Le tribunal de Grenoble a débouté, le 26 juin dernier, l’association d’habitants du quartier de La Villeneuve qui avait déposé plainte pour diffamation contre France 2 après la diffusion du reportage « La Villeneuve : le rêve brisé » dans l’émission Envoyé spécial, en septembre 2013 (lire la présentation du reportage et de la mobilisation). Malgré la déception, le procès a toutefois rempli deux objectifs majeurs : médiatiser le point de vue de ces habitants mobilisés depuis 8 mois pour obtenir un droit de réponse, et mettre à jour le fonctionnement de l’univers journalistique qui a conduit à la production de ce reportage « stigmatisant », selon les propres termes du CSA.
Déboutés. Comme ils le craignaient, les habitants de La Villeneuve (Grenoble) ont appris le 26 juin 2014 que l’ « Association des Habitants de la Crique Sud » qui avait déposé la plainte en diffamation contre France 2 n’était pas fondée à le faire. Le jugement stipule en effet que les associations (ou syndicats) ne peuvent engager des poursuites lorsqu’elles ne sont pas visées « personnellement », même si elles se sont données pour objectif dans leurs statuts de défendre les intérêts des habitants. Le tribunal n’a donc pas eu à se prononcer sur le fond du dossier, c’est-à-dire sur le caractère effectivement diffamatoire (ou non) de certains extraits du reportage d’Amandine Chambelland, « La Villeneuve, le rêve brisé », diffusé le 28 septembre 2013.
Frustration judiciaire, revanche médiatique
Cette décision de justice, les habitants s’y étaient préparés mais elle reste néanmoins difficile à encaisser d’autant que son annonce a été vite expédiée : « ça a duré 28 secondes » se désole Alain Manac’h, l’un des principaux animateurs de la mobilisation, venu écouter le jugement. L’expérience de l’arène judiciaire s’est avérée décidément rude pour la mobilisation.
D’abord parce que, le 15 mai dernier, sur les quelques 200 habitants venus entendre leur avocat plaider leur cause, seulement une quarantaine ont pu entrer dans la petite salle d’audience où se déroulaient les débats. « C’est quand même du mépris, ça devrait être la transparence, la justice devrait se rendre devant nous car c’est la justice de la république ! », peste une habitante retraitée, restée debout devant la porte. Ceux qui ont pu entrer dans la salle d’audience constatent, eux, que les deux présentatrices Ghislaine Chenu et Françoise Joly à qui ils réclament un droit de réponse depuis huit mois, ne se sont toujours pas déplacées. La journaliste Amandine Chambelland est également absente.
Pour les habitants, trois personnes – la présidente de l’association, l’ancien premier adjoint à la mairie de Grenoble et une femme interviewée dans le reportage – ont témoigné à la barre, d’une part, du décalage ressenti entre le projet de reportage présenté pendant le tournage par la journaliste et le reportage effectivement diffusé (« une trahison »), et, d’autre part, du préjudice subi par le quartier. L’avocat de la chaîne s’est quant à lui attaché à démontrer que la plainte n’était recevable ni dans sa forme juridique, ni sur le fond, en pointant notamment le « sérieux de l’enquête journalistique ». Des arguments souvent difficiles à entendre pour des habitants qui secouent la tête en signe de consternation. Alors que l’avocat de France 2 souligne qu’un policier est visé à l’image « par un caillou », un habitant ne peut s’empêcher de rectifier en criant dans la salle que « c’était une pomme de terre ». Mais plutôt que de concéder un manque de nuance dans le tableau apocalyptique dressé sur le quartier, le défenseur de la chaîne n’hésite pas à invoquer le droit à l’information pour justifier une production d’Envoyé spécial que même le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) a critiqué pour son manque de respect des principes déontologiques : « on vous demande de dire en 2014 comment on doit faire un reportage, mais il y a des règles à respecter sur la liberté de la presse en France. Si on s’en écarte, la société en pâtira », assène-t-il. Il va même jusqu’à inverser le préjudice subi en matière de stigmatisation, en regrettant qu’on ne puisse « aller dans un quartier pour filmer des actes de violences sans se faire stigmatiser devant un tribunal correctionnel ! ». Il dénonce enfin que l’association utilise le « prétoire correctionnel » pour assouvir « le désir de s’exprimer sur un reportage ». A ce titre, il conclut sa plaidoirie en demandant non seulement que l’association soit « déboutée de ses demandes », mais qu’elle soit également condamnée à payer la somme de 5000 euros pour procédure abusive. Une demande que le tribunal ne satisfera heureusement pas.
