit distinctement les forces de police fouler le « mémorial » pour déloger des manifestants réfugiés au pied de la statue.
Sur une autre vidéo – « Place de la République dimanche 29 novembre 2015 », on voit distinctement les forces de police répliquer aux manifestants qui les harcèlent, mais aussi s’en prendre ensuite à des manifestants pacifiques et les arrêter. Une vidéo de Stéphane Trouille, journaliste, documentariste indépendant montre les violences policières. Il en va de même de même la vidéo diffusée par les Jeunes anticapitalistes (JAC).
Mieux vaut les médias indépendants que les dominants ? « La police a parqué et brutalisé des manifestants non-violents à Paris, selon le site de Reporterre. De même, sous le titre « Place de la République : de quel côté la violence ?, Regards publie un témoignage sur les violences policière. Un témoignage partial ? Peut-être. Mais pourquoi n’a-t-il pas été vérifié et recoupé ?
Mieux vaut les informations de parti-pris que les informations officielles ? Certains sites prennent systématiquement le contre-pied de la version officielle. Tel est le cas des articles et des vidéos publiés sur le site Paris-luttes.info : « J’accuse Michel Cadot, préfet de police de Paris, de violences et de désinformation ! » ; « Retour sur la journée de lutte du 29 novembre contre la COP21 ».
Faut-il pour autant négliger de vérifier ce qu’ils avancent ? Ces témoignages et ces vidéos ne sont-ils pas utiles, voire indispensables, pour quiconque entendrait relater les « échauffourées » qui ont eu lieu place de la République ? De toute évidence, certains ont estimé qu’ils pouvaient s’en passer, quitte à accompagner, sans interrogation aucune, la version policière des événements.
3. Des arrestations et des gardes à vue indiscutables ?
« Echauffourées », donc « arrestations » : comme on l’a dit, ce raccourci, qu’il devance spontanément la version policière ou s’y conforme aveuglément, n’est pas recevable. Mais que dire des innombrables témoignages et images qui montrent que les charges de police n’avaient pas pour objectif de repousser les manifestants, mais d’arrêter, violemment et au hasard, certains d’entre eux ? Pis encore : de nombreux témoignages soulignent que la police a empêché ceux qui voulaient disperser leur cortège de le faire et les ont encerclés pendant plusieurs heures, organisant ainsi une « garde à vue à ciel ouvert » [7] Ils sont de parti-pris ? Mais pourquoi ne pas les avoir vérifiés ?
Mieux valent des témoins que les journalistes ? Ce sont donc à des témoignages de manifestants (et parmi eux de certains de ceux qui furent arrêtés, voire gardés à vue) qu’il a fallu s’en remettre pour disposer d’autres versions, qui ont été très rarement diffusées et encore plus rarement recoupées par les journalistes eux-mêmes. Et quand une certaine vérité perce le mur des informations désinformées, celles-ci s’imposent sans barguigner. Ainsi sur I-Télé, interrogé le 30 novembre 2015 par Laurence Ferrari (dont chaque question se conforme à la version officielle des événements), Olivier Besancenot explique que la Police a cerné des manifestants pacifiques pendant plus de 3 heures [8] Son récit est de parti-pris ? Pourquoi ne pas l’avoir vérifié ?
Extrait :
- Laurence Ferrari : « Vous étiez hier place de la République où vous avez manifesté. Vous avez été interpellé par les forces de l’ordre ? Racontez-nous… »
- Olivier Besancenot : « Je n’ai pas été interpellé, j’ai été encerclé avec l’ensemble du cortège auquel j’appartenais, on était à peu près 300, du Nouveau Parti Anticapitaliste, d’Alternative libertaire et d’Ensemble, clairement identifiés par les forces de l’ordre, encerclés pendant plus de 3h et demi. La police est venue piocher au sein de notre cortège environ 150 interpellations. Il y a eu une quarantaine de gardes à vues en tous les cas pour ce qui concerne le NPA. On est entrés sur la place en négociant avec les forces de l’ordre, on a donc pu entrer collectivement. Aux premières échauffourées, on a voulu négocier la possibilité de sortir de cette place là, ça nous a été refusé… »
- Laurence Ferrari : « Par les forces de l’ordre ? »
- Olivier Besancenot : « Par les forces de l’ordre, absolument, qui là ont fait du "pousse-pousse" avec nous, nous on encerclées et ont procédées aux interpellations dont je vous parlais. Donc c’est plus qu’étrange, c’est grave, car le sens de cette action c’était le prolongement de l’action qui avait lieu dans le cadre de la coalition climat quelques heures auparavant ; avec une chaîne humaine qui a réuni des milliers de personnes, on ne le dira jamais assez, pour réclamer autre chose que ce qu’on entend du côté des institutions pour la question climatique. Et puis pour souligner la nécessité de pouvoir manifester. Hier, c’est une journée noire pour le droit de manifester dans ce pays, au delà de ce qu’on pense de la question climatique. »Et Laurence Ferrari de rependre en reprenant la version officielle du « saccage » du « mémorial » :
Laurence Ferrari : « Ça a été effectivement une journée noire pour les violences qui se sont passées place de la République et notamment pour le mémorial pour les victimes des attentats qui a été saccagé, j’imagine que ce sont des violences que condamnez ? » [9]
Mieux valent les indépendant que les dominants ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que les arrestations et des gardes à vue ont été réalisées au hasard et furent aléatoires, voire arbitraires. Mais ce sont surtout les médias indépendants qui l’ont souligné. Ainsi un article publié sur Mediapart (accès payant) multiplie les témoignages sur l’arbitraire des arrestations et des gardes à vue : « Manifestants interpellés : la grande loterie de la République. De même, avec les articles publiés par Reporterre qui, sous le titre « 350 interpellations arbitraires place de la République : salariés, étudiants, designers, clowns... », rapporte les informations suivantes : « Parmi les gardés à vue, il y a des quidams de province et des Parisiens, de 25 à 65 ans. Des salariés, des étudiants, des designers, un clown. Ils ont des profils très disparates mais pas du tout de casseurs. Les enquêteurs que j’ai croisés reconnaissaient d’ailleurs qu’ils n’en ont pas interpellés ». Le même site, dans un article publié le 3 décembre, rapporte des témoignages sur les conditions des gardes à vue : « “Pas question d’avocat, ici, c’est moi qui commande.” Témoignages de gardes à vue en état d’urgence ».
