Le numéro daté de février 2005 du magazine TOC (« Société, interviews, culture ») comporte - annoncé en “Une” sous le titre « Pourquoi la presse va mal » - un dossier où figure, entre autres, un entretien avec Philippe Val, patron de l’hebdomadaire Charlie Hebdo.
« Un regard critique, c’est le moins que l’on puisse attendre du refondateur de Charlie Hebdo » annonce le chapeau de la rédaction de TOC - qui nous rassure aussitôt : « Philippe Val analyse lucidement l’état de la presse ».
En trois mouvements d’une ravissante sonate, Philippe Val combat (c’est un critique), propose (c’est un stratège) et diagnostique (c’est un psychiatre).
Philippe Val, critique
« Aujourd’hui, nous sommes dans une société du spectacle médiatisée à l’extrême, où l’information est une marchandise. On a l’impression qu’il n’y a pas de dispositifs pour lutter contre cette tendance », s’inquiète l’interviewer.
Philippe Val le rassure de suite : « Il y a toujours eu des journalistes qui se battent dans les rédactions. Il y a des gens honnêtes qui empêchent cette évolution d’aller trop loin. Même à TF1, ça ne peut pas aller trop loin dans le “jean-pierre pernisme”, parce qu’il y a des journalistes, comme Patrick Poivre d’Arvor, quoi qu’on dise, qui luttent ! » [c’est nous qui soulignons]
S’en remettre à Patrick Poivre d’Arvor (et divers...) pour contrecarrer les dérives de l’information ? L’idée a au moins le mérite de l’originalité...
« On critique l’information de masse, ajoute Philippe Val peu après, mais imaginons qu’elle n’existe pas ? Ce serait pire que tout ! Il vaut mieux qu’elle existe avec ses défauts. » Soit. Mais l’information de masse doit être à peine sortie de l’enfance ou au bord du tombeau, pour que la correction de ses défauts s’entoure d’une telle précaution : « Il est évident que la critique est bonne et constructive, mais il ne faut pas qu’elle aille trop loin ».
Pourquoi la critique doit-elle se garder d’aller « trop loin » ? C’est ce que la suite permet de mieux comprendre....
Philippe Val, stratège
Philippe Val commence par éluder les problèmes soulevés par les concentrations, les formes d’appropriation privée et le financement des médias. Quand Dassault rachète le Figaro, par exemple, « les gens ne sont pas dupes », décrète Philippe Val. « On vit dans un pays de soixante millions d’habitants et peu de gens lisent la presse quotidienne nationale. Le vrai problème est là ! », assure-t-il.
Tout de même, remarque TOC, « si on parle de la presse indépendante, il faut forcément parler de la publicité et de la nécessité de s’en détacher. Le problème c’est que, à part Charlie Hebdo et Le Canard enchaîné, les journaux n’ont pas le choix face à la pression qu’elle exerce. »
« C’est vrai, convient Philippe Val, la politique industrielle des journaux a une marge de manœuvre extrêmement étroite. Mais dire les choses de cette façon, cela reviendrait à discréditer un journal comme Le Monde diplomatique, qui a pourtant des recettes publicitaires énormes [...] La publicité est un problème pour l’indépendance des journaux, mais ce n’est pas un principe absolu. »
Passons sur l’information - intentionnellement ?- fausse selon laquelle Le Monde Diplomatique disposerait de recettes publicitaires énormes : elles représentent 5% du chiffre d’affaire du journal [1].
Si la publicité n’est pas un problème - ou un principe ? - absolu, c’est, poursuit Philippe Val, parce que le meilleur garant de l’indépendance d’un journal ce sont ses lecteurs. Soit. Mais cela signifie-t-il pour autant que cette indépendance ne soit aucunement menacée par leur assujettissement à des puissances financières ? Pour Val, la question ne se pose pas : elle ne sera donc pas abordée. En revanche, le « vrai problème », c’est la diminution du nombre de lecteurs. Mais alors, que faire ?
« J’ai de la chance, explique le patron de Charlie Hebdo, car j’ai en quelque sorte “hérité” d’un titre légendaire que j’exploite. [...] Son image est assez complexe et pas toujours porteuse. Son existence est légitime, mais son contenu pas toujours. C’est le paradoxe. Dans mon cas, il m’a semblé plus intéressant de dépenser de l’argent dans la production du journal lui-même. Je préfère que le budget octroyé à la masse salariale soit plus important que le budget de la communication [...] » [C’est nous qui soulignons].