Si les habitants n’ont pas réussi à faire rectifier, par voie de justice, l’image qui a été diffusée sur la Villeneuve par France 2, ils ont gagné en revanche la 2ème manche médiatique. La mobilisation qui a émergé après la diffusion du reportage en septembre de 2013 et la longue marche vers le procès ont permis de fédérer des centaines de riverains, et de faire lire et entendre dans la presse imprimée, web et audiovisuelle leur point de vue sur le reportage de France 2 et plus largement sur la vie à La Villeneuve. De nombreux journalistes étaient d’ailleurs présents à l’audience du 15 mai, et lui ont accordé un compte rendu : l’AFP, Télérama, Le Monde, Libération, Politis, La Vie, Le Dauphiné Libéré, Télégrenoble,… Même France 3 Isère qui appartient, comme France 2, au groupe France Télévisions s’est fait l’écho du procès.
Mais ce n’est pas tout, le procès a également apporté des réponses aux questions que se posaient les habitants mobilisés sur les logiques médiatiques qui conduisent à la fabrication de discours journalistiques si réducteurs sur leur quotidien. Il a notamment permis de porter à la connaissance des juges et de la partie civile le contrat de production qui liait France 2 et la société de production Ligne de Mire qui a confectionné le reportage. Les termes de cette relation intriguaient depuis longtemps à La Villeneuve. Le contrat évoqué à l’audience révèle ainsi combien le contenu du reportage était pré-établi avant le début de l’enquête de terrain et combien la société de production était soumise aux exigences de la chaîne.
Une « vraie enquête »… aux conclusions pré-établies
Signé fin décembre 2012, ce contrat de production prévoit un titre de reportage qui fixe déjà la conclusion de l’enquête journalistique avant que celle-ci ne commence : « La Villeneuve : de l’Utopie à l’Enfer ». Car « l’enquête » dans le quartier n’a en effet débuté qu’en 2013 comme l’explique Ghislaine Chenu sur la radio France Bleu Isère en octobre 2013 : « Amandine, elle y est allée 3 fois. Elle a fait un premier repérage de 5 ou 6 jours, sans caméra, début 2013, pour parler aux gens et pour se présenter, présenter son projet. Elle y est retournée deux fois au printemps, pour tourner, chaque fois 5 jours, donc vous voyez, c’est quand même un reportage (pour lequel) on a pris du temps, c’est une vraie enquête », se défend alors la présentatrice de l’émission qui précise un peu plus tard dans cette interview radiophonique : « en janvier lorsque Amandine Chambelland commence son enquête… ». Cette chronologie atteste ainsi que la présentation journalistique du quartier de La Villeneuve s’est décidée en amont de la venue de la reporter, dans les locaux de la chaîne, dans le 15e arrondissement à Paris. Sur quoi les responsables de l’émission et la reporter s’appuient-elles donc pour forger cette commande de reportage, si ce n’est sur une enquête de terrain préalable ? Là encore, la plaidoirie de l’avocat de la chaîne a apporté, à son insu, des pistes de réponses. A l’audience, pour justifier la représentation criminogène de La Villeneuve, il suggère aux juges de se reporter au « dossier de presse du ministère (de l’intérieur) » sur le classement du quartier de La Villeneuve parmi les « nouvelles zones de sécurité prioritaires » créées en novembre 2012 par le gouvernement. Cet argument rappelle ici, après de nombreuses études de sociologie des médias, l’emprise des discours politiques et administratifs sur la perception qu’ont les journalistiques des milieux populaires. Plutôt que de chercher à questionner, par leurs propres investigations, ces catégories d’état, les grands médias s’y référent et les diffusent. De la même manière, Laurent Bonelli avait montré comment la catégorie « violences urbaines », forgée par les services des Renseignements généraux au tournant des années 90, s’était avérée être un « prêt-à-penser » « particulièrement adapté au questionnement journalistique » [1].
Mais les cinq productions journalistiques sur La Villeneuve avancées par la défense de France 2 pour attester du bien fondé de « l’angle du reportage » d’Envoyé spécial sont plus encore révélatrices des logiques de fonctionnement journalistique. Sont ainsi invoqués un reportage intitulé « Enquête au cœur de l’ultraviolence » diffusé sur France 3 dans l’émission Pièces à conviction, en octobre 2010, et quatre articles de presse écrite parus en 2012 et début 2013 : « La Villeneuve : les plaies d’un quartier » (L’Humanité, 9 octobre 2012), « Grenoble : de l’utopie à l’horreur » (Valeurs Actuelles, 11 octobre 2012), « Drame d’Echirolles : qui sont ces nouveaux barbares ? » (VSD, 11 octobre 2012), et « Une utopie bien abimée » (Le Monde, 30 mars 2013). Si le reportage d’Amandine Chambelland semble confirmer le diagnostic posé par d’autres journalistes avant elle… c’est surtout que ces productions semblent avoir constitué de véritables modèles à son travail. La lecture et le visionnage de ces « enquêtes » sont en effet troublants tant les procédés et les discours sont très souvent identiques. Ainsi, le reportage d’Amandine Chambelland commence par une scène de patrouille de la police dans le quartier… comme le reportage de France 3 et l’article de Valeurs actuelles. De même, comme le font les journalistes dans ces deux reportages, elle se met en scène, bravant le danger (« de bienveillants contacts nous mettent en garde », dans Valeurs Actuelles ; « Malgré les mises en garde, trop dangereux, trop compliqué, je passerai du temps dans ce quartier », Amandine Chambelland / France 2).