Mieux vaut un peu que pas du tout ? Dans de grands médias quelques témoignages et prises de position sont pris en compte. Rarement, très rarement. Ainsi le 1er décembre BFM-TV diffuse fugitivement le témoignage d’un manifestant arrêté qui, selon le commentaire, « dénonce des arrestations disproportionnées », alors qu’il dénonce des arrestations arbitraires, sans rapport avec les violences commises par d’autres manifestants [10]. De l’art de faire dire à un témoin ce que l’on préfèrerait qu’il dise…
D’autres témoignages sont évoqués dans Le Parisien (mais dans l’édition de Seine-Saint Denis) [11]. D’autres enfin, mais très partiels, sont corroborés et complétés par Libération : « COP21 : trois Européens placés en rétention après la manif interdite de dimanche ». Quant à la demande des syndicats de mettre un terme aux gardes à vue, elle fut à peine mentionnée, comme on peut toutefois le lire sur le site de Ouest France : « Heurts à République : des syndicats demandent la fin des gardes à vue ». D’autres prouesses dans l’art de dire un peu sans rien remettre en question sur le fond ont pu nous échapper : l’infime est parfois difficile à détecter…
Mieux vaut de belles images que la triste réalité ? Quand Libération ou Le Monde reviennent sur les deux comparutions immédiates suite aux 339 interpellations - et que de nombreux témoignages à ce stade prouvent que ce ne sont pas les « blacks blocs » qui ont subi des gardes à vue - le choix iconographique valorise les affrontements avec ces derniers.
Ainsi Le Monde titre « Ce n’est pas le procès de la manifestation, ni celui des blacks blocs » avec cette photo en illustration :
De même, le 1er décembre 2015 à 14h55, le site de Libération diffuse un dépêche de l’AFP « COP 21 : prison ferme et amende pour deux manifestants interpellés à Paris ». Mais comme on ne remet pas en question la version policière, le site choisit cette illustration en contradiction avec le contenu de l’article (qui montre que les condamnations n’ont aucun rapport avec l’image) :
Mieux vaut tard que jamais ? Il a fallu attendre le 2 décembre pour qu’une partie de la presse imprimée se décide à publier des témoignages qui contredisent la version officielle. C’est notamment le cas de Libération qui, outre des articles sur les arrestations [12], puis sur les condamnations, publie le 2 décembre sous un titre qui reprend les propos de l’un d’entre eux – « En nous embarquant, ils ont voulu nous faire passer l’envie de manifester » – « le témoignage de trois manifestants, embarqués en fin d’après-midi dans divers commissariats de région parisienne » [13].
Le 3 décembre Le Monde publie – c’est le titre – une « Enquête sur la manifestation polémique du 29 novembre ». Quatre journalistes – pas moins – ont été mobilisés, grâce auxquels « Le Monde a tenté de reconstituer le fil des événements. » Étrange enquête en vérité qui consiste à comparer les témoignages de quelques manifestants avec ceux de quelques policiers, sans jamais indiquer clairement quelle version est la plus crédible. Et pourtant…
Ainsi, en dépit des brèches ménagées par d’innombrables témoignages et plusieurs vidéos, élargies par quelques médias indépendants et de rares aperçus dans les médias dominants, ce sont des informations désinformées sur le rassemblement de la place de La République qui se sont imposées dans l’espace médiatique dominant. Le sens de ce rassemblement a été presque totalement occulté par une présentation biaisée des affrontements impliquant quelques dizaines de manifestant (et une présentation tronquées des origines du « saccages » du mémorial). À ces violences ont été subrepticement amalgamées les charges violentes de la police. Et c’est un récit ajusté à la version policière et gouvernementale qui, pour l’essentiel, a expliqué les arrestations et les gardes à vue.
Les timides rétropédalages sont-ils l’expression d’une prise de conscience de la nécessité de mieux s’informer pour mieux informer ? Rien n’est moins sûr. Car, dans ce cas comme dans bien d’autres, le mal était fait : le bruit médiatique qui a dominé les 48 heures qui ont suivi les « incidents » de la place de la République a largement conditionné la perception que le public en a eue. Des exceptions n’ont pas manqué : elles seules sont dignes de ce que l’on est en droit d’attendre du journalisme quand tant d’acteurs – hélas – n’en attendent plus rien.
Aurore K., Henri Maler et Julien Salingue