« Rien ne sera plus jamais comme avant »
Dans son éditorial de la semaine (Charlie Hebdo, 12 juillet 2006), Philippe Val s’étonne que la rédaction de Libération, « journal de gauche et chatouilleux sur son indépendance », ne se mobilise pas pour défendre Serge July - évincé par l’actionnaire principal du groupe : Rothschild - tandis que la rédaction de Paris Match, « journal censé être people, bourgeois et élyséen », elle, l’avait fait pour défendre Alain Génestar limogé par Lagardère. Il relève même avec émoi que « l’annonce du limogeage du fondateur [de Libération] n’est suivie que d’une colonne qui traverse la « une », un texte glacé et glaçant qui prend acte de la décision du financier. » Et avoue : « pour la première fois de ma vie de lecteur de Libération, en lisant cette infamie j’ai envisagé qu’un jour, peut-être, je serais infidèle à mon quotidien. » Au final, Philippe Val regrette : « Rien ne sera plus jamais comme avant entre nous. » Pourtant dans ce numéro de Charlie Hebdo, page 15 en bas à droite, « comme avant », on pouvait voir une jolie réclame pour Libération, dans le cadre d’un échange publicitaire gratuit entre les deux périodiques que Philippe Val a qualifié de « cousins »...
Démoralisé, Philippe Val s’étonne que les salariés fassent des grèves « assez dures », « pour obtenir des conditions de départ » mais pas pour défendre le chef, celui qui a permis à Rothschild d’entrer dans le capital de Libération : « Cette fois c’est du garant de l’identité du journal qu’il s’agît : il n’y a pas de quoi fouetter un ours ! » Lors du plan de licenciement de l’hiver dernier, Philippe Val s’était déjà plaint de ne pas recevoir son quotidien « dans [sa] boîte aux lettres ». [1]
« Les petites souris bourdieusiennes »
Puis, plus loin, il « badine » (c’est lui qui le dit) : « De Gaulle et Bourdieu ont un point commun : ces deux montagnes ont accouché de pauvres souris. Les héritiers sont minuscules. Chirac et Sarkozy pour l’homme du 18 juin. Les critiques radicaux des médias pour l’homme de la Misère du monde. [2] Depuis plusieurs années, nos petites souris bourdieusiennes ont identifié les ennemis qu’il faut abattre pour qu’adviennent les temps radieux. Nos rongeurs devraient se poser quelques questions : parmi la demi-douzaine de cibles privilégiées, au nombre desquelles j’ai l’honneur de figurer, on trouve Plenel, July et Génestar. Il semblerait qu’il y ait une merveilleuse alliance de fait entre nos purs révolutionnaires et les représentants du grand capital comme Rothschild, Lagardère ou Dassault. »
Il est étonnant d’écrire cela au moment où Le Plan B n°3 consacre sa « une » à « Lagardère, roi de France, Pinault duc de Venise », puis fait le procès d’Arnaud Lagardère en page 16 et dénonce le sacre de Pinault par les médias dans ses pages centrales (mais, nul n’étant parfait, ce bimestriel a également l’indélicatesse de pointer les très nombreuses erreurs contenues dans une chronique ordinaire de Philippe Val...). L’affirmation du patron de Charlie Hebdo est d’autant plus confondante dans le même numéro du Plan B il y a en supplément le Magazine d’Acrimed où quelques pistes pour « contrecarrer la concentration et la financiarisation des médias » sont proposées. Mais nous pourrions aussi rappeler à Philippe Val que PLPL (devenu Le Plan B) s’était déjà inquiété de l’entrée de Lagardère dans le capital du Monde (PLPL, n°1, octobre 2000), qu’Acrimed avait déjà évoqué les dangers de la présence des grands groupes industriels dans les médias (voir par exemple notre article sur la financiarisation des médias), ou que Le Monde Diplomatique (autre « souris bourdieusienne ») a consacré récemment (19 juin 2006) sur son site Internet, un article faisant état des menaces qui pèsent sur les médias français. Enfin signalons surtout au directeur de Charlie Hebdo qu’un livre de Pierre Rimbert intitulé « Libération de Sartre à Rothschild » retraçant avec minutie l’évolution idéologique, économique, politique, dudit quotidien, est paru aux éditions Raisons d’Agir (autre « souris bourdieusienne ») mais que ni Charlie Hebdo, ni Libération n’ont évoqué ce travail dans leurs colonnes, alors qu’il s’agit du seul essai consacré au quotidien préféré de notre chroniqueur.
Plus loin, Val utilise la vieille rhétorique : « les ennemis de vos ennemis sont vos amis » très souvent employée à l’encontre des altermondialistes et de l’extrême-gauche : « Ils ont les mêmes ennemis, et ils ont merveilleusement collaboré pour en venir à bout. Au fond, « la critique radicale des médias » héritée de Bourdieu est une reproduction émouvante des symbioses observées dans la nature, tel le petit rémora, qui vit en bonne entente avec le grand requin blanc et le débarrasse de ses parasites. » En substance, nous explique Philippe Val, « comme Rothschild, ils critiquent la gestion de Serge July... donc ils sont alliés ». Quel fin limier !
Mais une fois lancé, le procureur omniscient ne peut s’arrêter : « à Libération, la symbiose a bien fonctionné. Il reste que la question se pose : jusqu’où faut-il faire bloc avec la haute finance pour purger la presse des couilles molles démocrates ? Méfiances... Je crains que les grands capitalistes ne finissent par décevoir les purs idéalistes. Après les avoir débarrassés de leurs bêtes noires, je doute qu’ils aillent prendre conseil auprès de Castro, Kim Jong-il et Chavez [3] pour nommer les successeurs des liquidés. En revanche, petites souris, il est fort probable qu’ils financeront vos journaux pour vous remercier de l’aide que vous leur apportez, comme Lagardère l’a déjà fait avec L’Huma. Ce sera toujours ça de gagné, et vous le méritez bien. »
En quoi Lagardère avait-il besoin de remercier L’Humanité ?
« Premières péripéties » ?
Pour terminer, Philippe Val pleure le départ de July. C’est « une mauvaise nouvelle. (...) J’ai aimé le journal que Serge July et son équipe ont fait pendant trente-trois ans. (...) July était le symbole actif de l’indépendance du journal. Les responsables des différents services peuvent en témoigner. » Et il s’inquiète maintenant (seulement ?) du sort de la presse : « Le départ de July, et, dans une moindre mesure, celui de Génestar tel qu’il s’est produit sont les premières péripéties d’une histoire hasardeuse dont nos libertés sont l’enjeu. »
Depuis au moins cinq ans, Philippe Val, ne se soucie de l’état de la presse que quand un de ses propos lui paraît avoir été censuré ou quand un de ses amis (hier Jean-Luc Hees, aujourd’hui Serge July) perd la tribune dont il disposait.
Pour sa part, Acrimed (depuis dix ans) ne cesse d’alerter politiques et responsables syndicalistes, journalistes et producteurs, sur les menaces qui pèsent sur les médias. En arpentant la France accompagnés d’idées, de suggestions, de propositions et bien sûr d’interrogations, nous sommes convaincus que la question des médias est un enjeu majeur qui reste éminemment politique.
Mathias Reymond