Valeurs Actuelles, modèle de reportage du service public ?
Plus que tous les autres articles, celui de Valeurs Actuelles, publié environ trois mois avant la signature du contrat de production liant France 2 à Ligne de Mire, semble avoir fortement inspiré la reporter d’Envoyé spécial. Alors que cet hebdomadaire précise que « pour circuler dans la cité, il faut recourir à un protecteur, comme en zone de conflit, (…) le notre est un géant noir », Amandine Chambelland choisit aussi de mettre en scène « son intermédiaire » sans qui « il est impossible de les filmer (les jeunes qui font régner leur loi). Mon guide s’appelle Nabil » prévient-elle. Avant de filmer un homme cagoulé qui s’apprête à tirer en pleine nuit sur une pancarte devant les immeubles, elle précise que « régulièrement me dit-il, il tire pour s’entraîner ou s’amuser dans la cité ». L’article de Valeurs Actuelles, s’achevait, lui, sur cette phrase : « les tireurs ont dit qu’ils voulaient s’amuser ». Entre ces deux « enquêtes », il en est des similitudes jusqu’à leur titre : « Grenoble : de l’utopie à l’horreur » pour l’article de Valeurs Actuelles publié en octobre 2012, « La Villeneuve : de l’Utopie à l’Enfer » dans le contrat de production signé par France 2 en décembre…
Ainsi le reportage d’Envoyé spécial s’apparente à une redite du reportage de France 3 de 2010 (jusque dans la reprise des mêmes images d’archives sur les premières années du quartier), et plus encore à une mise en image de l’article du journal Valeurs actuelles. Qu’un reportage diffusé à une heure de grande écoute dans une émission considérée comme emblématique de l’information de service public puisse être ainsi rapproché d’un magazine classé à « droite » et souvent assimilé à l’extrême droite, atteste du glissement continu des grandes chaînes, y compris publiques, vers une ligne éditoriale accordant toujours plus de place aux faits divers et à la mise en scène des déviances. Certes, le reportage d’Amandine Chambelland ne formule pas explicitement de lien de causalité entre immigration et insécurité comme l’article de Valeurs actuelles, mais l’association est faite indirectement, quand la journaliste rappelle que les « 315 élèves » du collège sont « de 24 nationalités différentes » avant de poursuivre « Absence de mixité sociale et violences ». De même, insiste-t-elle à deux reprises sur la nationalité « angolaise » de l’un des protagonistes du reportage particulièrement violents (« la rage aux ventre », « incontrôlable »).
Que dire des trois autres articles cités en référence par la défense de France 2 ? L’article de VSD, magazine spécialisé dans l’actualité « people » et les reportages « chocs », dépeint aussi un quartier habité par de « nouveaux barbares » et une « jeunesse capable de basculer dans l’ultra-violence ». Notons toutefois qu’Envoyé spécial s’avère parfois capable de se démarquer des conclusions des enquêtes journalistiques invoquées. C’est surtout le cas avec celle publiée dans L’Humanité. De même qu’aucun des habitants mobilisés à La Villeneuve ne contestent la réalité des violences (certains participent même aux réunions sur la prévention dans le quartier), l’article de L’Humanité retrace, comme ses confrères, les derniers drames qui ont secoué La Villeneuve et décrit l’ampleur du « trafic de stupéfiants et des braquages ». Il y est même question d’un quartier « qui change de visage » la nuit. Toutefois, l’article insiste également longuement sur les causes sociales de la situation locale (chômage, précarité) et notamment sur les licenciements et les mobilisations successives des enseignants et des éducateurs contre la suppression de postes dans les services publics du quartier. Un état des lieux des besoins d’encadrement des « jeunes » complètement absent d’Envoyé spécial. Quand Amandine Chambelland se rend, elle, au collège de La Villeneuve, c’est pour filmer un « groupe de parole » réunissant des psychologues et des élèves « qui ont des problèmes avec la violence », et « comprendre » ainsi que « très tôt les jeunes ne connaissent que la loi du quartier ». De même, quand Le Monde tire un bilan pourtant inquiet du projet d’urbanisme à l’origine de La Villeneuve et parle d’un « quartier fatigué » et d’une « utopie abimée », La Villeneuve n’est plus, dans Envoyé spécial, qu’un « rêve brisé ». Une surenchère par rapport à l’analyse d’un quotidien incarnant pourtant « l’excellence journalistique » dans la profession, qui révèle encore les options prises par France 2.
