La direction de Gisi, groupe de presse professionnelle (qui édite notamment les titres L’Usine nouvelle et LSA) a annoncé un plan de " restructuration " qui devrait se traduire par une réduction de 25% des effectifs (sur 390 salariés) [1]. Les propriétaires, trois fonds de pension (Cinven, Carlyle et Apax) qui ont racheté ces titres à Vivendi en 2002, veulent augmenter leur rentabilité pour mieux les revendre dès que possible. Fidèle en cela, commente Libération (31/01/05), " à la stratégie des fonds d’investissement, experts dans les fructueux allers-retours (on rachète, on restructure, puis on revend en empochant une grosse plus-value) " [2].
Proprement scandaleux, le procédé n’en est pas moins entré dans les mœurs de la presse depuis quelques années. Là où le cas Gisi surgit comme une nouveauté, c’est dans les critères retenus pour tailler dans le vif (ou, du moins, dans le fait que ces critères aient " transpiré " hors de l’entreprise...).
La direction avait commandé un audit au cabinet AT Kearney [3] " qui a dépêché sur place huit personnes à plein temps pendant douze semaines ", un dispositif " disproportionné ", comparable à celui des " missions dans des multinationales ", note Libé.
Ces " consultants " ont calculé le " taux d’utilisation " des journalistes. " Un indicateur génial, dont AT Kearney détient le secret, précise Libé, pour calculer la productivité de chaque journaliste par mots publiés " (sic). Conclusion : le " taux d’utilisation du journaliste " de L’Usine nouvelle serait de 60% (contre 70% à LSA et 80% à L’Argus de l’assurance).
La " logique " ne souffre pas l’ambiguité : le journaliste est évalué en fonction de la quantité de mots produits (si l’on peut dire). Nulle place ici pour la qualité. " Il ne connaissent rien au métier de la presse ", assure un journaliste. On veut bien le croire. Dans un communiqué, les rédactions ont dénoncé des méthodes qui " bafouent le métier de journaliste ".
Les procédés insultants de la direction du groupe et du cabinet AT Kearney justifient que les personnels se mobilisent, avec le soutien de tous les citoyens attachés à la liberté de l’information. Mais ils méritent aussi qu’on en développe la " logique ", pour mieux en montrer l’absurdité.
C’est ce que fait avec humour Alain Rémond dans sa chronique de Marianne (5/02/05). Extraits.
« Les mots, les lettres, les virgules, les points-virgules, les points, les points d’exclamation, de suspension, d’interrogation, les parenthèses et les tirets, matière première du métier de journaliste, constituent un véritable enjeu, économique et financier (...).
Je ne connais pas la formule mathématique permettant de calculer le “taux d’utilisation” des journalistes. J’avoue que j’aimerais bien. Combien de mots faut-il écrire par jour ? Par semaine ? Par mois ? Par an ? Les mots composés sont-ils comptés double ? Les mots trop courts donnent-ils des pénalités ? La répétition des mêmes mots est-elle soumise à soustraction ? Le sens des mots, des phrases et des articles a-t-il la moindre importance ? Peut-on mesurer scientifiquement leur intérêt, leur pertinence ? Suffit-il d’aligner le maximum de mots dans le minimum de temps pour bénéficier d’un “taux d’utilisation” acceptable ? Prend-on en compte les gains de productivité ?
J’aimerais voir les huit gars d’AT Kearney s’installer dans mon bureau (...). Cher monsieur Rémond, nous avons noté que votre productivité laisse à désirer (...). Nous avons remarqué que, de temps en temps, vous relevez votre stylo, vous n’écrivez pas. Vous laissez passer de longues et précieuses secondes avant de continuer. Que de temps perdu ! Avez-vous pensé au nombre de mots que vous auriez pu écrire pendant toutes ces pauses improductives ? Et puis toutes ces ratures !Vous le faites exprès, ma parole ! Tous ces mots rayés, biffés, après avoir été écrits. Que deviennent-ils, ces mots-là ? Ils sont perdus ! Gaspillés, dilapidés ! Vous avez pris du temps pour les écrire. Puis du temps pour les rayer. Du temps inutile. Non rentable. Autant en emporte le temps ! Or le temps c’est de l’argent ! Nous allons donc immédiatement suggérer à la direction d’amputer votre salaire du montant du temps perdu, indexé sur le nombre de mots sacrifiés et le taux de non-utilisation de tous les mots disponibles. On veut des mots, encore des mots, toujours des mots (comme chantait feue Dalida) ! (...) »
On aimerait se contenter d’en rire. Mais cette arithmétique cauchemardesque va jeter à la rue une centaine de salariés... Dans l’indifférence quasi-générale.