Mais Philippe Val a trouvé, de surcroît, une méthode pour réduire le budget de la communication. En effet, en fin stratège, il poursuit : « La seconde chose que j’ai essayé de faire, c’est de légitimer le titre aux yeux des gens qui constituent le milieu de l’information et avec qui j’entretiens des rapports cordiaux. Le vrai danger pour un journal c’est d’être marginal. On peut avoir de grosses ventes et être marginal. A l’inverse, un journal peut faire très peu de ventes et être important. Il faut accepter d’être minoritaire et refuser d’être marginal. Evidemment, il ne faut être minoritaire qu’un temps, sinon le marché vous tue. » [C’est nous qui soulignons]
Et pour entretenir les « rapports cordiaux » avec les « gens » qui permettent de légitimer le titre, il faut sûrement faire des concessions (et même les protéger contre toute critique un peu acérée...). C’est la dure loi du « milieu de l’information » [2].
La tenaille entre publicité payante et communication complaisante se referme.
Quel devrait être alors le rôle des critiques des médias ? Très simple : non pas se préoccuper de la qualité de l’information reçue par les usagers, mais jouer les think tank, les prestataires de services, pour aider la presse à résoudre ses propres problèmes.
Et Philippe Val de prescrire à l’Observatoire français des médias - qu’il a pourtant dénoncé comme un repère de « flics de la presse » [3] - ce qu’il « doit faire » (sic) : « Le vrai travail que doit faire l’Observatoire des médias, c’est de réfléchir à la réunion d’“Etats généraux” qui pourraient travailler sur l’actualisation de la presse dans la démocratie ».
Pourquoi pas, en effet ? Mais cette perspective ressemble comme deux gouttes d’eau au projet pour lequel... Laurent Joffrin invite à pétitionner sur le site du Nouvel Observateur. (Lire : « Indépendance de la presse : Laurent Joffrin en appelle au peuple ».) Des Etats généraux qui selon, Philippe Val doivent être réservés « pour l’instant, hélas » ... aux professionnels de la profession. C’est du moins ce qu’il affirmait dans l’émission « Le Premier Pouvoir » (France Culture) du samedi 2 octobre 2004 : « Dans ces états généraux, les lecteurs, pour l’instant, hélas, ils n’ont pas tellement voix au chapitre : parce que si Shakespeare avait pris l’opinion du public avant d’écrire “Roméo et Juliette”, il aurait écrit “Hélène et les garçons”. » [4].
Vient alors, dans l’entretien accordé à TOC, le moment d’entretenir des “rapports cordiaux” avec les protagonistes de la critique des médias.
Philippe Val, psychiatre
« Aujourd’hui, affirme TOC, les initiatives de critique de la presse viennent d’un groupe bien déterminé de personnes : Serge Halimi, l’Acrimed... Que pensez-vous de ces groupes ? [5].
Réponse de Philippe Val, dont on se doute, après avoir pris connaissance de sa stratégie de communication qu’il n’est pas enclin à trop déranger ses collègues : « J’ai trouvé le livre de Serge Halimi assez utile. J’ai soutenu ce livre même si je n’aurais pas exprimé certaines choses comme l’auteur l’a fait. Aujourd’hui, cependant, je ne sais pas si je le soutiendrais encore, étant donné ce qu’il a laissé entendre : qu’il existe une sorte de corruption généralisée de la presse, que c’est un monde pourrissant. »
Il faut en convenir : « Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas ». Mais, il n’y a pas que les esprits « lucides » qui changent... Selon les moments et les circonstances, souvent Philippe Val varie. Pour lui rafraîchir la mémoire, nous offrons gratuitement ci-dessous l’article dithyrambique (dans l’excès de flagornerie, Philippe est toujours parfait...) qu’il consacrait au livre de Serge Halimi lors de sa parution. Et nous lui rappelons ce qu’il écrivait plus récemment (dans l’excès de détestation, Philippe Val n’est pas mal non plus) contre le - désormais - méchant livre :
« Halimi, qui, il y a quelques années, avait publié un texte que j’avais pris pour l’expression d’une saine colère, a sans doute été dépassé par le succès de son livre, ses petits fusibles ont fondu, et sa colère s’est transformée en obsession maladive. [...] Le malheureux s’est mis à se vautrer dans la dénonciation, usant de procédés révélant une déchéance morale qui fait pitié, venant d’un garçon si prometteur. » (Charlie Hebdo n°601- 24.12.2003 [6]. [C’est nous qui soulignons.]