Les débats du procès ont ainsi confirmé les effets du processus de « circulation circulaire de l’information » mis au jour par Pierre Bourdieu [2], autrement dit le fait que les journalistes se lisent et se regardent (et au final se copient) les uns les autres, engendrant une « homogénéité des produits (médiatiques) proposés ». Dans le cas d’Envoyé spécial, c’est le diagnostic posé sur La Villeneuve par les autorités (ministère de l’Intérieur) et les autres journaux qui conditionnent plus que tout la définition initiale du contenu du reportage, avant même le début de « l’enquête » de la journaliste sur le terrain. Bien qu’ils disposent d’un temps de production plus conséquent, les professionnels des émissions de « grand reportage » tendent ainsi à pré-définir en amont « une banlieue hors-sol », comme le font leurs collègues du journal télévisé de France 2 étudiés par Jérôme Berthaut [3]. Mais cet exemple démontre aussi que les productions journalistiques pré-existantes ont une influence inégale sur les journalistes travaillant pour l’émission, puisque la « vraie enquête » d’Envoyé spécial paraît surtout alignée sur les reportages produits dans les médias situés au pole commercial (VSD) et étiqueté – très – à droite du paysage médiatique (Valeurs Actuelles).
Le procès indirect des logiques économiques
Un dernier enseignement majeur peut être tiré du procès. En réclamant la condamnation de la société de production Ligne de Mire, en cas de condamnation de France 2, conformément au contrat de production signé entre les deux parties, l’avocat de la chaîne donne aussi à voir la double soumission économique et juridique dans laquelle les sous-traitants de l’audiovisuel sont placés vis à vis des chaînes. Dans ce type de contrat de production, les sociétés de productions s’engagent en effet à respecter le projet de reportage validé en amont avec la chaîne, à faire visionner par cette dernière le montage final, et à intégrer toutes les demandes de modifications du diffuseur avant diffusion. Pourtant, on le voit, la chaîne se réserve encore le droit de se désolidariser de ce prestataire à qui elle a pu imposer, à chaque étape, ses attentes sur le fond du reportage. Si la relation entre diffuseurs et sociétés de production (qui emploient les journalistes) peut être aussi déséquilibrée, c’est que la concurrence est vive entre les seconds pour décrocher les commandes des chaînes qui permettent à ces entreprises de vivre. Le procès révèle ainsi de manière criante les logiques économiques qui pèsent sur la production de ces « vraies enquêtes », puisqu’au moment de l’audience au tribunal, la société Ligne de Mire venait d’être placée… en liquidation judiciaire. Dans les luttes pour les parts d’audimat que se livrent les grandes chaînes, et celles que se livrent les sociétés de production pour commercialiser leurs reportages et assurer leur survie économique, la médiatisation de déviances, notamment dans les quartiers populaires, semble donc constituer plus que jamais l’une des solutions privilégiées par les professionnels.
Même sur le service public, on n’ose plus espérer que le temps et les moyens accordés à ces productions standardisées soient consacrés à des enquêtes qui analyseraient plutôt la transformation locale du marché de l’emploi et les conditions d’existence des habitants dans toutes leurs dimensions. Pour cela, il faudrait d’abord rompre avec les logiques de productivité et de sous-traitance qui prévalent dans les programmes de France Télévisions. Pour l’heure, le collectif des habitants de La Villeneuve entend tirer ses propres enseignements de cette mésaventure médiatique et judiciaire en organisant des débats en octobre prochain, un an après la diffusion du reportage. Déboutée de sa plainte collective en diffamation par la justice face à une chaîne du service public qui s’apprêtait à se retourner contre une société de production… désormais représentée par un liquidateur judiciaire (!), la mobilisation devrait relancer une réflexion sur les moyens efficaces de contester les discours des médias dominants, en croisant les retours d’expériences d’autres quartiers populaires ayant eu à subir le même traumatisme.
Albert Bradford
Pour aller plus loin : Jérôme Berthaut, La Banlieue du « 20 heures ». Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique, Marseille, Agone, 2013.
Le site « Terrains de luttes »