Les penseurs de la station annoncent
A France Inter, où règnent pourtant de prétendus instructeurs du peuple, prêts à pourfendre l’irrationalité qu’ils attribuent généreusement aux auditeurs, les arguments rationnels pèsent manifestement moins lourd que les indices d’audience.
Quand, analyses et chiffres à l’appui, une critique lucide met en évidence, notamment à l’occasion de la campagne référendaire, que l’antenne est majoritairement confisquée par les tenants (à peine différents) d’un même point de vue sur le monde social et politique, les gérants de l’antenne et leurs chroniqueurs favoris, se défendent en invoquant leur propre liberté d’expression (que personne ne conteste) et le lourd tribu qu’ils paieraient à leur devoir de « pédagogie » (qu’ils s’imposent et nous imposent en tout arbitraire).
Mais quand l’audience baisse, les chiffres, en lieu et place des auditeurs, s’adressent à eux et les interpellent. La raison du président et des journalistes les plus exposés est ainsi faite qu’ils n’entendent les voix d’en bas que lorsqu’elles se taisent. Le sondage Médiamétrie de novembre 2005 aurait parlé : avec 9,5 point d’audience, la baisse était sensible et le déclassement de la station derrière Europe 1 un signal d’alarme enfin audible. Consolation : avec une remontée à 10,2 début 2006, le gros de l’orage serait passé.
Il n’empêche : il fallut s’interroger et, au sommet de la station, construire des abris de fortune. Si nous ne savons pas ce que pensent les journalistes les moins connus, des bribes de réactions venues d’en haut furent rendues publiques.
Ainsi, à l’occasion de la présentation de ses vœux au personnel, Jean-Paul Cluzel, président de Radio France aurait manifesté la volonté de « tirer les leçons du « désamour » temporaire qu’a connu la radio après le référendum européen, nombre de ses auditeurs lui reprochant un parti pris pour le oui à l’antenne. » (Libération, 18 janvier de 2006) D’ailleurs, « il faut éviter de servir du "prêt-à-penser" aux auditeurs », expliquait-il à Libération en se réclamant d’« un service public modeste et respectueux des convictions de ses auditeurs ».
Disons-le franchement : cet acte de contrition nous laisse, pour le moins, perplexes. S’agit-il seulement de demander à certains présentateurs de mettre en veilleuse leur arrogance ou, plutôt que de multiplier les éclairages, de les supprimer tous ? S’agit-il d’ouvrir réellement l’antenne à la pluralité et à la conflictualité des commentaires, ou de les réduire tous au silence ?
Lorsque l’on se tourne vers Gilles Schneider, directeur de France Inter, l’inquiétude ne peut que s’accroître. Les promesses sont à la fois opaques, risibles et contradictoires : « Nous allons essayer d’être un peu plus drôles et légers, tout en restant populaires. Nous devons être prescripteurs, pas donneurs de leçons. Nous devons partager plus de plaisir, de jubilation avec les auditeurs. Nos chroniqueurs doivent répondre à une question : "Que va t -il se passer ?" et non " que faut -il penser ?". » Etres « drôles et légers », c’est prendre le risque ne plus être « populaires » ? Etre « prescripteurs », ce n’est pas être « donneurs de leçons » ? Quant au remplacement de la pédagogie prescriptive ( « que faut -il penser ? ») par la futurologie prédictive (« Que va t -il se passer ? »), elle nous promet de grands moments « drôles et légers ».
Reste au Journal du Dimanche à recueillir l’avis limpide de Stéphane Paoli qui « a retrouvé la première place de toute les radios à cette heure [tranche matinale du 7/9] ». Pour « confirmer ce bon résultat », Paoli propose un « mot d’ordre » : « Encore plus de convivialité, de réactivité, de rigueur et d’expertise ». Tout et rien en une seule formule... [1]
La fée Télérama s’émeut
Télérama, le 1er février, s’est penché sur le sort de la station. Passant en revue tous les motifs possibles et imaginables de l’érosion de l’audience, l’hebdomadaire (sous le titre « France Inter, écoutez la divergence »), donne la parole à divers acteurs de la station, tourne et retourne les solutions hypothétiques et, oubliant sa propre campagne en faveur du « Oui » au référendum, s’épanche ainsi :
« « [...] On peut mesurer le mécontentement en direct, car l’antenne est prise d’assaut [sic] par les auditeurs, qui profitent [re-sic] de Radio com, du Téléphone sonne, du répondeur de Là-bas si j’y suis pour apostropher les journalistes et contester le traitement de l’information. A leurs yeux, [mais pas à ceux de Télérama...] la rédaction de France Inter est fondamentalement partisane ».