Et pour TOC, Philippe Val - toujours mal à l’aise dans ses tentatives de modération - poursuit son balancement du moment : « De ce petit constat pamphlétaire qu’illustre le livre de Serge Halimi on en est arrivé à une fermeture du débat. Je ne trouve pas cela très sérieux parce qu’il existe encore des journalistes de qualité. On ne peut pas les mettre tous dans le même sac sous prétexte qu’ils travaillent dans le monde de la presse. C’est vraiment stupide et moralisateur. » [C’est nous qui soulignons.]
Dans l’art de mettre tout le monde dans le même sac, Philippe Val est exemplaire. Mais où a-t-il lu que Serge Halimi le fasse... ou que nous le fassions ? Quant à ce qui est « stupide et moralisateur », passons...
... D’autant plus vite que Philipe Val, ni stupide, ni moralisateur, enchaîne sur Acrimed... dont il ne sait à peu près rien, comme tout bon lettré qui, méprisant Internet, ne connaît ce dont il parle que par rumeurs interposées [7] :
« En tout cas, quand on s’explique tellement mal avec son public, comme le fait l’Acrimed, et que la conclusion qui en est tirée, c’est que les journalistes et le monde de la presse sont les tentacules du pouvoir central, ça relève de la théorie du complot. Et pour moi, jusqu’à une époque extrêmement récente, c’était fondamentalement un thème d’extrême droite. J’ai horreur de ce qui entretient la paranoïa des gens et de ce qui l’encourage. J’accepte toutes sortes de critiques, mais rendre les gens dépendants de leurs paranoïa, s’en servir, être suffisamment pervers pour l’alimenter, je trouve ça ignoble. Ils sont dangereux, mais heureusement ils sont minoritaires. [...] Ce qu’il ne faut pas, c’est que cela devienne un courant majoritaire parce que là, il faudra foutre le camp ! » [C’est nous qui soulignons.]
« Pervers », « ignoble », « dangereux », le site d’Acrimed « entretient » la paranoïa des « gens » et les rend « dépendants » de cette « paranoïa ». La propension de Philippe Val a psychiatriser tout ce qui lui déplaît mériterait un ... diagnostic. (Lire : Droit de réponse à Philippe Val, psychiatre, historien et patron de presse .)
Mais sous l’apparence du psychiatre se dissimule un analyste qui ne veut pas « fermer le débat ». La preuve ? Il a découvert en lisant attentivement les quelques 1900 articles du site d’Acrimed que, pour nous, « les journalistes et le monde de la presse sont les tentacules du pouvoir central ». De cette ineptie qu’il nous attribue généreusement [8], Philippe Val tire cette conclusion hallucinée : « ça relève de la théorie du complot ». Et le patron de Charlie Hebdo, pris d’un soudain accès de modération, d’ajouter « Jusqu’à une époque extrêmement récente, c’était fondamentalement un thème d’extrême droite ».
Faut-il comprendre qu’Acrimed serait « fondamentalement » d’extrême droite ?
Cette débauche de nuances, chez un adepte de pensée fine et complexe, n’entretient parmi nous aucune paranoïa. C’est en cela que nous sommes « pervers »...
Henri Maler et Arnaud Rindel
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Nota bene : A cet acharnement borné et vindicatif, il faut ajouter, pour mémoire : les prises de position de Philippe Val sur la guerre du Kosovo et la qualité du travail des journalistes durant cette guerre (lire par exemple : « Camouflage (3) Nier ses erreurs »), ses rodomontades outrancières suivies d’une soumission sans réticences face à Thierry Ardisson (lire : « Tentative de suicide : Philippe Val dans l’arène de Thierry Ardisson »). Ou encore les étranges pratiques journalistiques de Charlie Hebdo (voir par exemple : « Elle court, elle court la rumeur » et « Charlie Hebdo court après les rumeurs qu’il répand »), Alors, Philippe Val, un « allié » ?
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A lire également :
- Dans PLPL, « Les grands esprits pensent comme Val ».
- Dans CQFD, « L’opinion du chef ».
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Quand Philippe Val, au comble de l’admiration et de la flagornerie, encensait Serge Halimi et Les Nouveaux chiens de garde.... C’était en 1997 (Acrimed)