Télérama, en guise de restitution des arguments, poursuit, par cette sentence : « Reprenant les critiques énoncées par Pierre Bourdieu et ses émules, les journalistes seraient devenus des « chiens de garde », enfermés dans leur bulle parisienne, des donneurs de leçon sûrs de leurs faits, des clones incapables de suivre les évolutions de la société ou de penser autrement ce moment-clé : le Référendum sur la Constitution européenne. »
On appréciera à sa juste valeur ce produit de synthèse ou cette enfilade de perles. Attribuer sa propre sottise aux critiques que l’on prétend résumer devrait valoir aux auteurs de l’article de Télérama ... une émission sur France Inter. Où Pierre Bourdieu a-t-il énoncé de telles critiques ? Qui sont ces « émules » ? Pourquoi ce terme péjoratif ? Que disent-ils exactement ? Les lecteurs de Télérama ne méritent pas de le savoir. Car, comme les auditeurs de France Inter, ce sont de grands enfants...
La « pédagogie » de gauche version Télérama nous vaut cette suite : « Accusée [à tort ?] de faire de la propagande politique pro-oui, la station a déchaîné l’ire de ses auditeurs. Avec en ligne de mire le chroniqueur Bernard Guetta et surtout Stéphane Paoli, homme orchestre du « 7-9 » depuis 1999 et figure emblématique de la station (il n’a pas souhaité répondre à nos questions) ». Quelles étaient exactement les critiques ? Les lecteurs instruits de Télérama n’en sauront rien. En revanche, ils apprendront ce qui suit : « Une campagne violente et orchestrée, selon Guetta, par les mouvements altermondialistes. Peut-être ».
« Peut-être » : Quelle prise de distance délicieuse ! Pourtant Télérama enchaînera aussitôt : « Mais lorsqu’on découvre fin juin que 200 000 auditeurs ont déserté la chaîne, il devient difficile de pointer du doigt quelques militants excités. La grève à Radio France en avril dernier n’explique pas le ras-le-bol devenu tangible ».
Ce bout-à-bout de phrases qui n’expliquent rien pour expliquer qu’il faut expliquer sans jamais le faire est un écrin... où placer immédiatement les déclarations de Bernard Guetta.
Le « pédagogue » s’explique
Dans un « encadré », Télérama se penche donc sur « Le cas Bernard Guetta » (c’est le titre) :
« Européen convaincu, il n’a jamais caché ses convictions à l’antenne, avant et pendant la campagne pour le référendum sur la Constitution. Une position qui lui a valu de nombreuses critiques. »
Télérama déforme et désinforme. Ce qui a été reproché à Bernard Guetta ce ne sont pas ses convictions, mais la compagne qu’il a menée et moins cette campagne que l’absence totale du point de vue adverse (nous nous rappelons des leçons de pédagogie de Bernard Guetta ainsi que de ses lamentations). Ce qui a été reproché à Bernard Guetta, c’est sa surdité aux arguments en faveur du pluralisme (... et la célébration de sa propre importance). Ce n’est pas sa présence, mais l’omniprésence dont il fut le représentant le plus arrogant d’un seul point de vue : celui que Télérama a défendu en faveur du « oui » (il a cherché à s’en expliquer sur France 5, en vain, dans l’émission Arrêt sur images).
Pour justifier sa surdité, Bernard Guetta se déguise lui-même en un bouc émissaire... en trouvant des boucs émissaires. Citations du preux pédagogue :
- « Il y a eu une bagarre publique avec une partie des auditeurs pendant le référendum ». Une bagarre publique ? Où ? Quand ? Comment ? br>
- « Ils se sont partagés comme tous les français d’une manière entière et passionnelle ». Mais Guetta et ses pairs ont protégé la nuance et la raison... br>
- « Et puis Attac a organisé une compagne contre moi. Son but était d’amener les gens de gauche à voter non. Et comme nos auditeurs sont majoritairement de gauche... » Ainsi, Guetta invente une campagne d’Attac contre lui, alors qu’elle n’a jamais existé et dont il aurait été la cible pour mener campagne en faveur du « non ». Encore un chef d’œuvre de « pédagogie ».
C’est oublier un peu vite la campagne éditoriale de Bernard Guetta, d’autant plus contestable et contestée qu’elle s’inscrivait dans une mobilisation unilatérale des chroniqueurs de France Inter (et de Radio France...) en faveur du « oui ».
De tous côtés, manifestement, quand on parle de pluralisme, de diversité des éclairages et des commentaires, on préfère ne rien entendre. Mieux vaut, semble-t-il brouiller les cartes que de les redistribuer...
Répétons-le inlassablement : nous n’avons jamais réclamé l’éviction de personne, mais tout simplement un peu de respect de la diversité des publics et la présence d’autres voix. C’est trop ?
Henri Maler